Colloques en ligne

Matthias KERN

La vie banlieusarde entre le réel et l’imaginaire : le film documentaire sur la banlieue parisienne de l’entre-deux-guerres (Carné, Lacombe)

Banlieue life between reality and fiction: the documentary film on the Parisian suburbs during the interwar period (Carné, Lacombe)

Introduction

1Chaque mise en scène documentaire d’un espace réel conduit à une interrogation double : comment procède-t-on afin de représenter cet espace de la manière la plus fidèle à la réalité ; et, en outre, pourquoi est-ce que l’on montre cet espace et pas un autre ? Autrement dit, quelle fonction est-ce qu’une telle représentation du réel doit assumer ? Si l’on s’intéresse aux films documentaires qui montrent les milieux de la banlieue parisienne pendant l’entre-deux-guerres, ces questions sont d’une importance primordiale : non seulement, la représentation de la banlieue arrive pendant cette période à son paroxysme si l’on tient également compte de la littérature1 ; mais ces représentations ne s’expliquent pas uniquement par un intérêt accru pour les terrains banlieusards, mais plutôt par leur signification. En effet, plusieurs courants littéraires, parmi eux ceux du roman populiste et celui de la littérature prolétarienne, investissent la banlieue en tant que symbole spatial de la culture populaire et du quotidien de la majorité des Français.

2Par conséquent, il n’est pas anodin si simultanément aux représentations littéraires de la banlieue, deux films documentaires se consacrent également à ce terrain et le représentent de manière très hétérogène : d’une part, le documentaire La Zone (1928) de Georges Lacombe, de l’autre celui de Marcel Carné, Nogent, Eldorado du dimanche (1929). Ces deux documentaires semblent confirmer des clichés établis à propos de la banlieue : Lacombe se focalise sur la représentation du quotidien des chiffonniers parisiens et insiste, ce faisant, sur le visage cru, insalubre et industriel de la banlieue ; Carné, à son tour, montre dans son documentaire les bains, les guinguettes et les parties de campagne des « petits gens » de Paris dans la proche banlieue. Autrement dit, les réalisateurs semblent fournir des preuves des deux visages de la banlieue que la littérature a déjà établis : celui de la banlieue noire et celui de la banlieue verte (Cannon, 2015, p. 73-76).

3Dans cet article, je chercherai à interroger ces mises en scène divergentes de la banlieue et le rôle des documentaires dans la perception de la banlieue pendant l’entre-deux-guerres. Pour ce faire, je reviendrai dans un premier temps sur le rôle de la mise en scène des quartiers et des terrains populaires dans le film de l’entre-deux-guerres et montrerai que le documentaire s’avère, d’une certaine façon, une première étape dans leur parcours créatifs et une tentative pour se positionner dans le champ cinématographique ; ensuite, je reviendrai sur les sources des deux documentaires et sur la manière dont les cinéastes transforment les imaginaires qu’ils reprennent. Dans ce cadre, je montrerai que Marcel Carné s’inspire de la littérature sur les parties de campagne afin de montrer Nogent, alors que Lacombe a recours à la mise en scène de la presse sensationnelle et des récits de promenades en banlieue qui s’y trouvent à partir du xixe siècle pour créer son documentaire. Ces analyses donneront enfin matière à discuter la part de l’imagination dans le tournage des documentaires pendant cette époque et les conséquences de leur mise en scène sur l’image du populaire.

« Rendre l’atmosphère d’humanité laborieuse » : le film à la recherche des classes populaires

4Avant d’étudier comment Carné et Lacombe mettent en scène la banlieue, il faut revenir sur le statut du film documentaire pendant l’entre-deux-guerres, et sur le champ cinématographique d’une manière plus générale. En effet, les choix esthétiques des deux cinéastes dépendent largement des modes et de la fonction du cinéma pendant cette période. Afin de réussir comme réalisateurs, les cinéastes disposaient en effet d’un choix restreint quant aux mises en scène de la réalité pour intéresser les studios, les distributions et, enfin, le public.

