Comment composer une œuvre en dépouillant son courrier : l’exemple de la Chronique de la Grande Guerre de Maurice Barrès
1Si Barrès est condamné à une sorte de purgatoire perpétuel, sa Chronique de la Grande Guerre est, elle, reléguée dans un enfer assurément moins visité que celui de la Bibliothèque nationale. C’est qu’elle reprend les articles quasi quotidiens que le président de la Ligue des patriotes publia tout au long de la Première Guerre mondiale dans L’Écho de Paris pour soutenir le moral des combattants, prôner certaines mesures en leur faveur, maintenir l’esprit de l’Union sacrée et entretenir dans l’opinion la confiance dans la victoire. On a vivement reproché à Barrès ces textes qui furent considérés comme relevant du « bourrage de crâne ». Tandis que, dans une formule qui fit mouche, Romain Rolland le qualifiait dès 1914 dans son Journal de « rossignol du carnage1 », La Dépêche de Toulouse le présentait comme un « poilu de l’arrière2 ». Quant aux poilus précisément, on sait dans quel « bain de fureur ironique3 » les plongeait la lecture de L’Écho de Paris. Si l’on en croit Félix Vandérem4, les officiers disaient « ne plus vouloir de Barrès » et les soldats se donnaient comme mot d’ordre de se retrouver « au retour, tous boulevard Maillot », au domicile de l’écrivain. Il n’y eut finalement pas de manifestations devant la maison de Barrès mais, excepté une anthologie publiée par Guy Dupré chez Plon en 1968 pour le cinquantenaire de l’armistice, la Chronique de la Grande Guerre n’a fait l’objet d’aucune réédition depuis les années 1930. Le Club de l’honnête homme lui-même ne l’a pas reprise dans son édition en vingt volumes de L’Œuvre de Maurice Barrès. Ne serait-ce que d’un point de vue historique mais peut-être aussi littéraire, cette Chronique mériterait pourtant d’être redécouverte. Elle présente, en tout cas, un exemple d’emploi du document qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner. Tout au long de la Chronique de la Grande Guerre, Barrès utilise en effet et cite toutes sortes de documents : communiqués officiels, articles de presse, livres, témoignages oraux, journaux de combattants, ainsi qu’un très grand nombre de lettres qu’il invite le lecteur à « lire par-dessus [son] épaule », pour reprendre une expression qui lui est coutumière5. Il faut dire que sa célébrité d’écrivain et d’homme politique, mais aussi le « ministère de la parole6 » qu’il s’est attribué depuis le premier jour du conflit dans les colonnes de L’Écho de Paris l’amènent à recevoir, durant toute la guerre, un abondant courrier. Lucien Corpechot raconte que « des centaines, des milliers de lettres affluent chez lui, ou à L’Écho de Paris, venues du front ou de l’arrière7 ». Barrès parle lui-même de sa table « couverte de lettres8 », de la « volumineuse correspondance9 » qui lui a été adressée après qu’il a abordé la question des blessés, ou encore de « l’énorme dossier que [lui] valent [ses] articles sur les invalides de guerre10 ». S’il dit avoir « dépouill[é] fort avant dans le nuit11 » ce dernier, il lui arrive aussi de mentionner des « liasses » de lettres qu’il n’a « pas eu le temps d’ouvrir12 ». À ces lettres, qui lui sont personnellement adressées, s’ajoutent celles qui lui sont communiquées. Joseph Bédier, entre autres, lui sert de documentaliste. Les Tharaud racontent en effet que « Barrès avait demandé qu’on lui fournît des documents sur l’héroïsme des soldats » et que « le Grand Quartier l’avait mis en relation avec Joseph Bédier qui occupait un poste au Ministère de la Guerre13 ». Il en résulte une grande variété des « correspondants » présents dans la Chronique de la Grande Guerre: les combattants dont les lettres sont parfois posthumes ; leurs camarades ou leurs supérieurs témoins de leur héroïsme ; leurs parents : pères, mères, épouses, sœurs ; mais aussi des personnalités civiles ou militaires et des écrivains ou des relations de Barrès comme des anonymes et des gens qui lui sont totalement inconnus. Parmi toutes les lettres citées, on en trouve même une d’un bandit corse14 !
2Ces lettres, que Barrès publie tout au long de sa Chroniquepeuvent donner l’impression qu’il a, pour une bonne part, composé celle-ci en dépouillant son courrier. Ce qui pose à la fois la question de la transformation du document en texte littéraire et celle du statut d’un auteur dont l’œuvre est composée partiellement de textes qui ne sont pas de sa main.
