Jacques Dubois (Université de Liège) : Charlus à la Raspelière / un jeu de barres social



Dans Sodome et Gomorrhe, Charlus fait une entrée retentissante chez les Verdurin, en villégiature à la Raspelière . Un baron, où ça, un baron ? s'exclame Cottard  (dans l'Esquisse XI que reproduit la Pléiade — II, p. 1026 —  c'est "avec une stupéfaction sauvage" que Cottard "hurle" semblable question). Il est vrai qu'à l'ordinaire, Faubourg Saint-Germain et salon bourgeois voué à l'art ne se fréquentent pas, s'excluent réciproquement. Si la rencontre improbable a lieu, c'est l'effet d'un hasard doublé d'un malentendu  sur l'appartenance de chacun. En fait, Charlus n'a fait que se glisser dans le sillage de Morel, le jeune virtuose dont les Verdurin espèrent s'approprier le talent. Ceux-ci ne voient donc en Charlus qu'un compagnon de Charlie — il l'accompagnera d'ailleurs au piano — et un vieil aristocrate incertain, tandis que celui-là ne perçoit les Verdurin qu'en bourgeois parvenus et quelconques. Méprise et mépris d'emblée de part et d'autre. Cette méprise et ce mépris sous-tendront d'ailleurs les rapports qui vont se nouer entre les différents acteurs dans la longue séquence que l'on commentera ici[1]. Ils seront présentés par Proust dans ces pages comme ce qui régit les relations humaines en un certain monde. Grand principe distinctif et moyen de positionnement, le mépris s'entend à cultiver les méprises à son avantage, à faire qu'elles justifient le dédain que par anticipation on affecte à l'égard d'autrui.

Dans l'ordre du texte, c'est Charlus qui ouvre les hostilités mais d'une bien curieuse façon. Proust note d'emblée que, pour lui, "dîner chez les Verdurin n'était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu" (p. 298[2]). Et l'on se demande s'il faut attribuer la comparaison au narrateur ou à Charlus. Toujours est-il qu'elle caractérise bien la morgue d'un grand féodal qui donne volontiers dans l'injure triviale. Elle convient autrement encore au même dont on sait qu'il fréquentera sous peu les pires des mauvais lieux. Là où elle survient, il faut la prendre au sérieux et entendre toutes ses harmoniques. C'est d'abord qu'elle surplombe la séquence ; c'est ensuite qu'elle est tout à la fois précédée et prolongée par deux autres suggestions de même farine. Dans l'épisode introductif à la séquence qui relate le très symbolique voyage emmenant les convives à la Raspelière, Marcel reconnaît en la princesse Sherbatoff une grosse dame qu'il avait vue antérieurement et qu'il avait prise par erreur pour une "tenancière de maison publique". Or, cette même princesse se retrouvera à la table des Verdurin aux côtés du baron de Charlus. Par ailleurs, dans la scène du dîner lui-même, Sidonie Verdurin s'exclame à l'intention de Cottard suggérant que la patronne aurait pu jadis se montrer accueillante envers la femme du peintre Elstir : " ‘Il est magnifique, le professeur. (...) Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c'est que Mme Elstir. J'aimerais mieux recevoir la dernière des filles ! " (p. 331). Si l'on considère que la princesse est, au sein du clan, la plus fidèle d'entre les fidèles, on peut dire que, dans les trois cas mentionnés, l'image du bordel renvoie au salon Verdurin, fût-ce de façon dénégative comme dans le dernier exemple.

