« Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo » : Merlin, Freud et le rameau d’or
La vraie psychologie, c’est la poésie, le roman, la comédie. Une foule de choses ne peuvent s’exprimer qu’ainsi. Ce qu’on appelle psychologie, celle des Écossais par exemple, n’est qu’une façon lourde et abstraite, qui n’a nul avantage d’exprimer ce que les esprits fins ont senti bien avant que les théoriciens ne le missent en formules1.
Oserai-je dire que je tente ici d’ouvrir de nouvelles routes à l’imagination2 ?
1Les résistances et les oppositions qui régissent l’introduction de la psychanalyse en France, et son histoire, ont eu pour effet, c’est une chose bien connue, de laisser aux cercles littéraires la tâche d’introduire Freud dans l’hexagone — plus tard, de ce fait, que presque partout ailleurs. Freud relève ces « symptômes réactionnels » dans la manière d’autobiographie qu’il écrit en 1925 pour un journal médical de Leipzig intitulé Die Medizin der Gegenwart : La Médecine au présent, traduite par Marie Bonaparte sous le titre Ma vie et la psychanalyse.
Je suis de loin aujourd’hui en présence de quels symptômes réactionnels se produit l’entrée de la psychanalyse dans la France longtemps réfractaire. On croirait la reproduction de choses déjà vécues, mais il y a là, cependant, des traits particuliers. Des objections d’une incroyable naïveté se font jour, telles celles-ci : la délicatesse française est choquée du pédantisme et de la lourdeur de la nomenclature psychanalytique (cela rappelle malgré soi l’immortel chevalier Riccaut de la Marlinière de Lessing !)3. Une autre assertion a l’air d’être plus sérieuse ; elle n’a pas semblée indigne à un professeur de psychologie de la Sorbonne : le Génie latin ne supporte absolument pas le mode de penser de la psychanalyse. Par là les alliés anglo-saxons, qui passent pour ses partisans, sont expressément sacrifiés. En entendant ceci, on doit naturellement croire que le Génie teutonique a serré sur son cœur la psychanalyse, dès sa naissance, comme son enfant chérie.4
2Marie Bonaparte en conçoit la nécessité d’une longue note : saluant le « grand réalisme d’esprit » et le « courage » qui ont valu à « l’Anglo-saxon » sa « maîtrise du monde », elle tente d’expliquer les résistances à la psychanalyse en France par « quelques traits », dans « le caractère national » du Français « qui lui rendent cette compréhension plus difficile ».
D’abord, son amour de la clarté logique, héritier de l’idéal classique de notre XVIIe siècle, et instauré chez nous par la « grande poussée de refoulement » qui jugula notre magnifique et large Renaissance ». Ensuite son culte du goût, datant du même temps. Les processus archaïques, particuliers à l’inconscient, et que met au jour la psychanalyse, heurtant de front, du point de vue « bon sens », la raison logique et du point de vue « bon goût », la délicatesse, révoltent aisément l’esprit français, qui oublie alors que les phénomènes de la nature ne sont pas toujours de « bon goût », ce qui ne les empêche pas d’exister […] et que ce fut au nom du « bon sens » que l’humanité […] crut si longtemps à la rotation du soleil autour de la terre […].5
3On entend, dans l’analyse de Marie Bonaparte lisant, dans « l’idéal classique », l’opération du refoulement, par un XVIIe siècle censeur, d’une grandiose Renaissance, comme des échos de la préface de Cromwell — Hugo ou Gautier protestant contre uneFrance arriérée quand l’histoire de l’humanité porte le monde vers le romantisme et la démocratie. On y entend aussi, plus proches, les querelles qui agitèrent le petit monde de la littérature française lorsque, à la fin du XIXe siècle, il fut question d’introduire le Moyen Âge dans les histoires littéraires. Ainsi Ferdinand Brunetière opposant violemment la philologie classique à la philologie romane et les critères du goût, qui éclairaient l’âme de notre littérature, à ceux de la nouvelle philologie, issue des ambitions de l’école allemande dont la prétention était d’élever les textes et la langue mal dégrossis du Moyen Âge au même rang que ceux du XVIIe siècle ; Ferdinand Brunetière tonnant contre ceux qui affichent par là « l’étrange prétention de déplacer le centre de l’histoire de la littérature française » et menacent de détrôner le modèle classique au profit d’un nivellement et d’une décadence inaugurée par le romantisme, lui-même allemand et internationaliste6. Le tumulte de l’affaire Dreyfus déplaça à peine la querelle, les mêmes acteurs se joignant à l’agitation générale. Il y eut la guerre. Freud et la psychanalyse durent attendre.
4En 1925, Freud préfère saluer les hommes de lettres français qui ont porté intérêt à la psychanalyse lorsque celle-ci, grâce à l’interprétation des rêves, a franchi les bornes de la médecine pour trouver « d’innombrables applications ».