5Dans un premier temps, il faut revenir à l’histoire du genre documentaire. En effet, tout comme la photographie, le film en tant que média entretient un lien intime avec le document à sa naissance : les premiers films tournés par Louis Lumière à partir de 1895 sont des témoignages de la vie réelle, qu’il s’agisse de la sortie de l’usine Lumière (La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, 1895) ou de l’arrivée d’un train (L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, 1896). Mais si la fiction a rapidement pris le dessus sur les films documentaires — rappelons, en passant, qu’Alice Guy présente son premier film de fiction La Fée aux choux, de 51 secondes, déjà en 1986 —, la distinction entre les genres restait peu définie. Si l’on consulte les programmes des cinémas de l’entre-deux-guerres, les grands écrans parisiens présentent des films documentaires et des films de fiction sans distinction ; en outre, des projets plutôt documentaires comme le film communiste La Vie est à nous, réalisé par un collectif de cinéastes autour de Jean Renoir en 1936, se servent sans scrupules de parties fictionnelles (Delage, 2021, p. 508). Le film documentaire n’est pas séparé des films de fiction — bien au contraire, le cinéma est considéré dès ses débuts comme un mélange entre la représentation de l’authentique et la mise en scène de la fiction comme le constate Guy Gauthier (Gauthier, 2011, p. 36). Un film documentaire n’est donc pas reçu différemment par le public qu’un film de fiction, et la production d’un film documentaire et d’un film de fiction ne diffère pas encore nettement — au moins jusqu’à l’avènement du parlant qui implique le recours à une technique bien plus encombrante et chère dont les cinéastes ont d’abord fait abstraction au moment de tourner des documentaires.

6Cette indistinction entre le film documentaire et les œuvres de fiction entraîne même l’essor d’un genre paradoxal : le « documentaire romancé ». Il s’agit d’une appellation qui naît au cours de l’entre-deux-guerres pour désigner des films qui montrent des personnes réelles dans leur quotidien usuel, mais qui s’appuie toutefois sur un agencement narratif des faits montrés ; autrement dit, la réalité représentée dans ce genre de documentaires est l’objet d’un choix et d’un ordre conscients du réalisateur qui a également recours à des mises en scènes et des reconstitutions de scènes réelles. Une des premières évocations de ce genre se trouve dans un court article du réalisateur Jean Dréville à propos de son film Quand les épis se courbent qui présente ce genre comme « l’inévitable réaction contre le jazz-roi » (Dréville, 1929) et le film parlant. Le fait que cet article paraît dans Cinémonde montre qu’à la fin des années 1920, le genre jouit d’une grande popularité. Mais le documentaire romancé n’est pas uniquement une réaction au cinéma sonore ; bien au contraire, il le précède. L’un des représentants les plus emblématiques des documentaires romancés est Nanook of the North (1922) du réalisateur américain Robert Flaherty (Flinn, 2009, p. 406). Ce film, qui représente la vie quotidienne d’une famille inuite de la baie d’Hudson au Canada, devient l’exemple d’un grand nombre de documentaires qui mettent en scène des paysages lointains et des modes de vie exotiques. Ces documentaires sont, par conséquent, l’équivalent de la littérature de reportage qui a également grand cours pendant les années 20 avec des auteurs comme Paul Morand ou Joseph Kessel, pour ne mentionner que des exemples français (Gauthier, 2011, p. 43) — et comme dans ces ouvrages, il est difficile de trancher entre la représentation de la réalité et un travail de fictionnalisation, étant donné que les documentaires s’appuient souvent sur des scènes reconstituées, voire scriptées au préalable (Flinn, 2009, p. 408).