3Face à la masse de lettres qu’il reçoit ou qui lui sont communiquées, Barrès, avant d’en envisager la publication, procède avec la prudence que requiert habituellement le maniement des documents. Il ne retient que des « documents bien et dûment signés15 » et garantit l’authenticité des lettres qu’il cite : « J’ai, prévient-il, l’habitude d’écrire en m’appuyant sur des pièces authentiques16. » « Voilà un document précieux. Authentique […], non truqué », affirme-t-il à propos d’une autre lettre dont il certifie l’authenticité en écrivant à propos de son auteur : « Du diable si ce marin pensait que cette lettre passerait sous mes yeux17 ! » Dans le contexte difficile de la guerre, Barrès est, d’autre part, conscient de sa responsabilité de journaliste et c’est avec prudence qu’il publie les documents dont il dispose. Il tait, par exemple, le nom d’un correspondant dont il cite le témoignage18 ou refuse de « porter sous les yeux d’un vaste public des faits pénibles19 ». Il va même jusqu’à brûler « une quantité de lettres » où « des jeunes filles [lui] exprimaient leur désir d’épouser des invalides de la guerre20 ». Mais il est bien évident qu’il veut aussi communiquer à ses lecteurs le plus grand nombre de lettres possible. Il doit, certes, se contenter d’« échantillons21 », mais cela ne l’empêche pas de les accumuler. Parfois, dans un même article : le 10 décembre 191422, il cite successivement la lettre d’un commandant, le mot d’un caporal à sa mère, la lettre d’un capitaine à une mère dont le fils a été blessé, la lettre de ce soldat à sa mère, celle d’un sous-préfet, le billet rédigé par des élèves de Sainte-Geneviève à Versailles, une lettre d’élèves de la sixième A du lycée Buffon et, pour finir, le mot mis par un « gosse » au fond d’un colis destiné à un soldat ! Il arrive aussi que Barrès publie, en complément d’un article ou d’une série d’articles, ce qu’il intitule «un paquet de lettres23 » et qu’il livre au lecteur pratiquement sans commentaires.
4Si, d’article en article, Barrès publie autant de lettres, c’est parce qu’elles sont à ses yeux des documents irremplaçables. Parlant dans Les Diverses Familles spirituelles de la France des lettres écrites par les soldats, il explique :
Naturellement il en est de faible résonance, de couleur indécise. Mais si l’on s’attache dans ce prodigieux pêle-mêle aux états d’esprit fortement accusés et si l’on s’applique à les classer par familles, quel document psychologique24 !
5Toutes ces lettres sont en effet pour lui des sources d’information. D’une lettre écrite par un jeune soldat blessé, il dit qu’elle est « un renseignement incomparable sur la jeune génération25 ». D’une autre à propos d’un Saint-Cyrien mort au champ d’honneur, il écrit qu’elle est « un précieux document de la France éternelle et de la guerre de 191526 ».
6 Il s’agit de documents d’autant plus précieux qu’ils permettent à ceux qui les lisent d’être en contact avec des personnes. « Elles sont vivantes et nous mettent devant la réalité, mieux que ne ferait la lecture de trente-six règlements27 », explique Barrès à propos de lettres qu’il s’apprête à citer. Dans chaque lettre qu’il recopie, le chroniqueur de la Grande Guerre distingue en effet une voix qu’il convient d’« écouter28 » et qui permet de découvrir une âme. À propos des combattants qui s’efforçaient de dégager Paris en septembre 1914, il écrit, par exemple :
Nous ne connaissons pas les noms de nos défenseurs. C’est vrai. Mais que nous connaissons bien leur âme ! Nous la voyons, nous l’entendons, nous la lisons. À chaque minute, une lettre crayonnée hâtivement, nous apporte des nouvelles frémissantes, brûlantes de nos fils, de nos frères, de nos maris, et nous livre tous les mouvements de ces cœurs de héros29.
7« Elles nous permettent de mesurer la chaleur, le bondissement ou la dépression des âmes30 », dit encore Barrès des lettres des combattants.
