Discours théorique de Marie Krysinska
1Comme l’observe Adrianna M. Paliyenko « [d]ans un pays où l’art de la poésie [était] toujours réservé aux hommes, les femmes reconnues en tant que poètes à part entière [suscitaient] le mépris des critiques » (2010, p. 48). Les poétesses étaient ostracisées, raison pour laquelle elles n’osaient pas théoriser leur écriture. Devenir théoricienne est une inconvenance pire que celle d’être auteure parce que cela veut dire être inventive – capacité niée chez une femme tout au long du xixe siècle. Il n’est pas donc étonnant que « [l]es inventions poétiques féminines, fautes d’être proclamées et revendiquées, passent souvent inaperçues, ce qui entretient le préjugé de l’absence d’art en elles » (Planté, 2010, p. 37). Cependant il est sûr que Krysinska ne voulait pas passer inaperçue. Au milieu des années 1880, considérant l’attitude malhonnête de Gustave Kahn comme une provocation, elle s’engage dans la bataille vers-libriste. Il est évident qu’elle est consciente, à ce moment-là, des réactions possibles du monde littéraire, dominé par les hommes, sur une théorie émanant de la plume d’une femme. Malgré tout, pendant des années, toujours avec la même énergie, elle fait une monstration de la force intellectuelle et de l’inventivité féminine. On doit attendre jusqu’en 1903 pour que ses idées dispersées dans ses écrits s’établissent en une forme homogène : Introduction sur les évolutions rationnelles. L’essai théorique de Marie Krysinska est publié dans son dernier recueil de poésie, Intermèdes (1903), en guise de préface. J’aimerais mentionner que, tout d’abord, ses premières théorisations apparaissent dans des articles dispersés1, dans la préface de son deuxième recueil, Joies errantes (1894), dans les dialogues de ses personnages romanesques2. Et, évidemment, elles miroitent dans ses vers.
2Le but de cet article est de présenter les grandes lignes autant que les nuances de la conception de Krysinska qui, poussant sur le sol symboliste, surprend par la clarté de son développement et son ancrage dans la tradition littéraire. J’aimerais montrer que Krysinska est une théoricienne consciente, et non accidentelle, que ses idées sont réfléchies et concrétisées dans des réalisations poétiques acclamées par un large public.
Bataille vers-libriste
3Selon les mots de Seth Whidden, Krysinska occupe aujourd’hui une place particulière dans l’histoire de la poésie française, parce que, entre autres, elle « s’est inscrite volontairement au cœur du grand débat poétique de sa génération, la querelle du vers libre qui éclate au milieu des années 1880 »3. Écrivaine, compositeur, chanteuse, Krysinska publia trois recueils poétiques : Rythmes pittoresques (1890), Joies errantes : Nouveaux rythmes pittoresques (1894), Intermèdes: Nouveaux rythmes pittoresques : pentéliques, guitares lointaines, chansons et légendes (1903) et aussi des romans, nouvelles, essais et compositions musicales. Elle se distingua de par son originalité, tant au niveau du contenu que de la forme, mais aussi de par son courage, « de tenir un rôle [...] de novateur formel [...] » (ibid., p. 40), rôle typiquement masculin selon les codes du temps.
4La bataille vers-libriste4 s’engagea aux environs de 1885-1890. Gustave Kahn se baptisa lui-même père de la nouvelle esthétique dite vers libre, passant sous silence les écrits avant-coureurs de Krysinska. Selon la logique dialectique de la polémique, celle-ci entama « une trajectoire singulière autant qu’une destinée commune » (Bertrand, Saint-Amand, Stiénon, 2012). Kahn se battit pour lui-même, pour sa position dans le monde littéraire. Krysinska répondit à son défi pour que son apport à la littérature ne reste pas inaperçu. Les arguments non méritoires qui apparurent trahirent que, devenant commune, la polémique cibla le sexe plutôt que le meritum. Or, la poétesse devint la voix des femmes marginalisées dans le domaine littéraire. Car dans cette bataille il y avait un enjeu idéologique, passé sous silence jadis, bien perceptible dans la perspective contemporaine. La femme, ici Krysinska, « veut sa part du logos » (Izquierdo, 2010, p. 125) jalousement accaparé par les hommes.