7C’est dans ce contexte que se situent les documentaires de Georges Lacombe et de Marcel Carné : les deux peuvent être qualifiés de documentaires romancés qui proposent un récit assez souple pour mettre en valeur leurs images. Les deux films montrent le cours d’une journée en banlieue parisienne, et c’est le rythme de la journée qui structure le récit. Lacombe se focalise notamment sur une famille de chiffonniers et leur travail quotidien — ce qui lui permet toutefois plusieurs parenthèses pour montrer d’autres personnages comme la vedette montmartroise vieillie et appauvrie La Goulue. Carné, quant à lui, montre les familles parisiennes qui arrivent à Nogent pour passer une journée à côté de la Marne. Si le récit n’est donc pas dominant dans ces deux créations, les deux réalisateurs font toutefois un choix clair au niveau esthétique dans la mise en scène des espaces de banlieue. Celle-ci devient la deuxième constante structurale qui détermine la forme des documentaires. Il suffit de regarder le début des deux films pour s’en rendre compte : Carné montre le centre-ville désert le week-end et emmène les spectateurs dans un train bondé en direction de Nogent pour y rester pendant le reste du film. Lacombe, quant à lui, présente à l’aide de ses intertitres et de quelques plans isolés le terrain de la banlieue des chiffonniers et les accompagne ensuite pendant leur collecte dans le centre-ville, mais il rentre bientôt avec eux en banlieue pour montrer leur travail en détail. Si le centre de Paris est donc visible dans les deux films, la caméra ne s’y arrête jamais ; la banlieue seule est digne d’une représentation.

8Dans leurs efforts de documenter la banlieue, les deux réalisateurs ne s’en tiennent toutefois pas à une représentation sobre. Bien au contraire, ils effectuent une mise en scène qui se nourrit de l’imaginaire littéraire de la banlieue. Cela ne doit pas surprendre si l’on considère que la littérature a longtemps été considérée comme un modèle pour le cinéma. En effet, Marcel Carné lui-même soutient seulement quatre années après la réalisation de son documentaire Nogent, Eldorado du dimanche que le cinéma doit se renouveler à la source de la littérature :

Qui donc décrira l’amusante et pittoresque croisière fluviale qu’est un voyage en bateau parisien, de Charenton à Suresnes, dans le matin doré des bords de Seine ; le quartier Saint-Sulpice, son parfum d’encens, son silence ouaté, sa vie au ralenti ; ou encore les jardins de Paris pleins de mille cris joyeux d’enfants, sans oublier le Bois de Boulogne, — le plus grand de tous —  caricature de forêt havre hospitalier où une vague humaine, en se retirant, laisse une multitude de papiers gras froissés ? … […]

Et qu’on ne vienne pas nous dire que la littérature ferait défaut. Sans parler de Mac Orlan ou de Jules Romains, nombre de romanciers actuels ne se sont pas fait faute de se pencher sur certains quartiers de Paris et d’en saisir l’âme cachée sous le visage familier de leurs rues : André Thérive avec Sans âme ; Bernard Nabonne avec Grenelle et La Butte aux Cailles ; Robert Gairic avec Belleville ; Eugène Dabit avec Petit-Louis, Les Faubourgs de Paris et surtout Hôtel du Nord […]

Populisme, direz-vous. Et après ? Le mot, pas plus que la chose, ne nous effraie. Décrire la vie simple des petites gens, rendre l’atmosphère d’humanité laborieuse qu’est la leur, cela ne vaut-il pas mieux que de reconstituer l’ambiance trouble et surchauffé des dancings, de la noblesse irréelle des boîtes de nuit, don le cinéma, jusqu’alors, a fait si abondamment son profit ! (Carné, 1933, p. 14)