Trois allusions qui scandent le texte[3]. Elles ne sont pas là au hasard et font sens de deux manières. Il y a d'abord que, par une sorte de comble, c'est Charlus lui-même qui fait de la Raspelière une maison de rendez-vous. La soirée Verdurin lui est prétexte à retrouver Morel, son jeune amant, à l'entourer de ses attentions, à le séduire par ses flatteries. Mais surtout elle est le moment où va se révéler la vraie nature du baron, sa nature "perverse". Et ceci d'entrée de jeu puisque, dès les tout premiers pas chez ses hôtes, Charlus va, alors même qu'il voudrait tant paraître dans sa majesté hautaine et virile, s'efféminer et adopter jusqu'au ridicule les manières de l'autre sexe. Moment de terrible renversement ironique. Mais qui s'en avise ? En apparence, Marcel seul, que relaye le narrateur. Il est vrai que Proust va donner au personnage du baron quittance de son "vice". Il y procède en esquissant sa théorie des "mères profanées", laissant entendre que l'habitus féminin de l'inverti lui vient d'un héritage maternel trop lourd et trop intimement recueilli jusqu'à faire que, pour parer à une situation sociale difficile, il le prostitue par une sotte maladresse[4]. Il n'en reste pas moins  que, tout au long de la séquence, Charlus apparaîtra comme marqué par sa pratique honteuse. Et Proust de le cribler de traits moqueurs en faisant que, à intervalles réguliers, lui soit posée par plusieurs interlocuteurs successifs la question : "Est-ce que vous en êtes", qu'il entend comme relative à son appartenance sexuelle alors qu'elle n'y a pas trait. Toujours la méprise, comme on voit. 

Mais le texte induit une autre lecture de l'image du bordel. Cette fois, la métaphore s'émancipe et, du sexuel, s'étend au social. Et c'est bien du salon Verdurin et de ses pratiquants qu'il est question cette fois. Dans cette séquence où, comme en d'autres d'ailleurs, le tissu du jeu collectif se maille d'une suite serrée de petits accrochages, la grande leçon est que chacun est prêt à se vendre ignoblement, rien que pour obtenir de fugaces avantages et satisfaire de médiocres intérêts. Morel donne le ton, qui, à peine arrivé, charge Marcel de faire croire aux Verdurin qu'il est de meilleure origine familiale qu'il n'est en réalité. Or, à peine a-t-il obtenu cette faveur qu'il traite son intercesseur avec le plus grand dédain. Il en va ainsi du mépris qui n'est jamais que l'autre face d'une promptitude à s'abaisser, à se coucher, à se donner de la façon la plus vile.

Mais prenons une vue d'ensemble sur la séquence.  On sait que les salons proustiens sont autant de petits laboratoires sociaux. Au gré de la vie mondaine, des éléments mobiles y vont et viennent, s'y croisent, entrent en friction. Au point de rencontre, quelle réaction ? C'est bien la question à tout coup. Le pire peut arriver, rarement le meilleur. A chaque fois, la socialité s'y parle.  Le salon type, tel qu'il se présente le plus souvent dans la Recherche, est en principe homogène. Il en faut peu cependant pour que des ferments de discorde y agissent et qu'en conséquence la cohérence soit remise en cause. Ainsi le petit clan Verdurin fait de la solidarité interne son credo. Mais Sidonie n'ignore pas que son groupe n'est qu'un amalgame incertain et que des forces centrifuges menacent sans trêve de le démembrer. Aussi veille-t-elle sans relâche au salut du salon. Mais c'est bien autre chose encore lorsque, au gré des circonstances, des groupes divergents se trouvent rassemblés et donc confrontés. Alors les différences sociales s'aiguisent et s'exaspèrent.

Le cas présent est exemplaire. Les représentants de trois classes peu compatibles se trouvent mis en présence. Il y a donc les Verdurin et Charlus, en complète antinomie sociale. A ceci près tout de même qu'avec la princesse Sherbatoff  les premiers se donnent une espèce de caution nobiliaire (à table, il y aura entre le baron et la princesse un signe de connivence très appuyé) et que le second par Morel se compromet avec la classe la plus vile.  Sont là par ailleurs les Cambremer, aristocrates de second rang, s'employant à dissimuler l'origine sociale de l'épouse, née Legrandin. Détachons encore du clan Verdurin un quatrième groupe, celui des professeurs. Dans le champ de forces qu'est la séquence, Cottard et Brichot font valoir leurs titres personnels, c'est-à-dire qu'ils se font remarquer et entrent dans la lutte. Il n'est pas indifférent par ailleurs qu'ils se proposent, l'un avec ses étymologies, l'autre avec ses calembours, comme deux experts en matière de double sens, ce qui nous renvoie par le biais à tout ce qui dans la séquence relève d'une signification cachée. 