5Accusée de plagiat formel par Gustave Kahn, Krysinska réussit à prouver que ses vers libres avaient été publiés plus tôt que ceux de Kahn5. Mais cette revendication était « très controversée et peu conforme à l’idée qu’on se faisait de la place des femmes poètes qui ne pouvaient prétendre à l’originalité » (Paliyenko, Schultz, Whidden, 2010, p. 13). Au cours de discussions ardentes, les uns firent de Krysinska un novateur, d’autres l’accusèrent de manquer d’invention, d’autres encore exprimèrent leur admiration pour la beauté de sa poésie6. Il ne faut pas oublier que le vers libre de la fin du XIXe siècle était un être vivant, non une forme fixe, et chacun des vers-libristes élabora sa propre technique du vers libre, ce que la perspective temporelle permet aisément d’observer. Il est indéniable que Krysinska, dès 1881 – ce que prouve la Chronique parisienne –, utilisa sa propre forme du vers libre. La poétesse diversifia la cadence de ses poèmes, introduisit une modulation nouvelle et, surtout, découvrit la force organisatrice, rythmique et sémantique somnolant dans la typographie, ce que Rosny souligna dans sa préface de Rythmes pittoresques. La querelle du vers libre ne perdit rien de sa virulence après quinze années de discussions plus ou moins (surtout moins) méritoires. On aurait pu espérer qu’avec le temps qui passait et apportait de nouveaux témoignages des capacités intellectuelles des femmes7, l’attitude envers la faculté inventive d’une femme serait plus favorable. Mais ce ne fut pas le cas.
6La bataille du vers libre fut livrée par écrit et oralement, ce dernier aspect nous arrivant en écho seulement. Mais, sans doute, de nombreuses causeries et conférences8 établirent dans la conscience des auditeurs le mode d’expression poétique et les principes esthétiques de Krysinska. Les écrits de Krysinska (Conflit de la Rime et de la Raison, 1899; L’Évolution poétique. Devant l’académie, 1901) montrent qu’elle fut capable de poser des questions et formuler des thèses, qu’elle fut non seulement une poétesse mais aussi une théoricienne. Après avoir parcouru un nombre important de textes polémiques, il faut constater que l’éristique n’était pas du tout le point fort de nombreux auteurs. On observe un manque de rhétorique, un langage de bas registre, car la fin justifie les moyens. Les formes du discours sont différentes – de courtes notes ou de longs articles9. Il semble évident que la vérité, là où elle était vérifiable (par exemple les dates de publication pour prouver la priorité temporelle), n’était pas l’enjeu. La lutte menée par Krysinska ébranla non seulement la prosodie du vers français mais aussi, ou peut-être surtout, le bien-être des hommes persuadés de leur supériorité par rapport aux femmes. L’attitude de Krysinska contre la doxa nourrit une hystérie masculine réveillée par une femme de plus en plus émancipée10.
Évolution, originalité, utilité
7Rien moins que l’Esprit ne reste immuable11 ; le mouvement, le changement est inséparablement lié tant à la Matière qu’à l’Idée, l’une conditionnant l’autre. Et les œuvres de l’Art constituent les échelons qui conduisent vers la perfection12. Cette opinion fait écho à une autre, exprimée par Krysinska dans L’Évolution poétique. Devant l’Académie (1901, p. 199, 209) et surtout dans l’Introduction. Sur les évolutions rationnelles (1903, p. 211, 255). Là, en lançant l’idée de changement permanent au sein du genre littéraire, l’auteure se réfère à la notion darwinienne d’évolution : « Les cadres sont variés à l’infini et tout poète original apporte sa variante plus ou moins sensible. Les formules sont susceptibles d’évoluer à l’infini, seule la valeur d’art essentielle importe » (1901, p. 209). Krysinska s’inscrit dans le sillage du darwinisme tout neuf en France, en élargissant l’espace discursif pour examiner le vers libre en tant que résultat de l’évolution rationnelle. Mais l’évolution dans l’Art doit être comprise autrement que dans la Nature. Elle est soumise aux « lois fondamentales et souveraines, les lois immuables d’Équilibre, d’Harmonie et de Logique » (1903, p. 214). Qui plus est, la notion de l’ « évolution » au sens du « progrès » n’est pas applicable parce qu’elle a, dans l’Art, ses propres caractéristiques à savoir : imprévisible, surprenante, à motivation variable. Évolution, certes, mais en même temps imprévisible révélation du Génie, sans transition.