8Afin de l’aider à rencontrer cette « âme », Barrès fait en sorte que le lecteur puisse, derrière le texte imprimé, se représenter concrètement la lettre et imaginer les conditions dans lesquelles elle a été rédigée. Comme dans l’avant-dernière citation où il mentionnait « une lettre crayonnée hâtivement », l’écrivain évoque plus ou moins longuement l’apparence matérielle ou le style des lettres qu’il cite. Il décrit ainsi celle d’un jeune soldat comme un « pauvre petit papier, où les phrases les plus vraies se juxtaposent à des phrases toutes faites31 » ; celle d’une mère comme un « pauvre papier sans orthographe, ni syntaxe, ni ponctuation32 » ; celle d’un sous-lieutenant comme un « petit billet crayonné, mal lisible33 ». Il va même jusqu’à recopier les fautes d’orthographe d’un enfant : « Je mais aussi dans le paquets les gants de mon père puisque je n’ai pas d’autre argent pour en acheté34. »
9Ce faisant, Barrès cherche, bien sûr, à émouvoir son lecteur35 pour mieux le persuader. Car, s’il cite autant de lettres, c’est pour le convaincre. Plus encore qu’une précieuse source d’information, la lettre est, pour Barrès, un efficace moyen de persuasion qu’il est le premier à reconnaître : « Je prends dans mon dossier une lettre qui persuadera mes lecteurs et les dirigeants, mieux que ne ferait aucune dialectique […]36. » Dans un autre article consacré aux invalides, il introduit le témoignage qu’il veut citer en écrivant : « pour l’instant, c’est l’indispensable qui fait défaut à ces malheureux. Pour achever de vous en convaincre, voulez-vous lire encore cette lettre […]37 ». Faut-il insister sur le fait qu’en servant à convaincre, les lettres peuvent devenir des instruments de propagande ? Barrès ne cache pas qu’il lui arrive de les utiliser à des fins de contre-propagande. Pour contrer, par exemple, la propagande ennemie qui, en 1917, cherchait à présenter l’Allemagne comme une victime : « Ne craignons pas de multiplier les preuves que les Allemands furent les agresseurs38 », écrit-il avant de citer la lettre d’un Lorrain de Metz et de déclarer que « ces témoignages doivent être hautement criés39 ». Mais, sans que lui-même le reconnaisse, on peut considérer qu’il utilise bel et bien les lettres qu’il cite à des fins de propagande quand il dit qu’« elles appuient les chiffres fournis par nos chefs et par les neutres40 » ou quand, pour convaincre de l’unité profonde du pays, il déclare qu’elles « prouvent assez qu’à peu de profondeur, sous le terrain de nos querelles, s’étendent les eaux vives et les pensées communes dont nous vivons41 ». La propagande semble encore manifeste quand, au fil de ses chroniques, il ne retient que les témoignages sur l’enthousiasme et la joie des combattants et commente :
Quelles lettres nos enfants nous envoient de l’armée ! Un perpétuel éclat de rire. Les nobles garçons ! Ils sont jeunes et braves ; ils veulent nous empêcher de nous attendrir et de nous inquiéter. Et puis ils ont une santé d’âme, une qualité de sensibilité toute aristocratique, au sens profond du mot42.
10La propagande n’est toutefois pas la raison principale pour laquelle Barrès recourt aussi systématiquement à l’insertion de lettres dans la Chronique de la Grande Guerre. Si celles-ci sont si nombreuses, c’est parce qu’il entend être le porte-parole – « la parole publique43 » – des soldats et de leurs familles. Ce qui l’amène à servir d’intermédiaire entre eux et les pouvoirs publics ou l’opinion. « Je souhaite bien qu’en haut lieu nous soyons entendus, vous, disant si bien votre affaire, et moi, vous faisant écho44 », déclare-t-il à un soldat blessé dont il vient de citer le témoignage. Mais, au-delà de son utilité pratique, cette tâche revêt un caractère sacré. Dès le 9 septembre 1914, Barrès présentait les lettres envoyées par les soldats à leurs familles comme « des papiers intimes, les archives sacrées de la famille, mais […] aussi les papiers et les archives de notre nation45 ». « C’est la voix des familles de nos soldats que je vous fais entendre là46 », répond-il solennellement à un lecteur qui l’imaginerait en train de perdre son temps au milieu de toutes les lettres qu’il examine. Plus tard, il écrira encore que ces « milliers de lettres, crayonnées sous la mitraille » sont « vénérables comme des reliques47 ». Et, à propos des lettres de Marcel Drouet, jeune poète mort dans les tranchées, il explique :
Je groupe ces documents, je les apporte à pied d’œuvre pour qu’au premier loisir de la paix on élève le monument que nous devons à cette mémoire digne de ne pas périr48.