Où est le ludion Marcel en tout cela ? Ami de chacun et de personne et se réfugiant dans une neutralité moqueuse, pour autant que l'on sache ce qu'il pense. Au total, on a une figuration particulièrement représentative de la partie supérieure de l'échelle sociale, avec l'habituelle surestimation de la noblesse propre au roman. 

D'une manière, toute la Recherche s'y condense et s'y rassemble. Mais, en même temps, il a fallu qu'une conjoncture singulière suscite la réunion incongrue. Proust, il est vrai, a observé qu'en villégiature les repères sociaux s'estompaient, permettant des levées de barrière inattendues. Mais il profite surtout de cette circonstance pour inscrire la rencontre en un lieu éminemment ambigu : la Raspelière appartient aux Cambremer mais est louée, occupée, aménagée par les Verdurin. C'est dire que, site social de la confrontation, elle en devient aussi l'enjeu, activant, comme on le verra, les concurrences et leur conférant un tour singulier.

Ce qui fait le piquant de l'affrontement est que chaque groupe manque d'une juste appréciation de la valeur des autres   Nous allons donc assister au long des cinquante pages à des stratégies d'ajustement qui conduisent à maints quiproquos et sont riches en potentiel comique. De plus, il n'est pas de personnage qui n'affiche quelque ridicule, du nez mal posé de Cambremer aux fous-rires simulés de Sidonie Verdurin en passant par la fraisette de Charlus. Mais ce serait manquer le contenu de vérité du texte que de s'en tenir à son aspect satirique. En fait, se structurant autour d'une suite de duels agressifs, la séquence croît régulièrement en âpreté et en dureté. En même temps, la structure scénique, si maîtrisée d'abord, se fait de plus en plus décousue. Au terme, faisant fi des égards mondains, quelques personnages en viennent à manifester une violence triviale, reflet de l'exaspération des sentiments. C'est alors que l'on saisit mieux combien l'investissement social prêté à chaque acteur n'a pas cessé d'être intense tout en se donnant à lire sous des dehors badins.

Confrontations

Proust a donc construit sa séquence autour des péripéties d'une guerre sociale qui se déroule sur plusieurs fronts. La métaphore de la guerre lui vient d'ailleurs sous la plume à propos de la manière dont les Verdurin ont envahi le jardin, l'ont occupé au sens fort et ont suscité la résistance du vieux jardinier. Mais de ne se rendre perceptible qu'à travers une suite dense de petites escarmouches, cette guerre reste insidieuse ou larvée. La bienséance en endigue les effets fâcheux presque jusqu'à la fin. Mais, si l'on n'en vient pas aux mains, les mots et les gestes en disent long et pèsent de leur poids symbolique. Proust nous alerte d'ailleurs: "Il est singulier qu'un certain nombre d'actes secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle" (p. 356). De plus, il atténue les effets des duels singuliers en veillant à disperser leurs occurrences. Les échanges malveillants entre Verdurin et Cambremer se répartissent entre trois ou quatre endroits du texte. A bien y regarder, tous les duels répondent cependant à un même modèle. Modèle en trois temps dans sa forme abstraite : 1° l'acteur échange quelques mots avec le partenaire pour tenter de voir à quelle espèce sociale il appartient[5] ; 2° il se positionne lui-même, faisant valoir ses titres ou ses prérogatives; 3° partant de quoi, il tente de prendre l'ascendant dans la relation. Proust nous fait encore voir que, dans ce rapport stratégique, l'acteur veille à attirer le partenaire sur le terrain qui lui est le plus favorable.