8Krysinska rejette la téléologie darwinienne et sa conception de la nature du génie, exclusivement masculine, formée au cours de la sélection évolutive. Et elle formule sa propre conception du génie : « Le génie étant par son essence la plus tangible image de l’Absolu, n’est susceptible d’aucun progrès radical. Il est spontané et varié à l’infini » (1903, p. 213). Le sexe n’a aucune importance. Les reflets du génie ne sont perceptibles que dans les créations humaines. La notion du génie s’apparente à celle de l’originalité. Celle-là naît au détriment de l’artiste13 qui laisse dans son œuvre une « parcelle de personnalité propre » (1903, p. 255). Et elle est indispensable pour que l’œuvre ait une valeur incontestable. « Une œuvre artistique ne vaut qu’en raison de la marque personnelle que l’auteur y a pu imprimer, elle est d’essence unique » (1901, p. 207). À la source du chef-d’œuvre il y a toujours « une sève originale » et pas obligatoirement « des perfectionnements techniques » (1903, p. 218). De cette réflexion en découle une autre. Il n’y a pas d’art plus important, l’essai de hiérarchisation doit toujours échouer ; dans l’art il n’y a ni hiérarchie ni priorité.
9Dans L’Évolution poétique. Devant l’Académie, Krysinska pose la question essentielle : « Qu’est-ce qu’une œuvre poétique ? ». Et elle répond immédiatement : « c’est avant tout une œuvre littéraire, avec des devoirs aussi rigoureux que le sont ceux du prosateur en ce qui concerne la beauté et la clarté du langage, la perfection du style, la précision, la justesse, l’imprévu des images, et aussi la concision, qui doit porter encore plus loin, s’il se peut, que dans la prose, le caractère, frappé et définitif, de la parole écrite » (1901, p. 201). Il faut souligner qu’elle soutient depuis toujours cette compréhension de la Beauté (1894, p. 186) et l’importance de la clarté (p. 176), ce que je vais développer dans la suite de ma réflexion.
10Le problème brûlant est celui de la valeur et de l’utilité. Dans le passé, pas tellement éloigné puisque jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’art usuel n’était pas séparé du grand art. Le véritable artiste reste toujours un artiste, indépendamment du travail exécuté. Aucune activité ne peut diminuer son talent. Et pour que le monde évolue vers la perfection, il faut que le Beau soit présent partout. Il est donc souhaitable que l’artiste puisse exercer sa profession de créateur du Beau sans être gêné par des opinions peu généreuses de gens mal qualifiés pour apprécier le Bien qui résulte de la présence du Beau.
Le rôle des maîtres
11Rien ne pousse du Néant14. Le nouveau qui se forme est en réalité une déformation de ce qui a déjà existé. Pour comprendre une forme nouvelle, il faut connaître et apprécier l’ancienne, suivre les méandres de changements ridicules et insensés au premier abord mais souvent logiques et nécessaires dans une perspective éloignée. L’estime des Maîtres est le premier devoir de l’artiste, le second est de suivre sa propre voie artistique. Panta rhei – dit Krysinska à la suite d’Héraclite, en insistant sur les relations d’interdépendance entre la langue et la littérature.
12Selon Krysinska, le progrès littéraire est étroitement lié aux changements linguistiques mais ceux-ci ne sont ni logiques ni raisonnables. L’évolution philologique « est seulement une suite de variantes motivées diversement » (Intermèdes, 1903, p. vii). Cette observation est aussi bien justifiée dans le champ littéraire. La poétesse réalise plusieurs juxtapositions ponctuelles qui trahissent le caractère non séquentiel des pas faits dans ces deux domaines. Elle rappelle le début de la langue romaine qui porte l’empreinte de l’arabe, visible dans « ses minuties », « sa volute symétrique », « la rime inconnue aux latins et aux hébreux » (p. viii). Cette influence se reflète dans la poésie du xiie siècle, par exemple dans celle de Bertram de Born où « toutes les malices du parnasse sont déjà pratiquées, jusqu’à l’alternance des rimes. […] Donc la règle – parnassienne avant la lettre – avec ses rigueurs se place à l’origine de la poésie » (ibid.), constate Krysinska.