9Carné cherche à restituer la « sentimentalité populaire » (Carné, 1933, p. 14) sur le grand écran, comme il le dit également dans son article, et exige pour cette raison une représentation des espaces et des milieux populaires parisiens. Notons que ces espaces sont en grande partie constitués par des villages et des endroits situés en proche banlieue. Mais ce qui est plus le frappant dans la description de Carné est le fait qu’il ne revendique pas uniquement le retour aux représentations des espaces de banlieue dans le cinéma, mais un retour par la littérature. Certes, Carné cite également la photographie parmi les exemples à suivre, mais il est évident dans son article que le cinéma ne peut trouver à lui seul une véritable représentation de la « sentimentalité populaire » ; celle-ci a toujours besoin de passer par un discours déjà médiatisé, de préférence par la littérature. Dans ce cadre, Carné inscrit le cinéma à venir dans l’héritage du roman populiste, un courant littéraire qui a été beaucoup discuté à partir de 1929, l’année de la parution de Nogent, Eldorado du dimanche. Les romanciers qui ont été associés au roman populiste ont cherché à représenter les classes populaires dans les quartiers populaires et la banlieue dans un contexte souvent nostalgique, faisant abstraction des nouvelles réalités du monde du travail tel que l’usine industrielle ou le taylorisme. Cette représentation devait notamment promouvoir l’image d’un « peuple » français ancré dans des traditions populaires et dans un ordre social paternaliste qui se définit par sa fierté du travail manuel, sa marginalisation successive par les lois du marché et la politique ainsi que par ses conditions de vie précaires aux bords de la criminalité. Autrement dit, le roman populiste reprend les poncifs sur les classes populaires qui ont déjà été établis pendant le xixe siècle et se présente comme une réaction à la littérature de Proust et de Gide, jugés trop « nombrilistes » et peu conscients des réalités sociales2.

10Le retour à la représentation de la réalité que le chef de file du roman populiste, Léon Lemonnier, prône à partir de 1929, conduit donc à une reprise d’un imaginaire social établi et en partie déjà dépassé3. Néanmoins, les débats littéraires des années suivantes montrent que sa volonté de créer une nouvelle école littéraire a remporté beaucoup d’attention (Bernard, 1972, p. 28-33), et les publications de l’entre-deux-guerres mettant en scène la vie quotidienne des quartiers populaires et de la banlieue parisiens lui donnent raison. Même après la disparition du roman populiste comme étiquette littéraire, les idées du groupe survivent, notamment par les adaptations des ouvrages littéraires : en 1934, Pierre Chenal met en scène le roman La Rue sans nom de Marcel Aymé ; Carné lui-même présente en 1938 Le Quai des brumes de Mac Orlan et Hôtel du Nord de Dabit, dont il parle également dans son article. Le roman populiste connaît donc au cinéma un grand succès — que l’on peut aussi retracer dans l’étude des documentaires de Lacombe et de Carné.

11Le film documentaire est pour les deux jeunes cinéastes leur tout premier projet et représente donc une voie inaugurale pour s’affirmer comme réalisateurs dans le champ de production cinématographique. Le choix du film documentaire est pratiquement un choix naturel : dans les années 1920, la plupart des documentaires sont des courts-métrages, ce qui permet de garder un prix bas pour la production ; par ailleurs, le documentaire a besoin de très peu de personnel sachant qu’il ne faut pas payer des acteurs. La reprise d’un imaginaire littéraire pour agencer son projet de film a cet avantage que, de cette façon, les réalisateurs s’inscrivent dans la mode des documentaires romancés et jouissent pour cette raison d’une certaine visibilité. En outre, le champ cinématographique est encore très proche du champ littéraire pendant cette époque, étant donné que la plupart des scénaristes et des critiques se recrutent dans ce dernier4. La reprise d’une mode littéraire, en l’occurrence celle de la découverte des espaces populaires, est donc un autre moyen pour garantir un certain succès de son projet.

12Ces remarques ne doivent pas forcément réduire la portée sociale ou le degré de véracité des documentaires ; il convient seulement de mettre en avant que les résultats esthétiques des deux documentaires dépendent également de « l’espace des possibles » (Bourdieu, 1992, p. 413) que le cinéma offre à cette époque.

La Zone : les terrains inquiétants des chiffonniers à travers la littérature pittoresque

13Quel est donc cet espace des possibles ? La courte analyse des deux documentaires peut révéler comment on considère la banlieue et ses populations pendant l’entre-deux-guerres.