C'est ici que l'image du jeu de barres mérite d'être retenue comme métaphore du présent texte. Pour rappel, ce jeu quelque peu oublié, dont on dit qu'il remonte aux anciens Grecs et que Napoléon le pratiquait volontiers, repose sur un principe simple. Deux équipes de joueurs se tiennent dans deux camps adverses aux extrémités d'un espace. Tout joueur qui sort de son camp après un adversaire a barre sur lui et peut le poursuivre. S'il réussit à le toucher avant d'être atteint lui-même par d'autres "ennemis" sortis après lui, il le fait prisonnier. Et ainsi de suite, le but étant de vaincre le camp adverse en capturant le plus grand nombre de ses membres, lesquels peuvent cependant être libérés sous certaines conditions[6]. On voit qu'il s'agit d'un jeu qui symboliquement est de grande portée sociale. Il produit une figure des rapports entre individus commandée par trois règles  : 1°  il n'est pas de relations sans que l'un des partenaires soit voué à prendre l'ascendant sur l'autre : 2° cet ascendant n'est jamais assuré d'avance, étant tributaire de la position initiale de chacun dans l'espace, une position, comme on a vu, éminemment relative ; 3° une fois établi, le même ascendant peut être remis en cause par une intervention tierce ou au gré de la capacité du "dominé" à renverser la situation par un preste retour en son camp. 

Ce jeu est peut nous convenir pour décrire les relations qui s'instaurent à la Raspelière entre acteurs en rivalité. Certes, la partie n'oppose pas ici deux camps seulement mais plutôt trois ou quatre. Mais, pour les différents protagonistes, la seule question est bien d'établir une supériorité sur le partenaire immédiat, qui n'est parfois que le voisin de table. Et ce souci a quelque chose de compulsif : même aux bien dotés — et tous les hôtes des Verdurin le sont à quelque titre —  Proust attribue la préoccupation obsédante et maladive de réaffirmer  à chaque occasion son identité sociale comme valeur distinctive et facteur de supériorité. Or, cette pulsion est extrêmement perturbatrice et susceptible de déclencher la crise à tout moment dans le milieu mis en scène et qui finit par apparaître, au gré de circonstances particulières, comme menacé d'anomie, au sens de Durkheim. Anomie double en fait. En surface, elle tient à des identifications qui se font mal, à des identités incertaines. En profondeur, elle résulte de ce que, comme Proust l'a parfaitement voulu, les parties en présence se réfèrent à des codes différents, n'utilisent pas ou plus les mêmes critères et laissent ainsi voir qu'ils participent d'une mutation sociale importante, à laquelle on reviendra.

Nous voilà loin du jeu et de l'idée de jeu. Pas tout à fait cependant. A la Raspelière on fait de la musique, des calembours, des parties de cartes. Et, dans cette société de loisirs, moquer, atteindre, humilier, c'est encore jouer. C'est transposer dans des comportements futiles et puérils les enjeux d'une bataille sociale grosse d'implications. Mais voyons comment les choses se passent dans le concret.

L'affrontement principal oppose le couple Verdurin au baron de Charlus dans une lutte en plusieurs temps. Par une ignorance qui l'arrangeait bien, Madame Verdurin n'a pas respecté le prestigieux héritage nobiliaire du baron dans l'ordre des préséances à table ; elle lui a préféré M. de Cambremer qu'elle croit "plus élevé en grade" et qu'elle place à sa droite, Charlus se retrouvant entre Cottard et la princesse Sherbatoff. Voulant peu de temps après rattraper la bévue, M. Verdurin s'excuse auprès du baron, en se prévalant du code artiste qui a cours dans le petit clan : ces questions de préséance n'ont pas d'importance entre gens vraiment sensibles. Il ne fait de la sorte qu'aggraver son cas. Il tend la perche au baron qui va pouvoir lui rétorquer en bonne logique et avec un dédain total : "Cela n'a pas d'importance ici". Ce qui est manière très inspirée de faire la part de codes différents, de pointer la gaffe et de reprendre l'ascendant. A noter que, dans un troisième temps, Charlus à son tour sera contraint de plier devant Sidonie, lorsqu'il déclarera : "Mécène, c'est comme les Verdurin de l'Antiquité". Choix tactique : il s'agit de plaire pour se faire accepter en même temps que son protégé, Morel.  Sidonie retrouve du coup la position dominante, ce qu'elle traduit par une muflerie calculée, disant au violoniste : "Il est agréable, l'ami de vos parents". Voilà Charlus renvoyé à un rôle subalterne. Ainsi va le tourniquet des hauts et des bas. Et c'est un peu comme si, à chaque fois, l'acteur placé en position dominée se voyait tenu d'aller se réassurer dans son camp s'il veut avoir la chance de barrer à son tour l'adversaire.