13Autant le développement de la langue a été marqué par le dégagement de l’influence étrangère, autant le développement de la poésie l’a été par une alternance de rigueur et de liberté. Ces moments de liberté attirent particulièrement l’attention de l’auteure. Elle observe que « [l]es premières réelles grâces d’esprit, les premières délicatesses d’émotion se trouvent alliées à des libertés plus grandes dans la prosodie » (p. ix-x). Et c’est chez une femme qu’elle trouve la théorisation de la liberté nécessaire dans la poésie. Mlle de Gournay, fille adoptive de Montaigne, s’oppose aussi bien à la rime qu’à la condamnation du voisinage des voyelles parce que la liberté prosodique épouse la liberté de juxtaposer des voyelles :
Veut-on mieux défendre de poétiser en commandant de rimer ? Car comment serait-il possible que la poésie volât au ciel, son but, avec telles rognures d’ailes et qui plus est écloppement et brisement ? […] Après tout, si nous observons ces belles instructions d’aujourd’hui sur les heurts de voyelles, nous ne dirons plus peu à peu, çà et là, mari et femme, toi et elle, etc… etc…, si nous ne disons qui est-ce, il ne faut plus dire déesse ou liesse etc15. (p. xi)
14La voix de Mlle Gournay est d’autant plus importante que Krysinska elle-même renonce à la rime comme élément structurant du vers. L’auteure évoque les noms de poètes devenus canoniques : Villon, Marot, Ronsard, Desportes qui « enrichissent le trésor de la poésie nationale, non point par des perfectionnements techniques, mais par une sève originale » (p. ix). Et ceux-ci, pour leur part, se sont référés à Ovide, Anacréon, Virgile, leurs Maîtres à penser, « tout en demeurant originaux », (p. x) souligne Krysinska. Le rejet du Passé, de ses beautés, signifie le manque de compréhension de l’évolution des courants de pensées et de la langue. « Un grand écrivain – dit excellemment M. Melchior de Vogué – doit toujours recréer un peu l’instrument dont il se sert » (p. xii); ces mots de l’auteur des Regards historiques rappelés par Krysinska fournissent un argument fort : la libération de la règle rigoureuse est la condition sine qua non de l’évolution littéraire. Et il est infantile de penser qu’une forme poétique peut atteindre « une indépassable perfection » (p. xiii) parce qu’elle se transforme tout le temps.
15Le facteur indéniable est la prononciation « variable de siècle en siècle et de contrée à contrée » (ibid.), observe la poétesse. C’est la raison pour laquelle on admire par exemple les œuvres de Racine ou Corneille mais on ne les imite pas. La langue moderne adapte et transforme des formes existantes pour exprimer son époque. Krysinska anticipe les travaux de Barthes en indiquant la relation forte entre la langue, sa prononciation et ce qu’elle décrit : des costumes, l’architecture, la peinture. La prononciation du temps de Louis XIV s’harmonise parfaitement « avec l’apparat des costumes, l’architecture pompeuse des Mansard et la peinture des Lebrun » (ibid.). Elle appuie l’idée de Villemain qui, dans son Cours de Littérature du Moyen Age, soutient : « Que chaque siècle écrive la langue qu’il parle » (p. xiv). Et les œuvres du Passé méritent qu’on garde la phonétique du temps de leur création pour ne pas détruire leur beauté et leur symétrie. Les règles de prononciation contemporaines détruisent le mètre ancien et à l’inverse, la formule ancienne du vers étouffe le poète qui est plongé dans la phonétique actuelle. Pour Krysinska, il est juste que, chaque époque ayant des modalités diverses, les temps modernes aient droit à la « formule moderne, modifiée selon la phonétique actuelle » (p. xv). Rien ni personne n’est capable d’arrêter l’évolution et cette vérité devrait être reconnue par les critiques des innovations esthétiques.
Le poète, comme tout autre créateur d’art, a le droit de se constituer arbitre de son œuvre, en ce qui concerne les moyens employés. Mais, l’artiste véritable, alors même qu’il suit sa fantaisie, est impérieusement conseillé dans ses ordonnances par une tradition de beauté affirmée par l’exemple des Maîtres du Passé. (p. xxxviii)
16Krysinska ne renonce jamais à l’admiration des « rigides architectures du vers » (Joies errantes, 1894, p. vii) renfermant les thèmes chers aux Maîtres et reflétant leur manière de penser. Ce sont « les immortels chefs-d’œuvre des Maîtres » (ibid.). Par ses nombreuses déclarations, la poétesse indique nettement que sa théorie pousse sur la glèbe fertile des idées du Passé. Elle n’est pas venue de nulle part ; elle s’inscrit dans une chaîne dont le début est caché dans l’Antiquité profonde.