L’intérêt porté à la psychanalyse est parti en France des hommes de lettres. Pour comprendre ce fait, il faut se rappeler que la psychanalyse, avec l’interprétation des rêves, a franchi les bornes d’une pure spécialité médicale. Entre son apparition autrefois en Allemagne et aujourd’hui en France, il y eut ses innombrables applications aux divers domaines de la littérature et de l’art, de l’histoire des religions, de la préhistoire, de la mythologie, du folklore, de la pédagogie etc.7
5En 1925 cependant, « l’esprit français » a refoulé une autre aventure que celle de la Renaissance : le romantisme lui-même dont sont pourtant issus tous les domaines mentionnés par Freud. Il faudra attendre encore une cinquantaine d’année et l’anthologie des romantiques allemands, que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe présentent sous le titre de L’Absolu littéraire, pour que ceux-ci, utilisant presque la même image que Marie Bonaparte, constatent qu’ « il y a aujourd’hui, décelable dans la plupart des grands motifs de notre « modernité », un véritable inconscient romantique8 ».
6En 1925 donc, ni Freud ni Marie Bonaparte ne relèvent, en apparence, d’autres raisons aux résistances de la France que ce refoulement au nom du « génie classique français ». Mais l’histoire en a reconnu d’autres, et Freud lui-même, ailleurs, aussi : les guerres avec l’Allemagne, l’antisémitisme, l’affaire Dreyfus… La querelle avec Janet et, plus généralement, la tradition d’une psychologie à la française, tournée vers les méthodes expérimentales et la médecine, que ce même anti-germanisme a tendance à borner dans ses frontières contrairement aux anglo-saxons, tout cela est à peine évoqué, dans le passage en question, par l’allusion à une médecine prisonnière des limites de l’expérimentation. Thibaudet, pratiquement seul en France, ne se privera pas de commenter « la figure curieusement nationaliste de la psychologie française » dans un article de 1921 intitulé « Psychanalyse et critique »9. Étrangement, après la seconde guerre mondiale, c’est pourtant en France que Freud trouve son plus grand commentateur en la personne de Jacques Lacan. Pour autant, l’histoire de l’introduction de la psychanalyse en France est désormais bien étudiée. Elisabeth Roudinesco, pour ne citer qu’elle, en a fait le récit très documenté. Ce n’est donc pas un travail d’historien qui sera présenté ici.
7Par ailleurs, il est bien connu aussi que Freud, et Lacan à sa suite, accordent une place très particulière à la littérature dans la théorie de la psychanalyse. Non seulement celle-ci revendique la littérature (et d’ailleurs l’art en général) comme terrain pratique d’une théorie en train de s’élaborer mais elle emprunte à la littérature beaucoup de figures qui deviendront ses concepts, les occultant même parfois dans l’effet d’une lecture à rebours qui semble effacer son propre objet et, sans doute, le fameux complexe d’Œdipe est-il plus connu aujourd’hui que la tragédie de Sophocle qui a inspiré Freud… Mais il ne s’agit pas non plus ici de revenir sur l’intérêt que représente la psychanalyse pour l’interprétation de la littérature ou la littérature pour l’interprétation de la psychanalyse ; là encore le champ est largement balisé même si, de Charles Mauron à Max Milner ou Pierre Bayard en passant par Jean Bellemin-Noël ou Charles Méla, les balises indiquent si contradictoirement les chemins de l’analyse qu’elles semblent parfois égarer plutôt que repérer. Mais la psychanalyse n’enseigne-t-elle pas justement les vertus de la contradiction et de la divagation ?
8C’est dans une autre perspective que la juxtaposition des trois termes qui ont fait le sujet des interventions du colloque de Montpellier, « Littérature, psychologie, psychanalyse », invite à envisager les choses et d’abord à considérer l’idée de littérature dans la lumière trouble des disputes qu’entretiennent les deux disciplines — psychologie et psychanalyse — depuis la naissance de la psychanalyse.
9La psychologie n’accorde pas à la littérature la même place que la psychanalyse. Comme toutes les sciences humaines, elle s’est construite plutôt contre la littérature qu’avec elle, laissant sans remords sur le bord du chemin des « psychologues » comme Hennequin ou Bourget. Si les trois disciplines, et jusqu’à un certain point la philosophie aussi, semblent posséder au moins pour un temps un objet commun — l’homme — au fur et à mesure que le XIXe siècle s’écoule, la psychologie s’en éloigne : comme le remarquait déjà George Canguilhem il y a plus d’un demi siècle, elle devient une « théorie générale de la conduite »10, un organe de régulation de la norme. Au récit de l’homme la psychologie tâche donc de substituer des modèles structuraux du comportement. Comme toutes les sciences humaines, adoptant le modèle de la médecine expérimentale, elle s’est forgé un lexique et une méthode, a cherché l’articulation reproductible des faits (c’est-à-dire la causalité) contre les procédés de liaison de la fiction et, en conséquence, a superposé l’ordre du fait à celui de la vérité. En ce sens, le mouvement qui porte actuellement la psychologie vers la médecine n’a rien de nouveau et ne participe pas à proprement parler d’un progrès. En revanche, il constitue probablement un autre épisode des querelles évoquées plus haut. À l’inverse, la psychanalyse s’origine dans la médecine, Freud est neurologue, mais se rapproche de plus en plus de la littérature – au sens « absolu » que les romantiques donnaient à ce mot, on le verra.