14La Zone. Au pays des chiffonniers présente une structure narrative qui montre le quotidien du milieu des chiffonniers pendant une journée entière dont les étapes successives sont explicitées par des intertitres. Cette organisation temporelle du matériau documentaire correspond à une mode contemporaine du documentaire romancé qui prend son envol au cours des années 1920 : la symphonie de la ville dont Berlin  Die Sinfonie einer Großstadt de Walter Ruttmann a fourni, juste un an avant la parution de La Zone, en 1927, l’un des exemples les plus emblématiques (Blümlinger, 2019, p. 70-72)5. En effet, Lacombe s’inscrit non seulement par la structure, mais aussi par son début dans les sillages expérimentaux de ce film documentaire. Le film montre, après un premier montage de plusieurs espaces abandonnés de la zone autour de Paris, un carton qui explicite que ces « régions peu connues » sont à proximité de la Place de la Concorde ; mais pour ce faire, la caméra filme d’abord un détail de l’obélisque comme insert qui laisse penser au public qu’il s’agit d’un terrain exotique, étant donné que ce détail est complètement isolé de tout contexte. La prochaine prise révèle néanmoins qu’il s’agit de l’obélisque au centre de Paris ; un autre carton animé montre ensuite une carte de Paris avec l’obélisque au centre qui retrace, tel un crayon, la zone autour de Paris.

15Ces nouvelles techniques d’intertitrage montrent clairement les prétentions avant-gardistes de Lacombe qui veut inscrire son film dans un héritage cinématographique moderne (Flinn, 2009, p. 409). Simultanément, cette séquence montre aussi une première mise en scène de la banlieue : elle est présentée comme une hétérotopie dans le sens que lui donne Foucault, un espace qui fait partie de notre réalité mais qui est exotique et qui diverge des expériences du public (Foucault, 1994). Autrement dit, la zone est représentée comme un espace anti-bourgeois dans le sens où le public des cinémas est à l’époque constitué en majorité de personnes issues des classes bourgeoises6.

16Cette mise en scène anti-bourgeoise devient plus claire si l’on considère les personnages principaux du documentaire : il s’agit d’une famille de chiffonniers, deux femmes et deux hommes, qui gagnent leur vie en cherchant les déchets de la bourgeoisie parisienne et en les triant pour les vendre dans la « zone ». La thématique du film donne l’occasion à une juxtaposition des espaces urbains et péri-urbains qui met en place une distinction nette entre le centre bourgeois et la banlieue misérable. Alors que les prises de vue de la ville montrent des immeubles en pierre de taille et une circulation vive de carrosses, de voitures et de trams, la « zone » se distingue en revanche par ses taudis en bois, ses campements de roulottes et ses usines industrielles du traitement des déchets ; les rues y sont en grande partie des voies en terre battue où les gens se déplacent à pied. Cette représentation souligne la grande différence entre les conditions de vie en ville, où la population peut jouir d’un certain confort, de l’hygiène et du progrès technique, et celles de la banlieue qui ressemble à un terrain vague oublié dans le temps.

17La misère des conditions de vie se manifeste aussi dans le rythme de vie qui est suggéré par les intertitres : les chiffonniers commencent leur journée de travail à cinq heures et commencent à ramasser les déchets divers de la ville ; leur journée finit pratiquement sans pause à huit heures du soir quand la nuit tombe, et les ouvriers s’endorment à la table du dîner. Étant donné que les intertitres insistent sur l’heure, ils soulignent la dureté et la longueur du labeur des chiffonniers.

18Si le commentaire social s’appuie souvent chez Lacombe sur un certain misérabilisme s’exprimant par de longues séquences qui montrent les déchets de la ville, le triage et la saleté de la banlieue, Lacombe intègre également d’autres éléments qui font référence à la culture populaire. Dans une courte parenthèse du film, Lacombe montre par exemple la vieille danseuse La Goulue qui était une vedette du cancan du Moulin-Rouge, peinte par Toulouse-Lautrec. Lacombe montre son sort après son succès, sa pauvreté et sa vie de vieille femme dans une roulotte de la zone. De cette manière, il fait référence à la violence du système social qui ne garantit pas une vie digne à un personnage populaire en son temps et qui doit souffrir la pauvreté aux bords de la capitale après la fin de sa carrière. Simultanément, Lacombe souligne avec ce passage que la vie en banlieue est une marque d’exclusion et de déclin social (Reader, 2014, p. 389). Une autre parenthèse montre, en revanche, un musicien qui fait de la musique avec des verres et la masse des enfants de la « zone » qui l’écoutent et dansent sur sa musique. Cette séquence ne semble pas porter un véritable commentaire social, mais il doit plutôt exprimer le pittoresque de la vie aux marges de la ville et de la société — et elle contribue, par ce biais, à une revalorisation positive des milieux montrés comme sympathiques et touchants malgré leur rudesse.