L’harmonie versus la symétrie
17Dans l’idée générale de l’art de Krysinska résonne l’écho lointain de certaines idées parnassiennes. Dans la préface de Joies errantes, la poétesse déclare :
Notre proposition d’art est celle-ci : atteindre au plus de Beauté expressive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprévues de l’image, et rechercher assidûment la surprise de style comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit déterminer le caractère poétique déjà établi par le ton ou pour mieux dire le diapason ÉLEVÉ du langage16. (p. vii)
18Comme chez les parnassiens le but recherché par l’auteure est la Beauté. En prenant en considération les notions mises en italique par l’auteure elle-même, on pourrait attribuer à Krysinska un penchant parnassien. Rien de plus trompeur parce qu’il y a une différence fondamentale dans leur compréhension de la Beauté. Krysinska elle aussi cisèle ses textes, travaille sur le mot avec la patience d’un sculpteur mais sa Beauté à elle n’émerge pas des « prosodies rigoureuses » (Intermèdes, 1903, p. xxvi) si chères aux auteurs du Parnasse contemporain. Dans l’« Avant-propos » aux Joies errantes, Krysinska détermine le fondement de son esthétique : « L’artifice de l’assonance et, plus tard, de la rime, fut à l’origine l’ingéniosité d’un seul : – le premier qui s’en fut avisé – et non point la raison de vivre de la Poésie. Seul le caractère rythmique est significatif ; mais qui dit rythme est bien éloigné de dire symétrie » (Joies errantes, 1894, p. VII). Partisane assidue du syncrétisme des arts, elle considère que le poète, déserteur des prosodies anciennes, doit obéir comme « le peintre, le sculpteur et le musicien : aux lois subtiles de l’Équilibre et de l’Harmonie, dont seul le goût de l’Artiste peut décider » (p. vii).
19Dans l’Introduction aux Intermèdes Krysinska entame la discussion avec la théorie de Sully-Prudhomme17, ancien parnassien18, inclue dans le Testament poétique et exprimée plus tôt dans l’article publié dans la Revue des Deux Frances19 et dans la lettre à Mounet-Sully 20. Le premier Prix Nobel de littérature constate que les poètes écrivent des textes de plus en plus courts (« pas de vers de douze strophes »), de plus en plus tristes, qui ne sont pas classifiables et qui ne font pas « la distinction entre le vers et la prose » (1901, p. 49). Et il souligne avec une conviction inébranlable :
[…] les règles essentielles de la versification sont des lois toutes physiologiques, des lois de la nature qui s’imposent à la parole dans le progrès séculaire de ses tentatives pour se rendre le plus musicale possible au moyen du rythme définissable, mais sans le secours de la gamme qui la transforme en ce qu’on nomme le chant. (p. 15)
20Le vers régulier, bien ordonné, met en œuvre ces règles.
21De notre perspective éloignée, la dévalorisation de la poésie moderne faite par Sully-Prudhomme n’est pas facile à comprendre. Dans sa lettre à Mounet-Sully, il fait une confidence : « je ne relis presque aucune de mes premières poésies sans y regretter l’inexpérience du rimeur, et, d’autre part, les dernières me semblent moins inspirées, moins touchantes, bien que l’oreille et le goût y soient moins souvent blessés » (p. 21). Il a donc parfaitement saisi que la maîtrise de la versification n’assure pas la valeur de la poésie, ce que Krysinska a mis en relief maintes fois. La poétesse refuse absolument de se soumettre à la tyrannie de la rime, surtout de la rime pour l’œil. À l’encontre des contraintes imposées par l’esthétique dominante, elle déclare en quoi consistent ses « libertés » : « à rimer ou à assonancer pour l’oreille seule (sans souci des singuliers et des pluriels) des vers qui se meuvent en des coupes alternantes, réservant, au contraire, l’effet d’une rime riche ou d’un alexandrin pour une chute de strophe […] » (Intermèdes, 1903, p. xxviii). Elle a le courage de suivre sa propre voie, sa pratique poétique étant en harmonie parfaite avec sa