Les études littéraires menacées d’éclatement et de perte d’identité ?
1En parcourant l’histoire récente des études littéraires, disons depuis la révolution romantique qui va affirmer l’autonomie du fait littéraire par rapport à ses contextes social, politique, économique et autres, on ne peut manquer d’être frappé par le mouvement continu de scissions et de scissiparités. L’unité originale de la philologie a donné lieu au binôme littérature et linguistique, dont la coupure paraît aujourd’hui irrémédiable. L’unité subséquente de la littérature, texte et contexte confondus, a évolué vers une gamme très riche mais finalement peu homogène d’approches dont les unes sont très axées sur l’objet et beaucoup moins sur la théorie (à tel point que l’explication de texte a pu devenir le bouc émissaire de quiconque se targue de théorie) et les autres très orientées sur la théorie et nettement moins sur l’objet (à tel point que chez certains théoriciens les textes n’ont plus d’autre statut que celui de pures illustrations, à l’instar des phrases-témoin dans les dictionnaires), la stylistique « scientifique » des années 1970 étant une sorte de synthèse, très fragile et provisoire, de ces tendances contradictoires. Les études littéraires contemporaines, enfin, se divisent selon une panoplie de méthodes et de modèles d’analyse, dont les différences se superposent à la différenciation sans cesse croissante entre les types d’objets concernés (le théâtre n’est plus un texte, mais une performance, étudiée par des méthodes qui n’ont plus rien de littéraire) et les disciplines externes à la littérature qui se penchent aujourd’hui sur le texte et son contexte (« littérature et médecine » ou « littérature et loi », par exemple).
2Plus rien ne semble à même de freiner ou d’infléchir cette dynamique de spécialisation et d’autonomisation des différences, que certains jugent nécessaire au développement des études littéraires en véritable champ scientifique, avec ses disciplines et sous-disciplines dûment cloisonnées, et que d’autres estiment dangereuse, car incompatible avec le point de vue « holiste » qu’une science humaine comme les études de la littérature se devrait de conserver. Toujours selon les critiques, le plaidoyer en faveur d’une refonte interdisciplinaire des études littératures pourrait dans cette perspective être davantage une fuite en avant qu’une véritable solution. Stratégiquement parlant, et sans vouloir entrer ici dans un débat d’une très grande complexité, force est de constater que l’adoption précipitée ou systématique d’une approche interdisciplinaire peut fort bien être interprétée comme un signe de faiblesse essentielle : plus on doute des acquis ou des possibilités d’invention de sa propre discipline, plus on semble prêt à chanter les louanges de l’interdisciplinarité1.
3Quelle position adopter à cette diversification croissante ? La thèse qu’on voudrait soutenir ici ne va ni dans le sens d’une plus grande spécialisation, ni dans celui d’un accroissement ou d’une intensification des réseaux interdisciplinaires. Sans rejeter pour autant les deux solutions de la spécialisation d’une part et la combinaison d’approches disciplinaires d’autre part, on voudrait esquisser ici le modèle – et pourquoi pas le rêve, avec toutes les naïvetés que suppose un tel mot – d’une nouvelle approche des phénomènes littéraires dans un esprit multiplement ouvert, mais néanmoins très centré sur la pratique littéraire. L’inspiration de ce programme vient en très grande partie du champ des études culturelles, que contrairement à certaines voix plus sceptiques, surtout aux États-Unis ou au Royaume-Uni où la concurrence entre départements d’études culturelles et départements littéraires a pu être impitoyable, on ne considère pas du tout comme l’ultime fossoyeur de la littérature et des études littéraires. Au contraire, les études culturelles sont vues ici comme un défi à relever, dont bien des aspects pourraient être à même d’insuffler un nouveau dynamisme aux études littéraires qu’on dit aujourd’hui menacées, de l’intérieur comme de l’extérieur.
