La narration transmédiatique : vers un continuum entre fiction et réalité
1Depuis 1990, dans le sillage d’une redéfinition de l’écosystème médiatique liée au développement du numérique et après la notion de multimédia qui a longtemps prévalu, des termes pour la plupart anglophones comme cross-média1, transmédia storytelling2, deep media3, hypermédialité4, font leur apparition. Ces termes visent à qualifier l’émergence de nouvelles stratégies, de nouveaux processus de production dans le domaine des industries culturelles, s’agissant plus particulièrement du développement des œuvres de fiction ou documentaires, des produits de divertissement et évidemment des nouveaux régimes culturels et esthétiques. Ce florilège de termes traduit donc la nécessité de nommer les nouveaux modes d’existence des contenus fictionnels ou documentaires qui se constituent au cœur d’un nouveau mode d’agencement des médias, des formats et des contenus qui y circulent, s’y réticulent et y prolifèrent.
2Si la notion de transmedia apparaît pour la première fois d’une manière significative sous la plume de la chercheure en cinéma Marsha Kinder en 19915, c’est Henri Jenkins, qui, à partir de ses objets d’études situés autour des fans cultures et de la culture participative, en propose la définition la plus marquante6. Il définit la narration transmédiatique ou transmedia storytelling comme un récit unifié et cohérent qui se déploie et s’enrichit sur diverses plates-formes médiatiques qui convergent7. « Le transmedia storytelling représente un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés systématiquement à travers de multiples plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement unifiée et coordonnée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire. »8
3Entendons par là que l’univers fictionnel, c’est-à-dire le monde imaginaire qui sert de support à une multitude d’histoires impliquant plusieurs personnages, se déploie à travers des médias distincts (comme la télévision, l’internet, le jeu vidéo, les services de télécommunication, le livre, la radio, la presse, les réseaux sociaux) et on pourrait même ajouter à travers des terminaux distincts (comme un téléviseur, un ordinateur, une console de jeux, un livre, un smartphone, un dispositif cinématographique, un tee-shirt, une figurine, un porte-clé, un poster) et des formats distincts (mini série, webépisode, téléfilm, téléréalité, clip, campagne publicitaire, roman, etc).
4L’exemple emblématique retenu par Jenkins est l’univers fictionnel de The Matrix (1999), réalisé par Lana et Lilly Wachowski9. En 2003, les Wachowsky ont déployé l’histoire sur quatre plates-formes médiatiques différentes : il y a d’abord eu la sortie du premier long métrage Matrix ou La Matrice en 1999, qui a constitué le premier volet d’une trilogie avec la sortie des films Matrix reloaded (La Matrice rechargée) et Matrix Revolutions (La Matrice Révolutions) en 2003 ; puis de Animatrix, une série de 9 courts-métrages animés de style japonais inspirés de l’univers fictionnel de The Matrix, sortis en 2003, qui mettent en scène certains épisodes annexes du film10 ; un jeu vidéo en vue à la troisième personne Enter in the matrix également sorti en 2003 entre les deux derniers volets de la trilogie. Il est également fondé sur l’univers fictionnel développé dans la trilogie. Il est sorti simultanément sur plusieurs consoles et sur PC. Les fans pouvaient notamment y découvrir des scènes inédites et découvraient beaucoup d’éléments complémentaires sur le film, comme par exemple le lien entre des personnages (Ghost et Trinity), la raison pour laquelle le vaisseau du capitaine Niobe, le Logos s’est crashé ; et enfin une collection de courtes histoires sous la forme de comic books qui étaient initialement publiées sous forme de webcomics sur le site officiel de 1999 à 2004, avant d’être pour une large part publiées en deux volumes en 2003 et 2004. Ainsi, chacun des contenus est autonome et s’incarne à travers un média distinct, cependant, chacun d’entre eux s’inscrit dans une continuité narrative. C’est ce qui, selon Matthew Kapell11, fait de la franchise Matrix une nouvelle forme de divertissement. Pour étayer son point de vue, il rappelle que si l’univers science-fictionnel de Star Wars a contribué à faire évoluer la culture populaire, les productions annexes aux premières trilogies en ont plutôt décliné le contenu à l’époque. Contrairement aux Wachowski qui ont déployé l’univers narratif sur divers médias, étayant des éléments de l’histoire qui ne l’étaient sur aucun autre média jusque-là, chaque contenu venant compléter, approfondir un aspect, un personnage appartenant à l’univers fictionnel originel.