19La fusion de ces deux éléments — le commentaire social et la mise en scène du pittoresque — révèle l’héritage imaginaire et littéraire que le documentaire de Lacombe assume : en effet, les reportages et les guides touristiques du xixe siècle opèrent d’une manière très similaire quand ils abordent la proche banlieue autour de Paris. À titre d’exemple, Georges Grison, reporter du xixe siècle, décrit dans son ouvrage Paris horrible et Paris original (1882), qui se présente comme un guide touristique alternatif, la « Route de la Révolte » près d’Asnières où logent, selon lui, les chiffonniers qui « exploitent les quartiers riches » de Paris. S’il souligne que ces chiffonniers « gagnent […] bien leur vie », il met également l’accent sur les espaces misérables : « les miasmes délétères des chiffons remplissent l’atmosphère, la fièvre typhoïde et la phtisie pulmonaire guettent le nouveau venu. C’est comme aux colonies » (Grison, 1882, p. 17). Simultanément, le va-et-vient des chiffonniers qui travaillent notamment pendant la nuit lui donne également l’occasion de décrire leur travail comme un spectacle pittoresque : « De huit heures du soir à cinq heures du matin c’est un va-et-vient de gens portant la hotte et la lanterne. Cette promenade des petites lumières qui se balancent n’est même pas sans charme. À distance, on croirait voir une procession de vers luisants » (Grison, 1882, p. 16). Grison ne cherche donc pas en premier lieu à dénoncer les mauvaises conditions de vie. Comme le signale déjà le titre de son ouvrage, il est plutôt à la recherche de curiosités pittoresques qui retiennent son attention comme flâneur.

20Si la vision de Lacombe est bien plus critique, il faut néanmoins souligner qu’il se sert du même pittoresque, notamment dans les parenthèses qui s’écartent du travail des chiffonniers. Ce pittoresque doit souligner davantage la particularité de la « zone » comme un espace aux antipodes du centre urbain avec une vie marquée par le travail et la misère, mais aussi par une culture populaire inaccessible aux classes plus aisées.

Nogent, Eldorado du dimanche : la partie de campagne pendant l’entre-deux-guerres

21Le film de Carné reprend cette même idée, mais il s’écarte encore davantage de la critique sociale. Dans Nogent, Eldorado du dimanche, le public peut voir un dimanche passé à Nogent, sans qu’il n’y ait de personnage principal. C’est aussi pour cette raison que Carné lui-même a refusé de considérer son premier film comme un documentaire romancé (Ungar, 2018, p. 67). Néanmoins, les différentes étapes qui rythment le récit du film — les promenades le long de la Marne, la natation, les parties en bateau, la drague et la conquête de jeunes femmes, les danses dans les guinguettes et enfin les activités dans les fêtes foraines — construisent une succession d’événements parallèles qui fait du spectateur un flâneur à travers Nogent et ses différentes offres de divertissement. En outre, le film montre une progression claire de la journée avec l’arrivée des excursionnistes à Nogent, avec leur liesse le matin et leur regret de rentrer à Paris le soir. On peut donc constater la même structure du récit que dans La Zone de Lacombe même si Carné fait abstraction des cartons et des textes explicatifs ; les deux films mettent en scène des événements qui constituent une journée entière. Mais ce n’est pas uniquement la structure temporelle qui crée le récit dans ce film documentaire ; s’il n’y a pas de personnage principal, il y a plusieurs personnages que le spectateur a vus au cours du film qui reviennent à la rentrée à Paris. Leur récurrence crée une certaine cohérence narrative ; le public a l’impression d’avoir vu un film à épisodes dont la dernière scène explique le rapport entre tous les éléments.