4À titre de comparaison, il peut être utile – et rassurant aussi, on imagine, car trop souvent encore le nom des études culturelles est agité comme un épouvantail – de rappeler ici le dialogue très fructueux qui a pu s’établir entre la discipline classique, pour ne pas dire longtemps archaïque, de l’histoire de l’art et le paradigme dit de la « culture visuelle » ou des « études visuelles », soit l’équivalent plus récent des études culturelles dans le domaine de l’analyse visuelle. Malgré les divergences apparentes de ces deux modèles, des mutations réciproques ont pu s’établir qui ont fait que l’histoire de l’art contemporaine a pu assimiler les innovations de la « culture visuelle » alors que les « études visuelles » se sont ouvertes à leur tour aux points forts de l’histoire de l’art conventionnelle2. Un autre exemple, méthodologiquement et institutionnellement plus complexe toutefois, pourrait être trouvé du côté de l’histoire culturelle du contemporain3, C’est à une réconciliation de ce genre, certes selon de tout autres modalités, que les présentes lignes voudraient faire une petite contribution.
Les « études culturelles », une non-discipline
5Avant de suggérer quelques pistes de réflexion, dont certaines ont du reste déjà été réalisées ou sont en voie d’implémentation, il convient de rappeler quelques aspects très généraux des études culturelles4. Si l’on accepte de définir une discipline par l’objet spécifique qu’elle se donne, puis par les principes théoriques ou méthodologiques mis en œuvre et enfin par son type ou degré d’institutionnalisation, tous ces aspects déterminant ensemble le type de questions qu’il est possible (ou non) de poser à l’intérieur de cette discipline, les études culturelles pourraient, grosso modo, se définir de la manière suivante.
6En termes d’objets, le changement majeur introduit par les études culturelles a été de passer de la notion d’objet (comme forme statique et close) à celle de pratique culturelle (représentative de ce qui s’appelle alors une « forme de vie »). Ce glissement permet de souligner d’emblée que les études culturelles ne symbolisent nullement l’approche qui scelle le saut de la culture textuelle ou littéraire à la culture visuelle ou multimédia, voire à la société du spectacle comme il arrive qu’on le lise chez certains adversaires. En revanche, ce que font les études culturelles, c’est de proposer de leurs objets, qu’ils soient textuels ou iconiques, une lecture qui s’efforce d’en afficher les usages sociaux, tout comme les enjeux et implications politiques. Voir comment fonctionnent les objets, et pourquoi ils produisent les effets qui sont les leurs, s’interroger aussi sur les visées de sa propre recherche et de ses effets escomptés dans le champ social, telles sont les questions qui se substituent à la seule interrogation sur les propriétés formelles ou sémantiques des objets en question – même si, il importe de le répéter, la description des objets n’est nullement abandonnée.
7S’agissant de l’orientation disciplinaire, les études culturelles revendiquent en général une position interdisciplinaire – et dans certains cas extrêmes, qu’on n’abordera pas ici, même résolument antidisciplinaire5. Cette interdisciplinarité, souvent définie assez mollement soit comme la combinaison d’une pluralité de points de vues disciplinaires sur un même objet, soit comme l’extension du nombre ou du type d’objets couverts par un seul point de vue, n’est toutefois pas absolue. Dès le début, les études culturelles ont ressenti le besoin de structurer leurs avancées inter- ou pluridisciplinaires au moyen de quelque science non pas fondatrice ou de référence mais « auxiliaire ». Selon les époques et les préférences des chercheurs, c’est tantôt l’anthropologie ou la sociologie, notamment à travers leurs méthodologies d’observation participante, et tantôt la sémiotique, « discipline indisciplinée6 » car peu désireuse de s’établir en « superdiscipline », qui ont pu assumer cette fonction. Toutefois, ce qui compte est moins le profil exact du tournant interdisciplinaire pris par telle ou telle variante des études culturelles que l’impact du parti pris critique à l’égard des recherches monodisciplinaires sur le travail du chercheur. Si telle critique peut prendre des formes très différentes, les études culturelles se montrent très sensibles au fait que le but de la recherche ne peut jamais être « pur », mais qu’il doit se situer (aussi) ailleurs. L’ancrage des objets dans les réalités sociales, puis la nécessité de dépasser les points de vue disciplinaires singuliers ou individuels, c’est-à-dire déterminés par la formation originelle de chaque