10Mais il ne s’agit pas non plus ici, bien évidemment, de comparer, ou d’opposer, psychologie et psychanalyse. Dans cette période où l’évaluation est devenue à la fois figure et garantie de la valeur, et où de récents remous médiatiques à propos de Freud ont réveillé pour un public plus large que de coutume, une querelle depuis longtemps institutionnelle dans l’université française, notre situation de littéraires nous permet au moins d’y échapper sans tenter de la réduire, c’est-à-dire sans porter encore de l’huile au feu…
11Il ne s’agira donc ici ni d’un travail d’historien, ni d’un compte rendu critique des liens méthodologiques entre psychanalyse et littérature, ni non plus d’une comparaison réglée des deux disciplines. Bien sûr, si l’histoire ou la comparaison ne sont pas l’objet de ce travail, elles en sont cependant, jusqu’à un certain point, les outils et je ferai donc, ponctuellement, référence à ces jalons que d’autres ont posés. L’objet de ce travail, qui justifie, je l’espère, ce long préambule, est, tout autrement, l’analyse contextuelle et théorique de l’idée de littérature dont la psychanalyse a hérité et qu’elle a transformée et transmise comme une nouvelle figure du destin. Ce n’est pas de l’inconscient à proprement parler qu’il s’agit mais d’une certaine idée du voyage aux Enfers. Sur ce chemin on rencontrera parfois non pas Virgile, comme tout le monde, mais Merlin l’enchanteur, le fils du diable, né du désir des Enfers et devenu, sous la plume d’Edgar Quinet, grand civilisateur échappé du tombeau.
I – Genèse d’un récit
12Nous entendrons ici par « psychanalyse », strictement et uniquement, la psychanalyse freudienne c’est-à-dire l’œuvre de Freud, et c’est donc dans cette œuvre que nous en prendrons une définition. Dans l’article qu’il écrit en 1923 pour l’Encyclopedia Britannica, Freud décline la psychanalyse selon trois axes. Le premier est défini comme une « méthode d’investigation » qui a pour but la mise en évidence de la signification inconsciente des actes ou des productions de l’imagination. Le second constitue une procédure thérapeutique fondée sur cette méthode d’investigation et l’interprétation contrôlée des phénomènes qui se produisent durant la cure (résistances, transfert…). Le troisième niveau est formé par un ensemble de théories qui tendent vers la compréhension et l’analyse des deux niveaux précédents. Chacun des trois axes engage les autres, dont il n’est pas séparable.
13La théorie psychanalytique s’élabore à partir de 1895 dans un climat fortement marqué par les théories neuropsychologiques. Freud, il est important de le redire, est médecin et neurologue. En 1895, il rédige l’esquisse d’une psychologie scientifique et dès les premières lignes déclare la ferme intention de
faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences naturelles, c’est-à-dire de représenter les processus psychiques comme des états qualitatifs déterminés de particules matérielles distinguables, ceci afin de les rendre évidents et incontournables.11
14Le terme de psycho-analyse, qu’il utilise pour la première fois en 1896 dans un article rédigé en français intitulé « L’hérédité et l’étiologie des névroses », est choisi par l’analogie qu’il suggère avec le travail de décomposition du chimiste « sur les substances qu’il trouve dans la nature ». Freud le rappelle encore dans un texte de 1918, paru en France sous le titre « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique » dans De la technique psychanalytique.12
15On sait que les problèmes posés à la fin du siècle par l’hystérie et l’importance accordée aux rêves vont changer les ambitions de Freud. Comme il a été dit plus haut, le chemin qu’il parcourt est inverse de celui de la psychologie. Les phénomènes spectaculaires de l’hystérie sont incontestablement d’ordre physiologique (paralysie ou aveuglement provisoires, troubles respiratoires…) mais il est impossible d’imputer ces symptômes à des causes organiques et de les expliquer mécaniquement. Impossible aussi de s’en tenir à l’hypothèse de la simulation qui a arrêté un temps les psychologues. Charcot, Breuer et Freud — et dans une certaine mesure Janet — font l’hypothèse que ces problèmes physiologiques sont d’ordre psychique. Freud en déduit que les symptômes de l’hystérie constituent une sorte de langue chiffrée par le corps qui est seul à pouvoir exprimer la représentation enfouie d’un traumatisme oublié. En conséquence il lui semble que, pour que cette représentation cesse d’être pathogène, il suffit qu’elle trouve le chemin de la mémoire et du langage. L’analyse consiste donc à offrir les conditions de cette remontée contrôlée des limbes : le Tartare vaincu, le supplice cesse et les symptômes disparaissent.