5Si l’on prend maintenant l’univers fictionnel de Twin Peaks12, on constate qu’il se situait également dans une dynamique transmédiatique. L’univers de Twin Peaks s’exprime effectivement à travers une série télévisée co-créée par David Lynch et Mark Frost ainsi qu’à travers de nombreux livres et un long métrage. Entre les saisons 1 et 2 de la série, Le journal secret de Laura Palmer13 a été publié, écrit par Jennifer Lynch. Les antécédents du personnage enquêtant sur le meurtre, l’agent Cooper, sont révélés en 1991 à travers un livre intitulé Autobiographie de l’agent spécial du FBI Dale Cooper : ma vie, mes enregistrements14, écrit par le frère de Mark Frost, Scott Frost. En 1991, il y a également eu la publication d’un guide de voyage de la ville fictive de Twin Peaks : Accès, Guide de la ville15. Et finalement, en 1992, David Lynch a réalisé le long métrage Twin Peaks : Fire walk with me. Chacun des livres approfondit un des aspects de l’histoire, un personnage, l’imaginaire de la ville et immerge le spectateur de la série dans l’univers fictionnel du film, faisant naître un sentiment trouble entre ce qui relève de la réalité et de la fiction.
6Si le phénomène semble relativement nouveau, ce n’est pourtant pas le cas. Renée Bourassa a consacré une partie de son ouvrage16 à en révéler le caractère millénaire à travers l’étude de ses précurseurs : arts de la mémoire, cathédrales médiévales ou théâtres encyclopédiques de la Renaissance, proposant ainsi un ancrage historique du phénomène. Il est également difficile de ne pas penser à des univers fictionnels tels que ceux de Disney, lesquels se déploient à travers des long-métrages, des bandes-dessinées, des livres, des disques, comics strips, parcs d’attraction ou du Magicien D’Oz de L. Franz Baum, dont l’univers se développe à travers des livres, des conférences, des comics, des films, des comédies musicales et des pièces de théâtre de Vaudeville17. Cependant, il y manque encore la dimension immersive et la relation aux publics intrinsèque à la définition de la narration transmédiatique telle qu’elle a été définie par Henry Jenkins.
7Dans la forme ultime du transmedia storytelling, chaque medium offre ce qu’il sait faire le mieux. Ainsi, une histoire peut être introduite par un film puis développée à la télévision, dans des romans ou des Comics. Son univers doit pouvoir être exploré et expérimenté au travers de jeux. Chaque franchise doit être suffisamment indépendante pour permettre une consommation autonome. Il n’est ainsi pas nécessaire d’avoir vu le film pour apprécier le jeu et réciproquement. Comme Pokemon le fait si bien, n’importe quel produit est un point d’entrée dans la franchise dans son ensemble.18
8Ainsi Jenkins parle-t-il de culture de la convergence19 qu’il relie au développement d’une culture participante et collaborative des fans et aux décloisonnements que ce déploiement génère. « La convergence ne passe pas par les appareils médiatiques, si perfectionnés soient-ils. Elle se produit dans le cerveau du consommateur et dans ses interactions sociales avec autrui. Chacun de nous construit sa propre mythologie personnelle à partir de bribes et de fragments d’information extraits du flux médiatique et transformés en ressources grâce auxquelles nous donnons sens à notre vie. »20 En ce sens, le paradigme de la convergence incarne un changement culturel majeur. D’une part, les spectateurs, les publics ou les consommateurs21 sont amenés à partir en quête de fragments narratifs dispersés et à les connecter entre eux, ce qui les regroupe sous la riche désignation de sémionautes, terme forgé par Nicolas Bourriaud pour qualifier la nouvelle figure de l’artiste glaneur22, elle-même inscrite dans la continuité des pratiques lectoriales dites de « braconnage » par Michel de Certeau23. D’autre part, les médias s’influencent, se relient, se remédiatisent24, évoluant en regard les uns des autres, ce qui appelle une démarche d’analyse intermédiale, à travers laquelle il s’agirait de comprendre la rencontre et les croisements d’un média avec un autre, à travers un récit fictionnel qui les relie en s’y déployant. Le préfixe inter- signale effectivement le souci de considérer les relations entre les médias comme un objet d’étude à part entière, et ce dans une double dimension : tout à la fois comme des nœuds et des mouvements de relations qui dépendent de la manière dont les contenus s’y incarnent et y circulent.25
9Une approche analytique transmédiale aura quant à elle un objectif plus global et transversal26, puisqu’elle vise à saisir les nouvelles relations et interactions qui s’établissent entre les médias, les producteurs et les usagers au moment où la frontière entre ces derniers s’effondre. C’est-à-dire que le champ d’analyse n’est pas circonscrit aux relations entre les médias et aux contenus qui les relient, il s’étend jusqu’aux modes de production, de réception, d’interaction et de consommation. Comme le souligne Olivier Aïm, l’approche du transmédia storytelling croise « une théorie des médias (et de leur réflexivité) et une théorie du récit (et de ses frontières) »27 solidement arrimée à une étude des cultures fan et participative.