théorie. Son maître est Victor Hugo, un grand poète qui « se moque visiblement des théoriciens et des arpenteurs littéraires, se fie au seul génie21 pour rendre toute nouveauté légitime » (p. xxxv). Ce qui n’est pas le cas de Sully-Prudhomme. « S’il est toujours difficile de rimer richement sans rien sacrifier de ce qu’on veut dire, j’ai éprouvé que cette difficulté s’accroît à mesure que les sujets traités s’adressent davantage à la raison et que par cela même la logique enchaîne plus rigoureusement les idées » (Sully-Prudhomme, 1901, p. 23-24), observe-t-il. Cette observation n’est pas suivie par le renoncement à la rime. Le poète dévalorise l’assonance en la plaçant plus bas que la rime médiocre et l’associant aux chansons populaires (p. 47). Krysinska, quant à elle, se sert résolument de l’assonance et les chansons populaires sont pour elle une source d’inspiration22. Elle affirme sans hésitation : « L’assonance sera préférée à la rime dans le cas de conflit entre l’expression la plus juste et la rime la plus orthodoxe » (Intermèdes, 1903, p. xviii). D’ailleurs, la poétesse ne trouve nullement qu’il s’agit obligatoirement d’un sacrifice. « Le sacrifice de la rime et de la coupe symétrique du vers n’est d’ailleurs qu’une apparence de sacrifice, pour les yeux accoutumés aux prosodie régulières ; car le dispositif inattendu, asservi aux attitudes de l’idée et de l’image – est un moyen d’effet de plus » (Joies errantes, 1894, p. vi). Il semble que Sully-Prudhomme n’ait pas le courage de renoncer à quoi que ce soit de son modèle idéal du poète. Ses émotions bouillonnent et s’agitent dans une cage imposée, elles demandent « du mouvement » mais le poète, obstinément, répète : « Il faut nécessairement que le poète fasse avec réflexion un choix délicat et une singulière force de volonté lui est indispensable pour ne se relâcher en rien de sa probité d’écrivain » (Sully-Prudhomme, 1901, p. 25). Il veut que l’artiste, à tout prix, caresse « par le rythme et la rime ses plus sincères désespoirs d’homme ! » (p. 26), qu’il reste soumis « aux lois inflexibles de versification ! » (p. 42). C’est d’autant plus frappant qu’il explique expressis verbis que « la première [la versification] ne suppose pas nécessairement la seconde [la poésie] » (p. 37). Chez Krysinska, l’émotion, l’idée, l’image cherchent leur forme, chez Sully-Prudhomme, elles sont contraintes de s’adapter à une forme déjà approuvée et classifiée. Il n’est donc pas étonnant que Krysinska évalue les parnassiens (ou plutôt les petits parnassiens) avec une ironie mordante :
Autour des maîtres parnassiens, quel fatras ! Quelle pénurie de pensées neuves exprimées nettement ! Quelle singulières applications du langage métré à des usages où il n’a que faire ! Naturalisme versifié, pièces en cinq actes d’inécoutables alexandrins, philosophages, parler-pour-ne-rien-dire, astronomie, géographie, informations surabondantes sur l’état passionnel du signataire – considéré a priori comme l’objet le plus intéressant du monde – bulletins multiples sur ses rapports avec sa bonne amie. (Intermèdes, 1903, p. xxii)
22Une nouvelle forme d’expression littéraire, souple et ouverte, épousant des idées claires s’imposait à Krysinska comme une nécessité. Cette forme est née de la réaction d’une artiste assoiffée d’un vers qu’il vaut la peine de lire, « [c]ar la formule parnassienne n’est point la Forme unique et exclusive » (p. xxvii). En indiquant la date de naissance du vers libre (1883) Krysinska détermine nettement ce qu’elle attend d’un poème dans la nouvelle esthétique :
1. Qu’il exprime en langue claire, sans superfluité, ni délayage, quelque pensée, évocation, description, ou confidence qui en vaudraient la peine. 2. Que son caractère d’œuvre d’art équilibrée ne puisse être l’objet d’un doute pour aucun lecteur ou auditeur compétent. 3. Que sa proposition rythmique et musicienne soit affirmée avec évidence comme dans les vers traditionnels, malgré les élargissements des cadres prosodiques et l’usage des nombres moins habituels (11,13,14 ou 15 syllabes). (p. xviii)