chercheur, conduisent les tenants des études culturelles à croiser les versants « objectif » et « subjectif » de la recherche : toute recherche suppose non seulement une implication personnelle du chercheur (en études culturelles, le chercheur « fait partie », d’une façon ou d’une autre, de son objet) mais aussi et surtout une réflexion sur le pourquoi de la recherche, qui n’est jamais strictement disciplinaire ou interdisciplinaire. En études culturelles, recherche et engagement se définissent et s’épaulent mutuellement : la visée de la recherche n’est jamais la seule constitution d’un savoir (inter)disciplinaire, elle touche aussi, impérativement, à une pratique sociale. Certes, toute science débouche ou déborde sur le réel où elle trouve aussi son origine, mais dans le cas des études culturelles, la réflexion sur ce qu’est une discipline pose de manière plus aiguë la question de l’enjeu social7. Dans cette perspective, les études culturelles ne sont pas du côté de la « culture » mais de celui de l’ « histoire », à suivre la terminologie (et la vision) d’Alain Brossat, qui oppose Histoire (avec majuscule) et culture (avec minuscule) :
Dans le monde de l’Histoire, le désir des hommes est tourné vers l’action, un désir d’actions et d’effets liés à ces actions. Dans le monde de la culture, ce désir est réorienté vers des objets et des souvenirs. Le monde de la culture est un monde surpeuplé d’objets, un monde de consommation, comme l’ont décrit Barthes ou Baudrillard, et saturé de mémoire. Le monde de l’Histoire est un monde dans lequel les hommes se déprennent des objets et produisent des déplacements au prix de ces disjonctions8.
8Enfin, la difficulté des études culturelles à s’inscrire dans un cadre disciplinaire ou interdisciplinaire plus ou moins strict explique aussi le très faible degré d’institutionnalisation de la discipline, dont la présence dans le champ scientifique est surtout indirecte (d’où peut-être aussi les appréhensions qu’elle suscite : comme les études culturelles ne sont « nulle part », elles risquent d’être « partout »). Le poids des études culturelles se fait sentir en plusieurs endroits, mais surtout par imprégnation. Le nombre de programmes est très limité, surtout dans le domaine des études littéraires (à titre d’exemple, le master offert par Paris-1 s’inscrit dans le cadre de la formation en arts et multimédias9). Mais cette situation a surtout des avantages, car elle devrait faciliter une rencontre plus poussée entre études culturelles et études littéraires qui me paraît, dans l’état actuel des choses, une nécessité absolue.
Les études littéraires sont déjà des études culturelles
9En pratique, bien des évolutions se sont déjà produites que l’on n’associe pas forcément à l’influence des études culturelles au sens large du terme : les gender studies, les études postcoloniales, les queer studies, les ethnic studies, les disability studies, les green studies, qui se penchent sur toute une série de dimensions du sujet et du social qui jouent un rôle clé dans la production, la diffusion et la réception des textes et d’autres artefacts culturels, font aujourd’hui partie de l’enseignement et de la recherche en littérature, quand bien même le taux de pénétration de chacune de ces orientations varie encore fortement. Avec l’élargissement du champ hexagonal à l’ensemble de la francophonie, les études postcoloniales sont en train de passer de la marge au centre du système, ce qui n’est pas encore le cas des disability studies, la variante « études culturelles » du champ comparatif « littérature et médecine », qui se focalise sur le paramètre de la « santé » et des « handicaps », notamment, mais pas exclusivement, dans la perspective foucaldienne du biopouvoir et de la biopolitique. Plus généralement, il n’est pas faux de poser que, d’un point de vue plus traditionnellement littéraire, les études culturelles ont « forcé » la recherche traditionnelle à se doter de nouveaux objets (par exemple ce que l’on appelait encore naguère la paralittérature : littérature de jeunesse, bande dessinée, romans roses, pornographie, novellisations, jeux vidéo, en gros le « populaire » et le « visuel »), de nouvelles questions (par exemple, pour prolonger les exemples donnés, la question des mécanismes de canonisation ou la prise en charge de l’importance de la lecture et des bases médiatiques et technologiques du fait littéraire, production et réception confondues), et bien sûr de nouveaux outils disciplinaires (enquêtes et statistiques sociologiques et anthropologiques, histoire orale, herméneutique et iconologie, interrogations politiques, éthiques et juridiques, surtout).