10Notons également que le fan et le consommateur de ces dispositifs immersifs, forts d’une culture de production, et de réseau forgée à travers les pratiques du web, fraient aujourd’hui sur les territoires de l’expert et du producteur, remettant en question son autorité et de manière plus fondamentale encore la linéarité d’un processus qui articulait producteur, prescripteur et consommateur.
11Effectivement, en simplifiant les usages et en apportant de nouvelles interfaces et de nouveaux logiciels informatiques, le web de deuxième génération a permis entre autres aux internautes d’expérimenter de nouveaux modes de contrôle de l’information ainsi que de nouvelles formes de gouvernance fondées sur des mécanismes de concertation plus horizontaux et recentrés sur l’expérience, le désir et l’expertise de l’amateur. En d’autres termes, les logiques libres, ouvertes et décentralisées caractéristiques du fonctionnement d’internet ont amorcé une ré-implication de l’utilisateur qui régénère en profondeur les modes de production. Ceci a remis fondamentalement en question la vision analogique et linéaire du monde qui articulait création, médiation et réception, ou encore conception, production et consommation, au profit d’une autre articulant désormais destinataire et destinateur28, consacrant l’amateur29 et déployant des catégories intermédiaires dites notamment pro-amateur (catégorie intermédiaire entre professionnel et amateur), ou prosumer (qui conjugue les mondes du producteur et du consommateur).
12Le storytelling transmédia renvoie à une nouvelle esthétique, apparue en réaction à la convergence médiatique : elle fait peser de nouvelles demandes sur le consommateur et nécessite la participation active des communautés de savoir.
13Ceci a une influence cruciale sur la manière de concevoir des projets et d’écrire des contenus, puisque désormais, il va falloir s’ingénier à trouver les moyens d’offrir de nouvelles expériences qui tiennent compte des nouveaux usages et pratiques du public et notamment de ceux des fans qui écument les moindres contenus à la recherche de compléments sur l’univers fictionnel qui les passionne. Dans cette perspective et dans celle d’engager les publics, d’intensifier leur loyauté, les industries cinématographiques expérimentent différentes stratégies pour augmenter et approfondir l’univers fictionnel et en promouvoir la narration centrale, dite également narration mère ou mothership, afin de la transformer en une expérience multidimensionnelle et immersive.
14Cette dimension immersive, sur laquelle nous avons moins insisté pour l’instant, constitue également un élément clé dans les stratégies promotionnelles des blockbusters américains qui immergent le spectateur dans des jeux en réalité alternée (ARG) avant leur sortie. Les ARG sont des narrations ludiques qui se déroulent en ligne et hors ligne et qui articulent une histoire, une jouabilité et une communauté. Comme dans un jeu classique, le but est de résoudre des missions, mais ce qui les rend particulièrement immersifs, c’est que les missions se déroulent pour une part on line et pour une autre dans la vie réelle. Ce sont également des jeux qui nécessitent des compétences différentes et exigent donc la mise en place d’une dynamique collaborative au sein de la communauté. L’immersion se produit par le fait que de faux documents, de faux articles de journaux, de faux avis de disparition sont diffusés avant la sortie du film, jetant le trouble entre réalité et fiction. Les joueurs investissent le monde du jeu avec les mêmes outils et interactions que ceux qu’ils utilisent dans la vie réelle : sites web, email, conversation téléphonique et même discussions en personne avec des acteurs jouant des personnages du jeu.
15L’une des premières productions qui s’est appuyée sur la narration ludique de type ARG pour sa stratégie promotionnelle est le film d’horreur réalisé par Daniel Myrick et Ed Sanchez The Blair Witch Project, sorti en 1999. Avant sa sortie, des avis de recherche sont parus sur différentes plates-formes médiatiques faisant état de la disparition de trois étudiants en cinéma dans une forêt du Maryland au cours d’un reportage sur la sorcellerie en octobre 1994. Il existe également une compilation d’autres faux documents (toujours dus à la plume de D.A. Stern) comprenant, entre autres, le journal de bord retrouvé de l’un des personnages Heather Donahue, analysé par une médium. On apprend entre autre, chose terrifiante, que les recherches dans la forêt par les autorités ont commencé le 26 octobre 1994, jour où trois randonneurs se filmaient encore. L’idée est donc de favoriser une expérience immersive dans l’univers fictif, c’est-à-dire de jouer sur l’ambiguïté entre fiction et réalité, en laissant ainsi planer le doute sur la nature du long métrage, lequel est d’ailleurs volontairement tourné par les acteurs jouant les randonneurs avec une absence de technique cinématographique sophistiquée. Les images sont tournées avec une caméra 16 mm noir et blanc et leur caméscope couleur, renforçant ainsi l’effet documentaire et donc de réel. De cette manière, chaque contenu renforce l’univers fictionnel ainsi que l’expérience du futur spectateur.