Le duel Charlus-Verdurin connaîtra son point d'orgue alors que l'on approche de la fin de la soirée. A trois reprises durant un ultime échange, le baron offense Sidonie.  Il commence par rester ostensiblement assis devant elle. Siège pour siège en somme. Privé initialement de la chaise qui lui revenait de droit, il trouve à faire la preuve de sa précellence en prenant le pouvoir dans un fauteuil. Comme au jeu de barres, il fonde son ascendant sur un retour mais tout symbolique à ce qui est son camp ou son code et qui se pare, dans une logique très charlusienne, d'un caractère fantasmatique :

Avec le singulier amalgame qu'il avait fait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d'amateur d'art, au lieu d'être poli de la même manière qu'un homme de son monde l'eût été, il se faisait d'après Saint-Simon des espèces de tableaux vivants ; et en ce moment s'amusait à figurer le maréchal d'Huxelles, lequel l'intéressait par d'autres côtés encore et dont il est dit qu'il était glorieux jusqu'à ne pas se lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu'il y avait de plus distingué à la cour. (p. 357)

La contre-attaque fuse avec un non moins impertinent "Dites donc Charlus", que lance Madame Verdurin et par lequel elle demande au baron s'il n'aurait pas "dans (son) faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait (lui) servir de concierge". Charlus réplique par une rosserie. Sidonie élude puis tente de désarçonner l'adversaire avec une autre question relative à sa connaissance du duc de Guermantes. La réponse "Mais puisque c'est mon frère" la plongera dans la stupéfaction. Elle rend cette fois les armes. Elle n'avait pas à s'aventurer en territoire étranger.

Les autres duels n'ont pas la même vigueur ni la même fréquence. Si on les passe rapidement en revue, on peut même dire qu'ils sont marqués par la dérobade de l'un des partenaires. Ce qui est façon pour lui de marquer son dédain. Ainsi le docteur Cottard et Charlus vont commencer par se toiser, chacun se prévalant de sa supériorité propre : "M. de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole d'un ‘prince de la science‘" (304). Mais lorsque Cottard fera à Charlus des avances qui ne sont que courtoises, le baron, qui les interprète mal, n'y répondra que par un cinglant avis de non-recevoir. Le contact est rompu : il ne reste alors à Cottard qu'à dénigrer le baron en compagnie de Ski, le sculpteur. Dans le relation Cottard- Cambremer, c'est au contraire le docteur qui ignore le marquis.  Excédé par le sans gêne de l'autre, ce dernier monte sur ses grands chevaux, en des termes suggestifs :

"Quel est ce monsieur qui joue aux cartes ? qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? qu'est-ce qu'il vend ? J'aime assez à savoir avec qui je me trouve pour ne pas me lier avec n'importe qui. Or je n'ai pas entendu son nom quand vous m'avez fait l'honneur de me présenter à lui." (349)

Mais Cambremer n'aura pas longtemps barre sur Cottard, qui de toute façon fait comme si de rien n'était. C'est Verdurin qui donne définitivement l'avantage au docteur rien qu'à nommer Cottard avec éclat et d'autant plus que, pour parler du médecin illustre, il affecte une modestie bon enfant. Même effet de reconnaissance que, plus haut, s'agissant de Charlus comme frère d'un Guermantes : la méprise est levée, le nom écrase, le mépris peut se donner cours. Le dernier cas est celui de la relation entre Mme de Cambremer et Charlus. Pas de malentendu ici : l'épouse du marquis se sait d'emblée en présence de celui qui n'a jamais voulu se laisser nommer à elle et son arrivisme s'exalte à l'idée de la rencontre tant espérée. L'extraordinaire est qu'au long de toute la scène les deux personnages sembleront ne jamais s'adresser la parole. Et l'on peut supposer que Charlus continue d'ignorer cette personne dont il réprouve la conduite et le rang. A noter que Proust, comme par un souci de rétablir l'équilibre, crédite Renée-Elodie de Cambremer d'une très curieuse habitude de déformer les noms de personnes au nom d'une bienveillante discrétion,  là où une Guermantes comme Oriane s'y livre par cruelle moquerie. Jeu proustien, là encore, du retournement et de l'ambivalence, comme si le narrateur même se faisait arbitre d'une imaginaire partie de barres.