16Peu à peu cependant, Freud découvre qu’il n’est pas si facile de faire « remonter » ces souvenirs. En 1910 il écrit :
Nous avons depuis longtemps dépassé la conception selon laquelle le malade souffre d’une sorte d’ignorance : si l’on venait à lever celle-ci par la communication […] la guérison serait certaine. Or ce n’est pas ce non-savoir en soi qui constitue le facteur pathogène, mais le fait que ce non savoir est fondé dans des résistances intérieures qui l’ont d’abord provoqué et continuent à l’entretenir.13
17Ce n’est pas la mise au jour d’un sens caché qui importe : livré sans précaution celui-ci aggrave au contraire l’anxiété. Le savoir de l’analyste n’est pas suffisant à guérir, il peut même se révéler nocif si la situation d’analyse n’est pas elle-même analysée en termes de transfert et de résistance. L’analyse, en d’autres termes, est alors comprise comme la mise en place des conditions d’advenue au discours de ces représentations pathogènes, mise en place qui leur permet de se livrer dans toutes sortes de travestissements (lapsus, actes manqués, rêves…) qui constituent autant de formes du lien entre le refoulé, la résistance et la conscience. Ce sont ces formes qu’il faut analyser, dans la tension menée par le couple principe de plaisir, principe de réalité.
18Mais la pratique analytique, et sans doute aussi le contexte historique, conduisent bientôt Freud à ne plus se satisfaire de cette tension. Il élabore une seconde topique, plus apte d’après lui à rendre compte de l’expérience clinique. L’inconscient n’est plus seulement formé par des représentations refoulées, on y trouve aussi, au delà du principe de plaisir, des pulsions primitives, anarchiques et contradictoires qui cherchent toutes la satisfaction ; irréductibles à la conscience, certaines visent à la conservation du sujet, d’autres à la destruction d’autrui ou de soi. L’idée que l’on puisse accéder à un savoir salvateur n’est plus de mise et le pessimisme de Freud est sans doute pour beaucoup dans « l’évaluation » qui est faite de la psychanalyse aujourd’hui. Désormais il conçoit l’analyse comme la constitution, nécessairement fictive et infinie, de l’histoire du sujet. La visée thérapeutique demeure mais elle s’inscrit dans un système ontologique où l’art et la littérature tiennent la place centrale. Le processus de la sublimation est la fonction capable de transformer en activité créatrice la puissance destructrice des pulsions. Le développement de la civilisation répond à celui du moi : comme lui, la civilisation a deux buts : le premier est de dominer les forces de la nature (les excitations externes) et de « dégager sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains », le second est de mettre en place « tous les dispositifs nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accumulés »14.
19À l’origine et au principe, pour chacun, du système représentatif tout entier, Freud conçoit une représentation singulière, originairement refoulée et donc irréductible à la conscience, pour fixer la pulsion. Cette représentation perdue arrime toute la chaîne des représentations par son refoulement même. Elle constitue donc le point aveugle de l’identité à partir duquel se fait l’accession au langage et à la vie sociale et se construit l’histoire de chacun.
20La doctrine des pulsions va bouleverser la psychanalyse. Il ne s’agit plus désormais de retrouver la vérité de soi-même mais de produire un récit qui autorise le désir et donc la vie. Le discours de Freud concernant la relation de la psychanalyse à la science s’en trouve radicalement altéré et, désormais, ce n’est plus à la biologie qu’il tente d’emprunter une analogie :
La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination.15
21Pour Jean-Luc Nancy, c’est en cela que réside la découverte capitale de la psychanalyse. Freud ne découvre pas un continent nouveau, l’inconscient, comme il est convenu de le dire, il écrit un nouveau récit de l’homme :
Ce que je nomme ici le « récit » de Freud consiste dans cette tentative de retracer l’homme comme la provenance et la venue renouvelée d’une [telle] poussée [trieb] : la croissance de rien d’autre qu’un signe tracé sur le fond obscur et infiniment ouvert d’un être que nul dieu, nulle nature et nulle histoire ne sauraient combler de sens. C’est la tentative la plus puissante qui ait été tentée depuis la fin des métaphysiques…16
22Cette tentative, cependant, si elle s’éloigne du terrain de la science retrouve un autre contexte dont elle constitue à certains égards, comme Kant pour l’esprit des Lumières, à la fois le dénouement et la synthèse : le romantisme.
II – Autorité romantique
23Marie Bonaparte, en s’attaquant au classicisme français, dit, certes anecdotiquement mais de manière à peine détournée, les liens que la psychanalyse entretient avec le romantisme. Le passage de Freud qu’elle commente le dit aussi mais d’une autre manière : en renvoyant l’arrivée de la psychanalyse en France aux « hommes de lettres », il oppose, certes, l’intelligence de ceux-ci à la vision bornée des psychologues mais il explique aussi l’intérêt de ces « hommes de lettres » pour la nouvelle science : la psychanalyse, à la différence de la psychologie, a d’autres ambitions que de se limiter au champ de la médecine. Elle se donne pour une science de l’homme complète embrassant l’histoire, le mythe, la religion, la science et l’art. En ce sens Freud renoue explicitement avec l’ambition de totalité romantique.