16Le concepteur de jeu (ou game designer) Éric Viennot pousse la logique plus loin encore. Les ambitions qu’il affiche à propos de la sortie prochaine de son jeu Alt-Minds en 2012 sont emblématiques de la tendance visée : « Alt Minds : en route vers la Fiction totale »30. Viennot explique que ses ambitions dépassent celles qui prévalent dans la conception des jeux en réalité altérée ou augmentée (dits ARG) : « Alors que les ARG (de par leur nature promotionnelle), proposent une expérience morcelée qui manque d’accompagnement et trop souvent de force et de cohérence, la fiction totale accompagne le cheminement du joueur »31. Viennot cherche à transformer le transmédia en une fiction totale, c’est-à-dire en une fiction dans laquelle « les différents médias se répondent et s’enrichissent les uns les autres, génèrent au sein du système de jeu une unité narrative et surtout un continuum d’expérience indispensable pour brouiller les pistes entre la fiction et la réalité ».
17Il est difficile ici de ne pas y voir une continuité avec l’ambition wagnérienne qui aspirait à l’avènement de l’opéra comme « œuvre d’art totale »32, laquelle a trouvé de nombreux échos notamment à travers l’apparition du cinéma, que depuis ses débuts, sous-tend un idéal d’immersion33. Difficile également de ne pas interroger ce qui se passe pour le spectateur ou pour le joueur lorsque le dispositif de fiction immersif trouble la frontière entre réalité et fiction, fragilisant le « cadre pragmatique » qui entoure et définit la fiction. Si dans le cadre d’un dispositif cinématographique, le spectateur sait parfaitement que ce qu’il voit ne sortira pas du cadre, lorsque l’écran s’évanouit, que les éléments de la fiction envahissent la vie réelle, que la frontière sémiotique entre le réel et les mondes fictionnels n’est plus contenue par les limites de l’écran, qu’il n’y a plus d’étanchéité, alors la conscience du dispositif par le joueur disparaît, ce qui ne peut manquer de questionner les conséquences possibles ouvertes par un tel brouillage. Si nous frôlons ici les limites encore fantasmées du dispositif de narration transmédiatique, à savoir le moment où l’orchestration entre les fragments d’un univers fictionnel atteindra une synergie parfaitement fluide, c’est encore au joueur ou fan de faire l’effort d’arpenter les différentes plates-formes médiatiques en quête de bribes et de fragments fictionnels inédits afin d’approfondir sa compréhension de l’univers qu’il affectionne. On peut dire que le média comme la technologie, en tant que dispositifs sensibles, prennent effectivement une part évidente au déploiement du sens. Les médias et dispositifs technologiques ne servent pas seulement à transmettre un univers fictionnel, ils participent charnellement à sa mise en sens. Le design doit donc impérativement réfléchir à des stratégies pour faciliter le passage d’un média, d’une technologie à une autre, pour renforcer la justesse entre un contenu et le média qui l’incarne, pour cultiver la cohérence des fragments narratifs avec la narration centrale.
18L’emploi de la narration transmédiatique revêt un sens et une ambition très différents dans le cadre du jeu documentaire FortMcMoney34 qui porte sur l’exploitation des sables bitumineux dans le grand nord canadien. Réalisé par le journaliste français David Dufresne et co-conçu en partenariat avec l’ONF (Office National du Cinéma du Canada), ARTE, Le Monde, le jeu documentaire est sorti le 25 novembre 2013, et se poursuit encore actuellement. Les ambitions politiques du projet sont littéralement potentialisées par l’écriture transmédiatique.