11Parallèlement à cette sacralisation du document, on pourrait avoir le sentiment d’assister à l’effacement de l’auteur. Celui-ci n’a apparemment plus qu’un rôle d’archiviste et de copiste ou, pour reprendre une image qu’il utilise à plusieurs reprises, de « secrétaire49 ». Introduisant une lettre qu’il s’apprête à citer, Barrès reconnaît lui-même qu’il « ne fai[t] que transcrire50 » le texte qu’on va lire. «Je ne fais rien que rendre au public ce que j’en ai reçu. Les pensées que j’exprime ne sont pas des pensées d’auteur51 », écrit-il dans un autre article52. On n’en perçoit pas moins, tout au long de la Chronique de la Grande Guerre, un travail et des préoccupations d’un auteur. Quand, après avoir présenté la figure d’un « vieux chef53 » dont un correspondant lui a longuement parlé, Barrès, sous le titre « Le jeune soldat54 », donne à lire le lendemain une « fantaisie […] crayonnée dans les tranchées55 », il obéit à un souci littéraire de composition qu’il avoue lui-même quand il introduit son deuxième article en écrivant :
Hier, j’essayais de donner, en traits rapides, la physionomie d’un chef […]. Aujourd’hui, pour faire le pendant, voulez-vous regarder, écouter un jeune soldat […] qui nous décrit à sa manière une bataille56.
12L’expression « pour faire le pendant » trahit une intention esthétique que l’on retrouve dans un autre article où, « pour varier le ton », Barrès introduit, au milieu d’autres lettres, celle d’un député qu’il considère comme « un modèle de ce qu’il ne faut pas penser57 ».
13Mais la part de la littérature dans la Chronique de la Grande Guerre réside moins dans ces effets, somme toute mineurs, que dans les commentaires esthétiques dont Barrès accompagne les lettres qu’il cite et la constante interprétation littéraire qu’il en propose. « Combien de textes qui méritent de devenir classiques58 ! » s’exclame-t-il dans Les Diverses Familles spirituelles de la France en parlant des « lettres sublimes » envoyées par les soldats. Ce sont, par exemple, les lettres de Roger Cahen, qu’il juge « d’un grand lyrique59 », ou celles de Léo Latil, qu’il compare à des « poésies pastorales60 ». Barrès multiplie surtout les rapprochements entre les lettres des combattants et les grandes œuvres de la littérature médiévale. De la lettre d’un jeune conscrit blessé sur le front, il dit : « on dirait une page extraite des Enfances de Tristan. Les vieux poèmes idéalistes de notre moyen âge revivent là sous nos yeux61 ». Après avoir reproduit celle d’un autre jeune soldat, il commente : « Ce que nous font voir nos combattants de 1914 renouvelle, reproduit nos chansons de geste. Ils n’ont pas besoin de les avoir lues : il leur suffit d’en avoir hérité par le sang62. » À propos de la lettre d’un capitaine qu’il cite en février 1917, Barrès écrit encore : «Voilà un document vrai sur la profonde amitié des tranchées et sur l’amitié des Croisades et sur toutes les amitiés françaises dans les siècles63. » Le document sur l’histoire en train de se faire se charge, sous la plume de l’écrivain, de toute l’histoire passée. C’est ainsi qu’avec des expressions empruntées à la religion, mais aussi des accents qui semblent préfigurer Malraux, Barrès invite à reconnaître dans les lettres des « femmes de France » notre plus vieux fonds national :
On croit qu’il est perdu, le génie des hommes qui sculptèrent au moyen âge les Vierges de compassion, en mémoire des douleurs de la mère de Dieu au pied de la Croix. Mais prenez en main cette lettre trouvée dans un fourgon de train de blessés. Prenez, lisez, et vous saurez que si l’envahisseur barbare détruit les chefs-d’œuvre de Reims et de nos églises rurales, ce qui les inspira ne s’est pas épuisé. Sous le sein des femmes de France subsistent un pur trésor de pitié et cette âme même que nos aïeux avaient appelée et placée dans la pierre des cathédrales64.
14Tout autant que celle de la littérature, il faut sans doute faire la part de la rhétorique et, donc, à nouveau de la propagande dans ces envolées qui convoquent le sublime pour mieux convaincre le lecteur et combattre la démoralisation ou le défaitisme. Il n’empêche que l’on assiste à une espèce de transfiguration du document que vient parachever le titre de Chronique de la Grande Guerre. Barrès dit l’avoir « emprunté à la tradition de la plus vieille France65 » : « C’est […] réellement la chronique d’un Français entre 1914 et 1919, comme le Registre-journal du vieux Pierre de l’Estoile, et la Chronique d’un bourgeois de Paris durant les guerres de la Ligue66. » En même temps qu’il inscrit le recueil de Barrès dans une tradition et un genre, ce titre confère une valeur littéraire aux documents qu’il reproduit. C’est bien en dépouillant son courrier et en recopiant des textes qui n’étaient pas de lui que Barrès a, en grande partie, composé cette Chronique de la Grande Guerre qu’il considérait comme son « livre préféré67 ». Au prix d’un renoncement de l’ancien auteur individualiste du Culte du Moi à tenir un discours personnel pour faire entendre les voix multiples de toutes ces lettres.
15Vital Rambaud
16Université Paris-Sorbonne