De l'importance du nom en contexte et de sa valeur d'échange et de prestige. Rien que de dire Guermantes ou Cottard et l'on contraint le partenaire à sortir de sa méprise ou de ses illusions, à admettre une supériorité, à refouler ses prétentions.   Inversément, les noms des rôles sociaux, professionnels ou autres, servent, eux, à discréditer. C'est qu'il est plus aisé de se livrer, avec eux, à des attributions hypothétiques. Ainsi les Cambremer qualifient gratuitement les Verdurin de "gros commerçants retirés" pendant que Ski fait naître Charlus dans une  "simple famille bourgeoise de petits architectes"(345). Dans tous les cas, il s'agit éperdument de classer.

La bataille que l'on vient de suivre a pour enjeux des rangs (aristocratiques) et des classements (bourgeois). C'est Charlus qui l'engage par sa seule présence. Un baron ? où ça un baron ? Mais il l'engage mal par la gaucherie de son entrée au salon. Ce ratage va en fait conditionner toute la suite. Il disqualifie par avance les prétentions hiérarchiques et héraldiques que vont afficher tour à tour Charlus et Cambremer mais sur un mode grotesque et sans beaucoup de conviction. Mais il discrédite aussi bien les prétentions au classement selon le mérite que très bourgeoisement leur opposent Verdurin et autres Cottard. Et c'est un peu comme si le texte disait : les vraies questions sont ailleurs. Pour Charlus, la seule question est devenue celle de son homosexualité mais il ne peut en la circonstance que l'exprimer par son trouble. Pour d'autres, le vrai débat est celui du goût et non plus du rang, d'un goût qui est également objet de concurrence et de lutte pour la suprématie. Ce débat, Proust ne l'a pas éludé dans la séquence. Mais, le disséminant en celle-ci et l'abordant de manière plaisante,  il a choisi de montrer qu'il touchait à une mutation lente, riche de déterminismes retors et de contradictions.

 Si la confrontation majeure sur le plan du rang a opposé les Verdurin à Charlus, celle qui met en cause le goût affronte Verdurin et Cambremer. Elle a donc un enjeu très concret, la maison même où se déroule la soirée et sa décoration. Depuis leur installation à la Raspelière , les Verdurin ont bouleversé le logis et ses dépendances, déplaçant des meubles, remplaçant des plantations. Les Cambremer découvrent, effarés. Entre possédants et occupants, c'est forcément la guerre. Elle va se dérouler en quatre temps (toujours les barres) : moment où les deux femmes échangent des perfidies, avec avantage à Sidonie ; moment où le couple Cambremer dénigre amèrement la décoration adoptée ;  moment où, à propos d'un blason ornemental,  M. de Cambremer fait valoir auprès de Sidonie ses titres familiaux et donne à la même une leçon d'héraldique ("Attrape", dit tout bas Mme de Cambremer) ; moment enfin où Sidonie en contre-attaque décrit le château des Cambremer comme un trou à rats par crainte que Marcel n'accepte l'invitation des propriétaires. On notera cette fois encore que Proust fait que la violence finale de l'échange s'exprime avec une âpre vulgarité et que la tactique du partenaire le plus fragile consiste dans le repli sur un terrain propice. L'élément nouveau qui apparaît ici est cependant que la lutte des goûts tend à prendre un aspect paradoxal. En matière de décoration de la maison ou du jardin, les tenants de la tradition authentique ne sont pas ceux que l'on pense. Ainsi des Verdurin qui mettent leur esprit de révolution au service de la conservation judicieuse des choses :

A ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne comprenaient pas. (309)