19Pour concevoir ce jeu-documentaire, Dufresne s’est appuyé sur une précédente expérience, à savoir le web-documentaire Prison Valley sorti en 2009, qu’il avait déjà co-signé avec Philippe Brault qui fait aujourd’hui office de repère dans l’histoire des programmes interactifs. Pour élaborer ce second projet, Dufresne s’est inspiré du jeu de rôle et du jeu de simulation Sim City pour plonger le joueur dans l’univers et les problématiques de Fort McMurray, troisième réserve du monde de pétrole au Canada. « Sauf qu’ici, il s’agit d’une vraie ville que les internautes peuvent explorer de fond en comble [google street view n’étant d’aucun secours puisque l’on ne peut s’y promener virtuellement]. Si nous utilisons les codes du jeu vidéo, ce n’est pas pour faire de Fort McMoney un divertissement, mais un film entièrement délinéarisé. »35 Le joueur visite la ville, rencontre ses habitants, se rend au conseil municipal, rencontre des personnages clés, suit un habitant qui lui montre un endroit qui fait sens pour lui dans la ville, et cela dans la perspective de se faire une opinion sur la problématique de l’exploitation massive du pétrole. Le joueur dispose également d’un tableau de bord lui permettant d’accéder, en tant que citoyen de Fort McMoney, aux débats, aux sondages, et aux votes décidant de l’évolution de la ville. Il peut également sortir du jeu, se rendre sur des sites d’information pour étayer sa réflexion, consulter le fil d’actualités d’articles de journaux partenaires relatifs à Fort McMurray, participer à une discussion Twitter avec les internautes sur la plate-forme du jeu-documentaire. En somme, il se familiarise avec la démocratie participative en en faisant l’expérience. Dans une interview à radio Canada, Dufresne explique que « le jeu, est un levier pour débattre, une nouvelle forme pour informer, pour donner la possibilité aux gens de s’engager dans ce qu’ils regardent, de ne pas être passifs, mais de faire partie prenante de l’histoire. L’histoire c’est quoi ? C’est notre dépendance au pétrole, c’est notre besoin en énergie, et c’est ce qu’on fait de la terre pour assouvir notre soif. »36 Bien que l’expérience transmédiatique soit un peu plus restreinte sur ce projet qui n’est évidemment pas une franchise cinématographique, nous retrouvons le même type de relations intermédiatiques : les contenus sont dispersés sur différents médias : le documentaire, le jeu, la radio, les réseaux sociaux, la presse et se complètent. La narration centrale, à savoir le fonctionnement et l’avenir de la ville de FortMcMurray, constitue le fil conducteur autour duquel les fragments de contenus s’articulent.
Tout ce que l’on voit est réel, authentique, concret, personne ne joue un rôle. […] Vous choisissez d’explorer la ville comme dans google street view, vous allez décider la mairesse, les itinérants, le grand patron de Total Canada, la ministre de l’environnement de l’Alberta, vous avez la possibilité de voir une cinquantaine de personnes, de visiter plus de 22 lieux dans la ville et de comprendre la complexité de cet enjeu monumental, colossal que sont les sables bitumineux. Et vous choisissez où vous voulez aller, quand vous voulez et vous allez voter, vous allez décider du sort de cette ville. 37
20À travers le dispositif de référendum et de mise en débat, le jeu-documentaire forge d’autres formes de sens commun, des formes d’un sens commun polémique. L’enjeu est de conduire les joueurs à débattre. Comme L’explique Dufresne, le jeu encourage la curiosité à travers un système de récompenses, il pousse le joueur à dépasser ses préjugés, à visiter des lieux, à rencontrer des gens, à leur poser des questions, pour faire avancer son propre cheminement, sa connaissance sur le sujet et être armé ensuite pour débattre, argumenter et voter dans un espace dévolu à l’échange et à la prise de décision collective. « Le jeu c’est un levier pour débattre. C’est une façon de mettre des gens qui ne se parlent jamais autour de la table : des productivistes, des environnementalistes, des gens qui ne savent pas trop quoi penser, des gens qui trouvent que ça coûte trop cher le pétrole à la pompe, leur gaz tous les matins, et d’autres qui disent que ça ne coute pas assez cher, parce qu’il faut plus le taxer, parce qu’on a des responsabilités, etc. »38 Par cette interaction avec des centaines, voire des milliers d’autres personnes, le jeu produit l’effet de fictionnaliser la réalité de la vraie ville de Fort McMurray, tout en attribuant une fonction réelle à la ville fictive de Fort McMonney.
21Jouer avec la réalité des enjeux d’une ville réelle via le jeu-documentaire, argumenter, débattre et décider collectivement de l’avenir qui sera donné à cette ville jumelle fictive, c’est explorer d’autres possibles autorisés par internet, et la convergence des médias. Au fond, le jeu documentaire de Dufresne partage le même objectif que le jeu en réalité augmentée qui consiste à attirer l’univers fictionnel à l’extérieur du monde diégétique pour contaminer la vie réelle. Il permet d’ouvrir la vocation ludique du jeu et la logique transmédiatique à des dimensions réflexives, critiques et politiques, remettant en perspective les aspirations totalisantes de la narration transmédiatique.