10Cependant, l’essentiel n’est pas là, c’est-à-dire dans ces nouveaux objets et ces nouveaux outils disciplinaires dont la venue et l’élargissement ne font que continuer l’ouverture thématique et méthodologique ayant succédé au formalisme des années 1960. Il est dans le nouveau regard posé sur l’objet, dans le nouveau rapport aux techniques disciplinaires et partant, dans l’émergence de nouvelles questions. Essayons de préciser un peu ce point, qui consiste au fond à circonscrire ce que les études culturelles ont rendu ou pourraient rendre possible à l’intérieur du champ littéraire. Pour ne pas alourdir le propos, on insistera ici sur deux aspects fondamentaux seulement : d’abord les implications de la définition de l’objet littéraire comme pratique culturelle (c’est la question relative à l’objet : qu’est-ce qu’il convient d’étudier en fin de compte ?), puis la question des liens entre lecture et écriture (c’est la question des enjeux : pourquoi le fait-on ?). Dans les deux cas, on tentera d’esquisser une réponse proprement littéraire, qui spécifie les réponses générales des études culturelles, dont l’objet est l’ensemble des comportements culturels dans une société donnée et la visée le changement de cette société par la réflexion critique. Or comme les études culturelles recherchent toujours le concret et le précis, il ne serait guère désirable d’enrôler les études littéraires dans un programme trop abstrait et partant inefficace. Spécifions donc…
Texte + institution = industrie
11À définir l’objet littéraire non plus en termes d’artefacts – essentiellement les livres et les textes – mais en termes de pratique culturelle, le centre de gravité de la recherche se déplace de l’étude immanente à la signification sociale de ces objets. Logiquement, l’interrogation sur le pourquoi de la littérature – pourquoi lire, pourquoi écrire, pourquoi enseigner – devrait être une priorité absolue, comme l’ont bien montré les interventions plus ou moins récentes de Robert Pogue Harrison10, d’Antoine Compagnon11 ou de Tzvetan Todorov12. Ce genre de livres, pour nécessaires qu’ils soient, soulèvent cependant deux problèmes.
12D’une part, l’opposition, pour ne pas dire l’incompatibilité supposée entre lecture formelle (formaliste, dit-on) et analyse des fins fondamentales de la chose littéraire, tend à réintroduire le clivage entre les deux grandes approches du texte que sont l’analyse interne et l’analyse externe. Incontestablement, il y a de part et d’autre de cette ligne de séparation une crainte réelle d’une perte de spécificité, comme si la cohérence de l’analyse interne ne pouvait se maintenir dès que celle-ci est appelée à se prolonger au-delà du texte, là où commencent d’autres territoires et que surgissent d’autres méthodes et d’autres disciplines, et que, parallèlement, l’analyse externe, perdait un peu de sa raison d’être en se doublant d’un regard trop pointu sur des questions d’interprétation de texte, inévitablement teintée d’un soupçon de subjectivisme dès que celle-ci touche à l’interprétation. Du côté des littéraires, que penser de cette peur de la spécificité de la littérature, qui glisserait, à coup d’études empiriques ou de descriptions sociologiques et historiques, vers le domaine des sciences sociales où la place réservée aux textes mêmes se réduit comme peau de chagrin ? Ces craintes ne paraissent pas fondées. Bien des exemples montrent qu’il n’y a pas nécessairement de conflit entre approches immanente et externe. Les meilleures lectures sociales des textes sont tout à fait capables, non pas d’intégrer des analyses formelles, mais de trouver dans l’articulation de la lecture interne et de l’explication historique le socle d’une meilleure compréhension d’une œuvre aussi bien que des effets durables d’une telle œuvre. Telle est, exemplairement, la démarche de Pascal Durand, sociologue de la littérature dans la lignée de Jacques Dubois, dans son livre, à mes yeux remarquable, sur Mallarmé, dont voici le programme :