Préférer de simples toiles à de riches peluches et remplacer les plates-bandes tirées au cordeau par un jardin de curé, c'est évidemment bien plus qu'afficher des préférences personnelles. Proust entend nous dire que deux régimes ou partis culturels s'affrontent ici et que l'emportera celui qui met en oeuvre une politique novatrice d'investissement sur l'avenir. On aura reconnu là les Verdurin dont Catherine Bidou-Zachariasen[7] a montré qu'ils incarnaient dans la Recherche la montée d'une conception nouvelle de la culture, moderniste et avant-gardiste. Relevons aussi que l'approbation que le narrateur apporte ici aux Verdurin se dissocie de la position que prend Marcel dans le débat sur les goûts. Le héros se réclame, en effet, d'une troisième position qu'il affiche comme poétique, appréciant à la Raspelière tel vent coulis, tel morceau de lustrine bouchant une fenêtre ou telle résonance des pas dans la galerie lui rappelant une mairie de village. Quel snob en un sens ! Car à se placer hors-jeu par des choix impertinents, il ne fait à son tour que barrer les autres, espérant sans doute être reconnu de quelque partenaire idéal.

La concurrence interne

De la lutte des rangs à la lutte des goûts, le jeu de barres se poursuit avec ses mesquineries et ses violences contenues. Les mêmes principes agissent ; le même résultat est espéré. On pourrait croire la seconde de ces luttes plus détachée et plus indulgente. Proust a voulu que ce soit l'inverse. L'introduisant de façon oblique, il laisse cependant entendre que c'est désormais dans cet espace social de jeu que les concurrences les plus décisives vont désormais se manifester. Que Verdurin persécute Saniette, que Sidonie condamne Elstir, que Morel ridiculise Mme de Cambremer (qui prend Meyerbeer pour Debussy), c'est à chaque fois au nom d'options culturelles. Mais l'insistance sur ce terrain second du combat tient aussi chez Proust a une question de méthode.  C'est que, par rapport à la hiérarchie sociale première, les oppositions et classements qui relèvent des goûts impliquent des déterminations bien plus complexes et bien plus raffinées que les autres. Ce que Proust, en un autre endroit de Sodome et Gomorrhe, appelle "la transmutation des matières consistantes en éléments de plus en plus subtils" (p. 213-14). Les appartenances qui définissent l'individu s'y réfractent de la façon la plus déconcertante et souvent la plus paradoxale, sans que pour autant la nécessité de base s'y voie démentie. Et cette fois la scène sociale n'est plus tant celle du salon et des acteurs qui s'y déploient mais elle se déporte vers l'être singulier lui-même et la manière dont il se construit psychiquement.  Ce qui pointe vers l'une des grandes découvertes de Proust, à savoir que la socialité est inhérente à l'individu, qu'elle est inscrite en lui, en une manière d'inconscient imprimant sa marque tout l'être.

Dans le passage, un exemple parfait de ce travail interne au personnage nous est donné à propos deMme de Cambremer. Si tous les acteurs de la séquence ont quelque chose de contradictoire, Renée-Elodie pousse les choses à l'extrême.  Déjà, Proust en a fait une hybride sociale remarquable. Bourgeoise, elle a épousé un membre de la noblesse de province sans voir qu'elle n'atteindrait pas par lui, individu par ailleurs balourd, à la haute aristocratie à laquelle elle aspirait.  Elle a mal parié en somme et se retrouve ainsi déchirée entre trois appartenances, dont l'une demeure toute potentielle. Or, voulant, pour arriver à ses fins snobs, compenser son déficit, elle ne voit pas d'autre issue que de s'approprier par l'étude les savoirs les plus avancés et les esthétiques les plus mode. Ce qui l'induit à adopter l'idéologie régnante du don ("Madame de Cambremer avait appris (...) qu'il ne faut rien apprendre", p. 320). Mais les choses ne s'arrangent pas aussi aisément. C'est que l'effort frénétique accompli sur le terrain de la culture n'a, pour elle, d'autre but que de produire des avantages sur le terrain des rangs. Et Proust de montrer avec une cruauté délicieuse que le transfert se fait mal et enferre celle qui voudrait en assurer l'accomplissement dans des conduites paradoxales, pouvant se muer en contradictions insurmontables. Le commentaire suivant en dit long sur ce point :