24Contrairement aux théoriciens des autres sciences humaines qui déclarent leur intention de se séparer des objets et des méthodes de la littérature, Freud ne cesse, au contraire, de proclamer la préséance des artisteset définit, au moins en partie, ses outils d’analyse en empruntant au champ de l’interprétationlittéraire — ainsi du déplacement et de la condensation dans le travail du rêve que Lacan lie explicitement, un peu plus tard, à la métonymie et à la métaphore.
25Ambition de donner une théorie absolue de l’homme, méthodes littéraires, ce sont précisément les reproches que Janet adresse à Freud — outre, bien sûr, celui de s’être inspiré de ses propres idées.
[Freud] transforma une observation clinique et un procédé thérapeutique à indications précises et limitées en un énorme système de « philosophie médicale »17
26Et le même Janet s’empare, pour qualifier la démarche de l’analyste, de l’analogie qu’avait choisie Edgar Poe pour parler de l’auteur romantique – un détective qui dramatise son sujet.
27La psycho-analyse (de Freud) n'est pas une analyse ordinaire qui cherche à découvrir des phénomènes quelconques et des lois à ces phénomènes. C'est une enquête criminelle qui doit découvrir un coupable, un événement passé responsable des troubles actuels qui le reconnaît et le poursuit sous tous ses déguisements.18
28Nous ne nous attarderons pas à ce point sur la fiction d’autorité romantique. Ses caractéristiques sont bien connues : au tournant du XVIIIe siècle, au moment où la valeur de l’œuvre bascule sur le sujet, l’auteur (et de manière plus générale, l’artiste) se représente comme le héros d’un récit sans cesse repris. Mélancolique, exilé écrivant depuis toujours dans son cercueil, à la fois surpuissant et dépossédé, il est « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » mais celui qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron ». Quinet formule ainsi cette fiction d’autorité dans son Merlin :
La légende de l’âme humaine jusque dans la mort et par delà la mort, voilà mon sujet.19
29Il est cependant nécessaire de s’arrêter un instant sur cette construction pour bien marquer ce qui rapproche la fiction d’autorité romantique de la psychanalyse et la sépare de la science et donc du modèle choisi par la psychologie. Dans le système romantique l’original, à la fois premier et unique, constitue les caractères de l’œuvre. Le divorce d’avec la science, qui n’existait pas dans l’esprit des Lumières, commence là : le statut de la science repose sur la reproductibilité des phénomènes ; celui de la littérature ou, plus largement de l’art depuis le romantisme, repose précisément sur le contraire. Or ce caractère spécial de l’œuvre c’est à l’auteur de l’affirmer, c’est sur lui qu’il repose.
30Le changement de statut de l’autorité affecte tous les niveaux du pacte littéraire. Au début du XIXe siècle se précisent, par exemple, les droits d’auteur : de la première majuscule au point final, le texte appartient et donc se fixe. Mais, dès lors, il se fixe aussi comme objet d’étude et cette fixation va autoriser des procédés de lecture nouveaux qui prennent en compte autant le caractère infini, inachevé, vague, émotionnel, confus du discours que la signification de ce discours. Cette lecture nouvelle ne peut plus se contenter de reposer sur les genres du discours : puisque la valeur repose sur le sujet, les caractères du commentaire seront eux-mêmes subjectifs. Goethe ou Novalis, pour ne citer qu’eux, tentent ainsi d’élaborer des catégories subjectives de lecture qui prennent en compte l’effet produit, l‘émotion, le lecteur.
31L’auteur, en un mot, devient la figure héroïque de son temps, son livre en est la preuve en même temps que le lieu même de la prouesse : la traversée de la mélancolie, la rencontre avec la Gorgone, la mort — la descente aux Enfers. Toutes les figures d’autorité, les héros, les hommes politiques, les auteurs, Napoléon lui-même, se déclarent un peu poètes (et donc mélancoliques) ; et tous les personnages de roman aussi.
32Cette manière d’autorisation romantique, les sciences humaines la rejettent évidemment et, de la même manière qu’elles se constituent un lexique et se fondent sur la causalité, elles proposent aussi leur propre idée de l’auteur. Contrairement à la fiction d’autorité littéraire qui affirme que l’auteur n’existe que dans la preuve de son livre, le grand auteur scientifique n’existe lui que lorsque son œuvre est oubliée. Ainsi, pour Renan, au lieu que les livres des poètes et des romanciers demeurent toujours comme des cailloux dans l’histoire et ne peuvent que se lire et se relire, les œuvres des grands scientifiques se dissolvent dans le mouvement du progrès :
On imagine que l’immortalité en littérature consiste à se faire lire des générations futures […] Nous ne sommes pas des écrivains qu’on étudie pour leur façon de dire et leur touche classique ; nous sommes des penseurs, et notre pensée est un acte scientifique : lit-on encore les œuvres de Newton, de Lavoisier, d’Euler ? Et pourtant quels noms sont plus acquis à l’immortalité ? Leurs livres sont des faits […] Le seul nom de l’auteur reste dans les fastes de l’esprit humain comme le nom des politiques et des grands capitaines.20
33Freud, en montrant que l’homme construit son identité (au double sens de ce qui le particularise et le rend identique à la fois) sur une fiction nécessaire à partir de l’indifférencié de la pulsion, place au contraire le récit au cœur même de la cité. Et en revenant sans cesse sur la lettre de ce récit comme sur la lettre des grandes œuvres de la littérature, il fait du livre (et plus largement de l’œuvre d’art) l’instrument essentiel de la civilisation. L’attention portée par la psychanalyse au non dit, à ce qui n’est pas fini, à la contradiction, rejoint les grands principes esthétiques du romantisme. De même l’idée que la subjectivité s’appréhende nécessairement par des critères subjectifs.