Il est bon, pensait Thomas Mann, que « le monde ne connaisse que le chef-d’œuvre, et non ses origines, non les conditions et les circonstances de sa genèse »13. L’étude qu’on va lire repose au contraire sur l’idée qu’une reconstruction de la trajectoire esthétique du poète et qu’une reconfiguration de ses textes dans l’espace et la temporalité qui ont conditionné leur formation, leur mise en forme et, pour les plus radicaux d’entre eux, leur disposition particulière à l’égard des prescriptions formelles qui règlent la chose littéraire, sont de nature non seulement à éclairer le sens de ce qu’on a souvent appelé, d’un mot passe-partout, l’expérience mallarméenne, mais aussi à prendre la vraie mesure de sa véritable grandeur […]14.
13Identifiant cette expérience à l’articulation, jusqu’à leur confusion, du « sens des formes » (approche interne, interprétation textuelle) au « sens des formalités » (approche externe, analyse du contexte social), Durand, qui, pour éviter tout malentendu, ne se réclame nullement des études culturelles, propose une lecture qui cesse d’accepter comme insurmontable le partage du littéraire et du social, sans pour autant supprimer leur différence même ou en figer la dynamique en établissant quelque rapport hiérarchique entre eux. Le sens aigu de la microscopie textuelle dont témoigne cet ouvrage, démontre suffisamment que prendre parti pour les choses (le social) n’empêche nullement, au contraire, de tenir compte aussi des mots (du texte, et ce jusque dans ses formulations les plus apparemment hermétiques).
14D’autre part, en tournant le dos au formalisme sans doute excessif des générations précédentes (le mea culpa de Tzvetan Todorov est particulièrement poignant à cet égard), les défenses et illustrations de la littérature comme porteuse de sens et de valeurs tendent à mettre la littérature sur une sorte de piédestal, négligeant un peu les aspects par trop matériels de l’existence sociale des textes. Dit autrement : l’indispensable désir de justifier la littérature malgré tout dans une société qui s’en détourne de plus en plus massivement, conduit à centrer l’analyse sur le face à face du lecteur et du texte, ce qui n’est guère compatible avec l’ouverture recherchée. Si elles tiennent compte des études culturelles, les études littéraires doivent porter leur attention sur l’institution littéraire. Aussi convient-il de compléter les ouvrages de Harrison, Compagnon, Todorov et sans doute beaucoup d’autres, par des études sur, par exemple, le monde de l’édition et les effets de la globalisation, des exigences de rentabilité ou de certaines contraintes qui expliquent le phénomène récurrent, presque endémique de la surproduction. Quel que soit le type d’études littéraires que l’on préfère, et pour reprendre l’exemple du monde de l’édition, pars pro toto de l’institution littéraire en général, n’importe quel chercheur devrait intégrer à sa réflexion le travail d’auteurs tel que, entre bien d’autres évidemment, André Schiffrin15, Lindsay Waters16, Guillaume Sibertin-Blanc et Stéphane Legrand17, Pascal Durand et Anthony Glinoeur18.
15De manière plus générale, en passant de l’objet littéraire à l’étude du sens de cet objet dans la société, c’est aussi fatalement la question de la littérature comme industrie culturelle que rencontrent les études littéraires qui se montrent sensibles aux enjeux des études culturelles19. Au-delà de la réflexion sur l’institution littéraire, c’est-à-dire sur la façon dont une société donnée gère la production, la circulation et la lecture des artefacts nommés « littérature », c’est aussi toute l’économie de la littérature, au sens très matériel et très industriel du mot, qu’il est impératif d’intégrer à l’étude des textes – surtout à l’âge où l’on dit, de manière du reste particulièrement mal choisie et mal venue, que le numérique serait en train de « dématérialiser » l’objet aussi bien que les pratiques littéraires.