22À part cela, on pourrait argumenter avec Steven Ungar que le film montre le récit des classes populaires au lieu de celui d’un ou de plusieurs personnages (Ungar, 2018, p. 62). Plusieurs éléments indiquent effectivement que le documentaire évoque notamment les plaisirs des classes populaires : le début du film semble très évocateur à cet égard, étant donné que les premières prises de vue montrent un Paris vidé de ces habitants ; la place devant la bourse est abandonnée, et l’on voit ensuite des lieux de travail déserts — un bureau de sténographistes avec les machines à écrire couvertes de housses ainsi qu’une usine dont les machines sont arrêtées. Ces plans contrastent avec ceux des rues autour de la Marne bondées. Il faut donc comprendre que les petits employés et les ouvriers, donc ceux qui constituent le « peuple » selon les écrivains de l’époque7, sont tous partis à Nogent.

23L’identité populaire des visiteurs de Nogent se manifeste également dans les activités qu’ils y choisissent pour se divertir. Au lieu de montrer une riche offre culturelle ou des lecteurs sur l’herbe, Nogent est mis en scène comme un espace d’activité physique : la danse, les régates, la natation ou les jeux tels que les bascules, les balançoires ou les toboggans attirent les foules. Ce sont ces activités corporelles aussi qui permettent la rencontre entre les personnes. Deux scènes en sont des indices clairs : dans l’une, la caméra traverse un sentier perdu entre les arbustes qui débouche sur une partie sombre de la forêt où on ne voit que l’ombre d’un homme et les jambes fermées d’une femme. Le montage qui montre ensuite les affiches de « chambres meublées » à louer suggère une rencontre amoureuse. Une autre scène, qui est clairement reconstituée, montre deux jeunes hommes qui rencontrent sur le chemin deux femmes. Suite au coup de coude d’un des deux hommes, ils se décident à aborder les deux femmes, et une conversation commence. Dans les dernières minutes du film, nous retrouvons les personnages, les mains des femmes dans celles des hommes, à leur retour à la gare. Nogent est ainsi non seulement l’espace consacré au peuple, mais il devient aussi l’endroit de la vie en communauté tout court : les activités sportives et les occasions de rencontres amoureuses créent les conditions idéales pour une véritable cohésion sociale.

24Le caractère populaire de Nogent est une dernière fois souligné par la fin qui montre un accordéoniste jouant une dernière mélodie quand les visiteurs partent de Nogent, accompagné de la mélancolie évidente des visiteurs au moment de partir. La musique d’accordéon et cette mélancolie sont deux éléments qui constituent aussi des piliers de la culture populaire pendant l’entre-deux-guerres : Dominique Kalifa associe la musique d’accordéon de l’entre-deux-guerres avec le concept du « fantastique social » de Pierre Mac Orlan ou avec ce que Kalifa nomme, la « poésie de la pègre » (Kalifa, 2013, p. 252). Il s’agit d’un imaginaire populaire qui parle de l’échec amoureux et de la fatalité de la vie. L’air d’accordéon joué à la fin — que l’on n’entend pas et que l’on peut seulement imaginer — combiné avec les regards tristes des visiteurs à leur retour semble suggérer la même atmosphère tragique qui informe aussi la musique de l’entre-deux-guerres.