34La démarche freudienne retrouve ainsi par bien des aspects, on le voit, les caractères de l’autorisation romantique. Mais si Freud insiste sur la nécessité de la fiction, les modèles qu’il propose pour le montrer font apparaître eux-mêmes une fiction particulière dans la « mythologie des pulsions ». Et c’est encore dans les Enfers que le caractère romantique de l’autorisation freudienne apparaît le plus clairement. Freud présente dans l’Interprétation du rêve un schéma de l’appareil psychique inspiré d’une mythologie simplifiée ; conscient et préconscient sont du côté de l’Olympe, l’inconscient du côté des Enfers.. Mais c’est l’épigraphe de ce texte qui, peut-être, conte le mieux ce « drame » mythologique.
III– « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo »
35Au seuil de L’interprétation des rêves, Freud inscrit un vers de Virgile :
Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo
Si je ne puis fléchir ceux d’en haut, j’ébranlerai l’Achéron21.
36La petite phrase a beaucoup intéressé les commentateurs, parmi eux Jean Starobinski22 et Jacques Le Rider23. C’est à ce dernier que je vais me référer essentiellement. Revenant sur le fait que Freud a emprunté le vers à Virgile par l’intermédiaire du socialiste Ferdinand Lassale, qui l’utilise lui-même pour épigraphe de son livre La guerre d’Italie et le devoir de la Prusse, Jacques Le Rider dégage en premier lieu les positions politiques de Freud vis à vis de l’Autriche et de la Prusse. Dans un second temps, il revient sur l’article de Jean Starobinski qui invite à lire l’épigraphe dans son contexte virgilien.
37Au livre VII de l’Énéide, Junon voit, malgré tous ses efforts, les Troyens s’installer dans le Latium et Énée sur le point d’épouser Lavinia. Sachant fort bien qu’elle est impuissante devant Jupiter et les Destins, elle refuse pourtant de se résigner et décide de retarder l’inévitable par tous les moyens « en multipliant les retards et en anéantissant les peuples de deux rois ». C’est alors qu’elle s’écrie :
« Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo ».
38Or, dans l’Énéide, Junon n’est pas seule à aller chercher de l’aide « en bas ». Comme Ulysse, Thésée, Orphée et Héraclès, Énée est descendu aux Enfers pour parler à son père Anchise, dans le livre VI de l’Énéide, aidé par la Sibylle qui lui offre le moyen de trouver le rameau d’or. Anchise demeure dans les Champs Élysées. De là vient donc la réponse qu’Énée attend, non du Tartare. Cette réponse induit un changement de perspective : en rencontrant son père qui lui présente l’histoire à venir de Rome, Énée change en quelque sorte de récit : il cesse d’être un héros troyen pour devenir un héros romain et fonder Rome. Et cette fin même le dépasse, puisque Rome a pour mission de faire régner la paix sur la terre soumise à ses lois — de représenter en quelque sorte la civilisation dans son aboutissement même. Énée semble en cela une figure idéale de transfert pour l’inventeur de la psychanalyse.
39Pour Jean Starobinski, en effet, il faut voir dans l’épigraphe de l’Interprétation des rêves, et l’allusion aux Enfers qu’elle comporte indéniablement, non pas l’invocation de Junon mais la catabase d’Énée. Puisqu’il ne peut guérir son patient en se fiant uniquement à la conscience, l’analyste ébranlera les forces inconscientes pour parvenir à ses fins. Et c’est sans doute une même interprétation qui pousse Elisabeth Roudinesco à traduire, un peu rapidement, Acheronta movebo par « je franchirai l’Achéron ».