Littérature et rhétorique : pour un retour aux sources
16Dans la longue suite de scissions qu’aurait connues l’étude de la littérature depuis près de deux siècles (littérature versus linguistiques, texte versus contexte, mots versus images, etc.), il en est une dont il est beaucoup moins question, mais que pour ma part je considère comme absolument fondamentale – et absolument dangereuse : c’est la rupture, consommée au fond avec le déclin de la rhétorique traditionnelle, entre lire et écrire.
17Cette opposition, on le sait, est aussi sociale : la frontière ne passe pas seulement entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent (ou ne font que lire – et combien rafraîchissante la remarque de Borges se disant fier, non pas des livres qu’il avait écrits mais de tous ceux qu’il avait lus !), mais surtout entre ceux qui ont la chance d’être publiés (un ou deux sur mille, dans le domaine de la fiction, selon les confidences des éditeurs ayant pignon sur rue) et tous les autres, rejetés du système pour de bonnes ou de mauvaises raisons (car toutes les raisons de non-publication ne sont pas mauvaises…). Il n’est certes pas le lieu de revenir ici sur la discussion sur la nécessité du filtrage éditorial – sans choix argumenté, aucune culture n’est possible, sauf à tomber dans l’éloge naïf du « anything goes », voie ouverte à la soumission aux seuls critères de rentabilité immédiate –20, si ce n’est pour mettre en garde contre un des mythes les plus tenaces véhiculés par les nouvelles technologies, qui soi-disant brouilleraient la distinction entre producteurs et consommateurs : tous les écrivains deviendraient lecteurs et inversement. Idée crédule et auto-mystificatrice s’il en est, car s’il est vrai que (presque) tout le monde, à condition d’avoir accès à Internet, peut maintenant se manifester comme écrivain, certains lieux de publication sont plus égaux, c’est-à-dire plus prestigieux et surtout plus facilement repérés par les moteurs de recherche, que d’autres, et l’abîme entre écrivains et lecteurs ne fait ainsi que se déplacer d’un cran.
18Au-delà de ce genre de discussions, la question du statut de l’auteur – et, corollairement, du lecteur – devrait toutefois nous encourager à revenir sur un problème plus capital : les enjeux de l’écriture et de la lecture mêmes, plus particulièrement de leurs relations réciproques, aujourd’hui distendues, si ce n’est, perdues. En ce moment, les deux actes de lire et d’écrire sont souvent enfermés chacun dans leur sphère respective – rétrécissement qui se retrouve dans notre vision contemporaine de la rhétorique, réduite à un système d’artifices textuels et littéraires sans trop d’importance pour notre commerce actuel des textes. Or, pour les études littéraires, le grand avantage des études culturelles se situe là justement : à repositionner l’objet littéraire en pratique culturelle, les études culturelles ouvrent de nouvelles voies à une réappréciation de la rhétorique, non plus comme catalogue de faits de style surajoutés au langage dit non littéraire, mais comme pratique et comme action dans la polis. En ce sens, la rhétorique cesse d’être le passé de la littérature et des études littéraires, pour redevenir son véritable avenir, que l’on pourrait résumer ainsi : écrire pour lire, lire pour écrire.