Clarté, musicalité, surprise…
23Selon Krysinska, la brièveté du poème, considérée par Sully-Prudhomme comme un aspect négatif de la poésie contemporaine, n’est pas condamnable ; ce qui compte, c’est l’idée claire et saisissable. Elle rejette la longueur en tant que condition du bon vers et ridiculise la poésie des élèves de l’école parnassienne :
Délayages de trois ou quatre misérables idées en trois ou quatre millions de pieds alignés à l’ordonnance, lieux communs, spécialement dédiés à la collaboration musicale, compilation du dictionnaire des rimes ; et comme pathologie poétique : pénible halètement, inversions inacceptables, ronronnage monotone, balançoire et métronome, hoquets strangulant l’infortuné qui a le col pris dans une garotte et tous ses pieds dans un engrenages arithmétique. (p. xxii)
24Sully-Prudhomme pour sa part avoue que ses vers « n’ont pas toujours la clarté désirable » (1901, p. 21, 43, 125), ce qui le différencie de Krysinska. Elle rappelle les réactions du public après la publication de Rythmes pittoresques :
nous eûmes l’honneur de nombreux éloges mêlés à des réserves relatives à la nouvelle formule, mais le reproche d’écrire une langue obscure ne nous a été jamais adressé. […] L’obscurité du langage est – nous y insistons – tout particulièrement inadmissible chez les poètes affranchis. (Intermèdes, 1903, p. xxviii)
25Les deux poètes ont néanmoins un point commun : ils insistent sur le choix du sujet abordé dans le poème. Sully-Prudhomme constate que « [l]a défaillance, l’appauvrissement de l’inspiration » caractérise ces poèmes « de la muse récente » (1901, p. 16), Krysinska, chez les adeptes de l’école parnassienne, ne perçoit que « trois ou quatre misérables idées en trois ou quatre millions de pieds alignés à l’ordonnance » (Intermèdes, 1903, p. xxii).
26Poétesse et compositrice, Krysinska propose l’élargissement des moyens d’expression poétique qui permettront d’atteindre l’Harmonie et elle les applique dans sa poésie.
Forme et Rythme ne sont point synonymes de symétrie ; mesure est un mot complexe et vaste qui, dans la musique, plane au-dessus des subdivisions variées à l’infini. Combien le grand Schumann est miraculeux par son imprévu rythmique et harmonique. (p. xxxviii)
27Mais la musicalisation du texte ne peut pas être un but en soi. La poétesse est contre « [l]’importance que les Parnassiens ont attachée à la plastique du vers, c’est-à-dire à sa beauté purement musicale, indépendamment de la pensée ou du sentiment qu’il exprime […] », mentionnée par Sully-Prudhomme (1901, p. 22-23). Pour Krysinska, la musicalité du vers est liée intrinsèquement à l’émotion contenue dans le poème. Le caractère musical du texte peut être obtenu à l’aide de moyens modestes mais efficaces : « vers mesurés pour la seule oreille, selon la prononciation moderne usuelle, et assonancés pour l’oreille seulement, avec la faculté de faire rimer les pluriels avec les singuliers et toutes les finales muettes entre elles, qu’elle qu’en soit l’orthographe » (Intermèdes, 1903, p. xx). En plus, elle autorise à rimer « une finale masculine avec une féminine » en ouvrant « un champ riche aux modalités les plus diverses » (p. xxviii). La poétesse va plus loin et, dans ses poèmes, utilise les signes topographiques par analogie aux pauses musicales, les premiers influençant le rythme et le sens du poème. Il convient de remarquer que Sully-Prudhomme n’apprécie nullement les pauses, les silences en tant qu’éléments rythmant le texte : « les silences entre les membres de phrase et entre les phrases ajoutent à la puissance expressive du langage sans rien ajouter aux durées consécutives du rythme » (1901, p. 74). Qui plus est, il insiste pour que « [l]’oreille du poète ne (soit) pas celle du musicien » et la musicalité pour lui s’exprime par « le rythme, le nombre, la quantité, la mesure et la rime » (p. 195).