40Jacques Le Rider adhère à l’interprétation de Jean Starobinski. Il souligne que la pratique analytique, contrairement à la croyance antique, ne cherche pas l’oubli mais une anamnèse. De cet ébranlement contrôlé, de cette déconstruction du sujet, résulte une reconstruction stabilisatrice, « épreuve indispensable qui conduit à la sagesse, qui permet de traverser, deux fois vainqueur, l’Achéron et de reprendre goût à la vie. »
41Pourtant, c’est indéniable, Freud connaît bien son Virgile, Starobinski et Le Rider insistent eux-mêmes sur ce point. Or ce n’est pas Énée qu’il choisit. Au rameau d’or dont se saisira James Frazer, il préfère l’invocation de Junon. Junon dont on pourrait pourtant questionner le rôle civilisateur, Junon qui, simplement pour retarder le destin d’Énée et l’avènement de Rome, déchaîne Allecto24, une furie « que le vénérable Pluton lui-même hait », comme la haïssent « ses sœurs du Tartare » (VII, v.324, 329).
Du séjour des déesses sauvages, des ténèbres infernales, elle tire Allecto
la semeuse de deuils, cet être au cœur nourri de guerres lamentables,
de fureur, de ruses et de nuisances criminelles
Le Vénérable Pluton lui-même hait, ses sœurs du Tartare haïssent
ce monstre qui prend tant de visages, des aspects si redoutables
avec sa tête sinistre où pullulent les serpents.
42Il peut sembler curieux que dans le livre qui par excellence présente la fondation d’une nouvelle civilisation, Freud choisisse pour représentant la déesse qui veut retarder par tous les moyens, c’est le cas de le dire, l’édification de cette civilisation. À moins qu’il ne veuille affirmer l’importance « mythologique » de la poussée des Enfers — Trieb, la pulsion. Telle est après tout la dernière épreuve du fondateur Énée : pour Rome, il affronte la puissance destructrice d’Allecto et la guerre. N’est-il pas significatif qu’au livre VIII, lorsque le dieu Tiberinus apparaît en rêve au Troyen inquiet des derniers événements, il lui recommande d’honorer… Junon… celle qui a causé tous ces troubles, celle qui a déchaîné Allecto ?
43De manière plus contextuelle, l’allusion à la guerre évoque aussi le livre de Ferdinand Lasalle et le jeu des alliances en Europe à la fin des années cinquante, lors de la guerre d’Italie qui voit s’affronter l’armée franco-piémontaise et celle de l’empire l’Autriche. Au nom de la realpolitik qu’il défend, et contre l’avis de Marx et Engels, Lasalle soutient la non-intervention de la Prusse. Les communistes ne sauraient défendre la puissance de réaction que constitue l’Autriche et Napoléon III, autre Allecto, en la combattant, s’allie malgré lui aux forces révolutionnaires…
44Au départ du récit de Virgile se trouve une cité détruite : Troie dont le terrible anéantissement va offrir au Moyen Âge le modèle de la terre gaste, c’est-à-dire le modèle d’un monde qui n’est plus soumis à l’échelle des représentations et des biens, le modèle enfin d’un « malaise dans la culture ». Et, sans doute, comme le dit Jacques Le Rider dans la première partie de son article, Freud fait entendre déjà, à travers le vers de l’Énéide, qu’il est conscient de deux ébranlements dans la culture occidentale : d’une part la mobilisation des forces populaires qui changent la société depuis le bas contre les puissants d’en haut et, de l’autre, le bouleversement de la culture d’en haut par la révélation des forces de l’inconscient ou du désir. De ce second ébranlement il est, plus qu’en partie, responsable.
45Mais, pour comprendre pourquoi, comme le dit Jacques Le Rider,
le vers de l’Énéide placé en épigraphe de L’Interprétation des rêves est beaucoup plus qu’un ornement : il sert de signal et suggère au lecteur attentif que le poème épique de Virgile est un des subtextes qui servent de référence à l’œuvre fondatrice de la psychanalyse freudienne
46 il faut entendre Freud lui-même. Indéniablement, le vers lui plait : en 1896 dans une lettre à Wilhelm Fliess, il le mentionne comme l’une des « épigraphes préliminaires » qu’il envisage pour ses travaux à venir.25 En 1899, le vers revient dans une lettre au même Wilhelm Fliess comme probable épigraphe pour « le rêve ».26 Et il servira en effet.27
47Jacques Le Rider relève une autre occurrence, dans la correspondance de Freud, une lettre datée de janvier 1927 donc bien après l’élaboration de la seconde topique, où celui-ci revient sur le choix de son épigraphe, non sans humeur car son interlocuteur, à la manière d’Élisabeth Roudinesco, y avait vu un défi « prométhéen » :
Vous traduisez Acheronta movebo par « remuer les fondements de la terre », alors que ces mots signifient plutôt « remuer le monde souterrain ». J’avais emprunté cette citation à Lassalle pour qui elle avait sûrement un sens personnel et se rapportait aux couches sociales et non à la psychologie. Pour moi, je l’avais adoptée uniquement pour mettre l’accent sur une pièce maîtresse de la dynamique du rêve. La motion de désir repoussée par les instances psychiques supérieures (du désir refoulé du rêve) met en mouvement le monde psychique souterrain (inconscient) afin de se faire percevoir. Que trouvez-vous de prométhéen là-dedans ?28
48La pièce maîtresse de la dynamique, on l’aura reconnue, est bien la pulsion et Freud, en citant le vers de Virgile, offre, par cette contextualisation même, une étonnante détermination à ce qu’il appellera, des années plus tard, ces « êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination » et dont Allecto est une figure, comme la Gorgone. Ce n’est donc pas Énée qu’évoque Freud mais bien Junon. Et c’est bien là que se situe, comme le dit Jean-Luc Nancy, le mythe fondateur de la psychanalyse.