Car si elle était fort cultivée, de même que certaines personnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et marchent toute la journée sans cesser d'engraisser à vue d'oeil, de même Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de "couper" les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu'elle s'était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n'était pas assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de l'intelligence au coeur. Ce trajet Mme de Cambremer n'avait pas été plus que son frère de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne position. Eprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s'élever jusqu'à la fréquentation des duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen de l'étude des chefs-d'oeuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l'avarice et à l'adultère auxquels étant jeune elle était encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies. (p. 315-16)

Paradoxe vivant, ce personnage est toujours en porte-à-faux. Eprise de philosophie idéaliste, elle ne songe qu'à se faire, très pragmatiquement, une bonne position dans le monde. Acquise au réalisme le plus pointu en art, elle cultive des rêves de grandeur idéale. Mieux encore, cherchant à concilier système des goûts et système des rangs, elle finit par les confondre dangereusement. De là, ses gaffes par exemple. Ou de là encore les effets incongrus de son snobisme qui la guérit de ses tendances,  elles-mêmes contradictoires, à l'adultère et à l'avarice. A l'évidence, Proust s'amuse ici, mais non sans mettre en relief, comme il aime à le faire, que les logiques sociales les plus serrées finissent par produire de la pure contingence, un reliquat comme aléatoire.

Ainsi ce champ de forces qu'est le salon Verdurin un jour de rassemblement imprévu semble se ramasser tout entier dans le seul personnage de la marquise de Cambremer. Sur la scène intérieure de celle-ci, plusieurs classes en concurrence, deux modes de classement qui rivalisent de pertinence, des titres et valeurs qui tentent de se faire pièce et de se doubler. Renée-Elodie est un jeu de barres à elle seule, emportée qu'elle est dans une course éperdue aux avantages vains et jouant une supériorité qu'elle a ou croit avoir contre l'autre. Elle offre sans doute un cas extrême. Mais il ne présente rien d'anormal aux yeux de la sociologie proustienne. Scindé, fluctuant, opportuniste au point d'inverser à loisir son comportement, le sujet  selon Proust intègre en lui la contradiction sociale. Mais il va bien plus loin et jusqu'à la retravailler pour son compte dans le sens le plus paradoxal. Et ce que fait ainsi ressortir le romancier est de bonne sociologie, de cette sociologie du particulier qui  échappe aux outils et méthodes du sociologue.   


[1] La séquence s'étend de la page 298 à la page 368 de l'édition Folio de Sodome et Gomorrhe.

[2] Toutes nos citations extraites de Sodome et Gomorrhe sont reprises de l'édition Folio du roman (Paris, Gallimard, 1991).

[3] Relevons encore qu'au moment où est évoqué le fait que Cottard a failli manquer le train, Brichot, par plaisanterie, dit avoir attribué le retard du docteur à la rencontre avec "quelque péripatéticienne" (p. 313).

[4] "En vertu de cette même loi qui veut que la vie, dans l'intérêt de l'acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé" (p. 299)

[5] On peut reconnaître dans ce motif un écho de la théorie de la conversation qu'à l'époque de Proust élaborait Gabriel de Tard. Cf. G. Tarde, L'Opinion et la Foule, Paris, PUF, "Recherches politiques", 1989, et notamment la section "La conversation", p. 86 et svtes.

[6] Littré donne en gros cette même description  de ce qu'il appelle un "jeu de course", notant que les barres désignent les marques qui délimitent les camps adverses du jeu. Il fait aussi apparaître qu'avoir barres (avec s !) "se dit de celui des joueurs qui part après un autre du camp opposé, et qui peut le prendre sans pouvoir être pris", notant enfin que la même expression a pris le sens figuré bien connu d'avoir quelque avantage sur quelqu'un

[7] Proust sociologue, De la maison aristocratique au salon bourgeois, Paris, Descartes et Cie, 1997.