19Si le terme de rhétorique rend un son creux ou connote un imaginaire trop vieillot, remplaçons-le par ce qui en tient peut-être lieu aujourd’hui : les ateliers d’écriture. L’analogie est pourtant imparfaite, car malgré les efforts et l’engagement de certains écrivains de donner à l’atelier d’écriture une place au cœur de leur propre pratique, y compris en termes d’institution littéraire et d’industrie du livre, les possibilités des ateliers comme nouvelle rhétorique restent sous-utilisées. Trop peu d’animateurs (soyons généreux et ne lisons pas ce terme dans un esprit bureaucratique mais comme synonyme d’éveilleur) suivent encore l’exemple d’un auteur comme François Bon, dont l’écriture en atelier, très soucieuse de la qualité littéraire du texte, intègre une réflexion très fouillée sur la vie des textes dans la vie sociale et dont les interventions s’inscrivent toujours au sein d’un parcours plus vaste incluant la totalité de la chaine du livre, imprimé ou numérique21. Ailleurs toutefois, l’atelier d’écriture est ramené à un outil soit purement ludico-social, soit purement didactique, la qualité n’étant pas toujours le premier souci d’une activité qui détourne l’expression littéraire au profit de tout à fait autre chose : apprentissage de la langue, réinsertion sociale, passe-temps. Dans le meilleur des cas, l’atelier fonctionne alors comme l’équivalent moderne de ce que fut longtemps le pastiche, dont la fonction première, lorsqu’on n’est pas encore assez sûr de soi pour entreprendre des travaux plus personnels, était de se faire la main, comme un pianiste faisant des gammes avant de monter sur scène. On est loin d’une rhétorique contemporaine…
20Peut-on attendre davantage de la formule américaine, celle du « creative writing » ? À première vue, elle contient des aspects prometteurs, mais qu’il est difficile de transférer d’un contexte culturel à l’autre. Dans le système littéraire américain, la place du « lecteur » est tout à fait différente, notamment à travers la double institution de l’agent et de l’editor, qui non seulement interviennent dans le texte mais dont les interventions sont aussi, semble-t-il, plus facilement acceptées par les auteurs (en France, où bien entendu l’on fait également récrire, ces deux rôles sont assumés par l’éditeur même et/ou par le directeur de collection, mais de manière tout de même moins radicale et surtout moins « proactive »). L’atout principal d’un tel système est sans conteste la plus grande considération donnée à la voix du lecteur, dont le jugement est intégré à l’écriture même du texte. L’institution du « creative writing », qui multiplie les contacts et les échanges autour des textes se faisant, pourrait être elle aussi un facteur important dans le décloisonnement des points de vue et des pratiques de l’écrivain et du lecteur, mais la médaille a aussi des envers : la vocation des ateliers des « creative writing » à faciliter la professionnalisation des auteurs en herbe réintroduit la coupure entre écrivains et lecteurs (comme si le fait de lire redevenait après coup une fonction purement ancillaire) ; parallèlement, la mise en place d’une « caste » d’écrivains-professeurs n’enrichit pas forcément la diversité de ce qui s’écrit (en fait, ce qui est visé surtout, ce sont les poètes-professeurs, jugés coupables d’avoir imposé, par leur mainmise sur les revues subventionnées, le monopole d’un type de pâle poésie néo-lyrique, à dominante autobiographique).
21Il faut donc poser le problème plus radicalement et oser un véritable retour aux sources, en l’occurrence à l’enseignement traditionnel de la rhétorique, où les fonctions de lecture et d’écriture étaient vraiment inséparables et totalement insérées dans le fonctionnement social de la parole. La grande leçon des études culturelles aux études littéraires devrait être que lire et écrire s’impliquent durablement : les techniques d’analyse littéraire ne seraient pas un but en soi, mais au service d’un apprentissage de l’écriture ; inversement, la maîtrise de l’écriture ne devrait pas faire de l’écrivain un non-lecteur, mais un lecteur supérieur, capable d’évaluer le travail des autres et de proposer le cas échéant des remèdes, le tout dans un esprit « public », c’est-à-dire accompli en présence d’autrui (avec ou contre lui, peu importe) et en vue d’une action ayant des effets dans la vie de la société.
22Cette rhétorique – ou cette littérature, mais au fond les deux devraient coïncider – a existé. William Marx en a étudié la lente érosion22. Les études culturelles nous encouragent aujourd’hui à la réinventer.