49À partir de ce constat, en effet, le sujet freudien, comme l’auteur romantique, se raconte lui-même et advient par son récit. En fait, il s’autorise du même procédé et, en cela non seulement devient le héros de sa propre histoire mais le représentant de l’humanité. Tel Merlin, conçu dans les Enfers et destiné à assurer le trône d’Arthur et dont l’histoire, rapportée par Edgar Quinet, devient celle de la civilisation. Quinet à qui j’emprunterai pour finir l’idée commune à la psychanalyse et à la littérature :
Un vrai système du monde serait celui qui rendrait compte de chacun des faits de l’ordre physique. Une vraie conception littéraire serait celle qui trouverait l’harmonie de tous les faits du monde idéal ou imaginaire, et les réunirait en un même drame assez vaste pour les contenir sans effort.29
50Ce drame, pour Freud, c’est celui de chacun et, donc, de tous.
Conclusion
51La France, on l’aura compris, fait figure d’exception dans l’histoire de la psychanalyse. En Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Amérique du Sud… dans l’Ancien Monde et dans le Nouveau Monde les idées de Freud pénètrent et se métamorphosent rapidement — de telle manière, parfois, qu’il est bien difficile de les reconnaître. En France la résistance aux idées freudiennes est exemplaire. La première association psychanalytique française (la Société psychanalytique de Paris) date de 1926. Les guerres, l’antisémitisme sont des raisons objectives à cela mais elles ne sont pas des raisons suffisantes. Comme Freud lui-même le faisait remarquer dans l’extrait qui commence ce travail, « l’Allemagne n’a pas accueilli la psychanalyse dès sa naissance comme son enfant chéri » et le fondateur de la psychanalyse, il ne faut pas l’oublier, a fini sa vie à Londres.
52Peut-être faut-il voir, au déni de la psychanalyse en France, une autre raison que sa parenté avec la littérature révèle. À la différence aussi de l’Angleterre, des États-Unis ou de l’Italie, la France, comme le souligne Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny, n’a jamais bien compris le romantisme. La caricature du gilet rouge de Théophile Gautier, la construction de la légende de la bataille d’Hernani ont figé le romantisme français dans l’image du conflit. L’histoire littéraire a bientôt substitué à cette querelle de vieux chapeaux, classiques contre romantiques, l’avènement d’une modernité quasi eschatologique et, quand aux États-Unis par exemple, il ne fait aucun doute que Poe, Melville, Thoreau ou Emily Dickinson sont romantiques en même temps que « modernes », il aura fallu longtemps aux français pour écouter Baudelaire, Flaubert ou Mallarmé revendiquer un héritage que le déni du romantisme en France avait rendu illisible. C’est là un autre aspect de l’exception française et il est très possible que la résistance à la psychanalyse en France lui soit pour partie du moins imputable.
53Fille du romantisme, la psychanalyse a inventé, avec la théorie des pulsions, un récit nouveau et, par cela même elle a offert de nouvelles modalités d’expression au système romantique fondé sur le sujet.L’homme, dans ce récit, n’est ni une création divine, ni une simple orientation de la nature, il est le résultat d’une poussée, Trieb, « la pulsion », qui le constitue comme sujet à partir d’un non-individué, « infernal ». Il est son propre auteur.
54C’est pourquoi, pour Jean-Luc Nancy, au point exact où la science s’arrête et où la religion s’avère illusion, Freud a su rouvrir « la parole mythique » :
Le mythe est ce par quoi apparaît la structure selon laquelle il peut y avoir un « moi » se détachant sur le fond d’un « ça » - et ce détachement se fait par la production - du « héros », c’est-à-dire du « moi ». Toute l’invention de Freud s’ouvre là : le sujet se raconte lui-même, il advient par son récit. Ce n’est pas une fabulation, car ce n’est pas le « sujet parlant » qui opère ici, c’est bien plutôt celui que la parole met au monde - la parole, ou ce qu’il vaudrait mieux nommer la signifiance, l’ouverture d’une possibilité de sens.30
55Toute la première partie de ce passage pourrait aussi bien être un commentaire de la fiction d’autorité romantique.
56L’idée que pourrait restituer à la littérature la psychanalyse, en lui rendant en quelque sorte son bien, concerne le caractère de nécessité de la fiction. Mais Freud élabore aussi une fiction particulière, romantique dans son essence et dramatique dans ses expressions, celle de la possibilité pour l’homme de se constituer son propre auteur à partir des « couches profondes de ce monde ». Il n’y renoncera jamais et les dernières phrases de sa Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique de 1914 résonnent encore de manière presque programmatique :