25Dans sa mise en scène des parties de campagne des classes populaires, Carné semble reprendre aussi des imaginaires établis. On pourrait même affirmer, comme Edward Baron Turk, que la mise en scène salubre de la banlieue et de sa force revigorante font appel à Rousseau (Turk, 1989, p. 22). Toutefois, Carné vise plutôt une proximité avec la littérature naturaliste ou populiste qui devient même explicite au moment de son article de 1933 qui présente les bases du réalisme poétique. Les parties en canot, les corps sportifs des hommes issus de la classe ouvrière ou la rencontre amoureuse au vert en sont les éléments constituants. Mais Carné ne reprend pas uniquement des imaginaires déjà établis. Nogent, Eldorado du dimanche crée aussi des images qui seront reprises ensuite chez les photographes humanistes à partir des années trente jusqu’aux années 50 : les jeux sur les balançoires rappellent des photographies prises quelques années plus tard par Germaine Krull à propos des ouvrières de Paris (Berl et Krull, 1932) ; les noces célébrées dans les jeux des fêtes foraines se retrouvent dans une photographie de Robert Doisneau dans l’ouvrage La Banlieue de Paris (Cendrars et Doisneau, 1949, p. 79) ; enfin, les prises de vue des familles aux bords de la Marne qui regardent une régate se retrouvent aussi dans le Déjeuner à la Marne d’Henri Cartier-Bresson. Même si ces photographes ne se sont pas forcément inspirés directement des prises de vue de Carné, ils puisent dans le même imaginaire, celui des excursions sportives le long de la Marne (Ungar, 2018, p. 62). En effet, dans l’imaginaire de l’entre-deux-guerres, celle-ci fait figure de rivière populaire alors que la Seine reste le fleuve bourgeois.

26Georges Lacombe, quant à lui, opère d’une manière similaire, mais sa vision de la banlieue est plus inspirée par des textes qui s’intéressent aux exclus de la société et reprend, dans ce cadre, un héritage naturaliste. Néanmoins, Lacombe ne se distancie pas complètement du pittoresque que des écrivains bourgeois, tels Georges Grison, ont trouvé dans les banlieues insalubres, et c’est pour cette raison que sa vision de la banlieue inclut également des parenthèses oniriques comme celle qui montre à deux reprises un chat en surimpression ou celle des enfants qui dansent en écoutant la musique d’un homme jouant avec des verres d’eau (Flinn, 2009, p. 409). La représentation de la misère des chiffonniers ne vient donc pas sans une forme d’exotisation pittoresque du milieu — un point de vue qui est l’héritage du journalisme et de la littérature de la fin du xixe siècle.

Conclusion : les banlieues comme terrain de la nostalgie

27Même si la vision de la banlieue diffère largement entre Lacombe et Carné, les deux réalisateurs partagent la conception de la banlieue comme terrain populaire et anti-bourgeois. Dans les deux films, la banlieue est opposée à l’espace urbain et à ses pratiques. La banlieue est donc un espace « autre », exotique et incompatible aux contraintes de la vie bourgeoise. Dans les détails, les deux cinéastes diffèrent, certes : Lacombe montre la misère de la proche banlieue et le quotidien dur des chiffonniers alors que Carné montre une image plus bienveillante et décontractée de la banlieue verte. Ce choix est cependant bien loin de se fonder sur une vision individuelle, comme nous l’avons constaté : bien au contraire, les deux cinéastes se servent de représentations de la banlieue qui existent déjà en littérature et qui sont en vogue pendant l’époque de leur réalisation. Comme Olivier Millot et Patrick Glâtre le résument, l’entre-deux-guerres traite la banlieue notamment de deux façons pendant l’entre-deux-guerres : d’un côté, la banlieue est décrite comme un « univers de relégation et d’exclusion, au-delà les fortifications », de l’autre, elle figure l’« espace du loisir parisien, du divertissement canaille » (Millot et Glâtre, 2003, p. 22-23). Cette vision bipolaire de la banlieue n’est qu’en voie de se manifester vers la fin des années 1920 au cinéma et en ce sens, les deux documentaires sont parmi les premières créations visuelles à la diffuser. Néanmoins, la littérature s’en est déjà servi à partir du xixe siècle ; le roman populiste et des courants proches comme la littérature prolétarienne ne font que l’actualiser et de la mettre au centre des options esthétiques du champ littéraire pendant l’entre-deux-guerres. Les textes littéraires constituent, dans ce contexte, un fonds important pour le cinéma. C’est notamment visible chez Lacombe qui ne fournit pas uniquement un documentaire critique envers les situations de vie en banlieue, mais qui inclut également des éléments de la culture populaire et des scènes touchantes comme celle des enfants qui dansent. De cette manière, son documentaire reproduit tout comme celui de Carné un certain charme pittoresque de la banlieue — qui dépend d’un certain regard extérieur sur les classes populaires comme « des régions peu connues » qui restent à découvrir.