28Toute à son dialogue avec Sully-Prudhomme, Krysinska trouve un point commun avec l’auteur du Testament poétique : la valeur des « surprises délectables » (p. 66). Mais, comme presque toujours, c’est un accord apparent. La nouveauté, chez le Prix Nobel, est limité aux rimes « rares et riches », celles-ci étant habilement enfermées dans la cage du « rythme régulier » ( p. 67-68). Pour Krysinska la rime riche devrait être rare – comme un bijou – dans le sens de l’occurrence et non de la rareté des mots usités. Cependant, la Surprise est surtout convergente avec la notion de Dissonance derrière laquelle se cachent « les diversions et brisements de la rythmique, en vue de l’effet précieux d’inattendu et de rupture de monotonie » (Intermèdes, p. xvii). C’est dans la différence qu’elle perçoit la richesse mélodique et le plaisir esthétique qui l’accompagne. Sully-Prudhomme, au contraire, soutient que l’oreille cherche dans le vers, dans les hémistiches mêmes, « à régulariser le rythme » (1901, p. 72). Krysinska insiste pour que la perception musicale soit, comme chez Sully-Prudhomme, « aussi agréable que possible » (ibid.) mais sa base diffère complètement. Au fondement il y a : « une eurythmie basée sur le double concours des dispositifs symétriques et des dispositifs asymétriques » (Intermèdes, p. XVII). Ce procédé est observable dans tous les autres arts qui tirent parti « des effets d’opposition et de contrastes faisant à l’exemple de la musique moderne une plus large part aux Dissonances et, comme elle, obtenant des effets de crescendo par une progression rythmique et l’effet contraire par une régression » (p. xvii). L’application des dispositifs ne se fait pas par hasard, tout poète est obligé de suivre « les lois de l’Équilibre » (p. xviii).
29Dans son Testament poétique, Sully-Prudhomme lance « la loi générale du moindre effort » (p. 73) qui est acceptable pour Krysinska en tant qu’explication de l’origine de la poésie dans sa forme orale mais absolument rejetable comme principe de la poésie contemporaine (Intermèdes, p. xv-xvi). La simplification arithmétique appliquée au vers n’est pas le garant du plus grand plaisir et du caractère musical mais provoque une monotonie intolérable, impose le même rythme à des formes poétiques différentes (p. xvi). À cela s’ajoute le retour à la césure condamnée déjà par Hugo. Il faut préciser néanmoins que Sully-Prudhomme trouve que les vers de La Fontaine sont « frappés comme des médailles, admirablement mnémoniques » (1901, p. 158) mais il renonce à l’appeler poésie. Krysinska, par contre, apprécie les fables de La Fontaine et observe qu’il « ne s’astreignait à aucune coupe régulière » (Intermèdes, p. XXXVIII). La poétesse insiste sur le fait que la poésie puisse « être exprimée dans la plus librement respirante des proses ; Bossuet, Chateaubriand, Flaubert sont des poètes » (ibid.). Elle ne supprime pas « inconsciemment » « la ligne de démarcation qui sépare les deux formes littéraires » (1901, p. 61, 63), comme le constate Sully-Prudhomme. Au contraire, elle joue avec les formes en cherchant la formule la plus adaptée à l’expression d’une idée.
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30L’esthétique vers-libriste de la fin du xixe siècle a de multiples facettes. Selon de nombreux témoignages et surtout les dates de publication des premiers poèmes en vers libre, la priorité de Krysinska est difficile à nier. Cependant, elle a été obligée de lutter contre le silence dont on a entouré son nom. Son texte majeur, en prenant en considération ses écrits théoriques, est son « Introduction » aux Intermèdes. Elle y entame une discussion avec la théorie de Sully-Prudhomme du Testament poétique. La poétesse entre en dialogue sans timidité après avoir réfléchi à « ses libertés » et, surtout, après les avoir appliquées. À la force de sa voix théorique s’ajoute l’attitude favorable du public et de maintes critiques. La formule proposée par Krysinska n’est pas entièrement nouvelle, ce que la poétesse démontre elle-même en rappelant les écarts par rapport aux normes obligatoires à différentes époques. Elle construit sa théorie sur le socle de la tradition par le simple fait de dégager les jalons cruciaux dans l’évolution capricieuse de la poésie. L’un de ses fondements est l’Harmonie saisie à la manière musicale, avec l’alternance des dispositifs symétriques et asymétriques. Un rôle important est joué par la Surprise qui tranche avec la monotonie du procédé, le caractère mnémonique n’étant aucunement le but de l’artiste. Partisane du syncrétisme dans l’Art, Krysinska met à la disposition du poète tous les moyens qui permettent d’exprimer une idée claire valant la peine d’être dévoilée. La clarté du langage étant obligatoire, la poétesse condamne tous ceux qui écrivent n’importe quoi n’importe comment. Pour elle, l’esthétique vers-libriste ne constitue pas une porte ouverte pour chaque amateur qui aimerait devenir poète. Krysinska se présente au contraire en tant que « styliste qui veut l’absolu du verbe en poésie » (Intermèdes, p. xxvii).