Apollinaire en Arlequin. Observations sur le lyrisme de Guillaume Apollinaire dans Alcools
1Jean Cocteau saluait en Guillaume Apollinaire « le lyrisme en personne ». Et il précisait : « Un très grand personnage, en tout cas comme je n’en ai plus vu depuis. Assez hagard, il est vrai (…) Il traînait sur ses pas le cortège d’Orphée »1
2L’auteur d’Alcools dessine en effet une forte figure de poète, inspiré, indépendant et fantaisiste. A la différence de son contemporain Paul Valéry, Apollinaire a revêtu sans aucune réticence le costume du poète, en dépit de ce qu’il faut bien appeler la perte de son aura (son statut électif et sacré de tête inspirée touchée par un rayon divin) qui date, on le sait, de Baudelaire2… Mieux, Apollinaire paraît avoir redéfini la capacité prophétique qui s’attache à la fonction poétique, tout en exagérant délibérément la part de fabulation (l’histrionisme) qu’elle suppose.
3Ayant le goût des légendes et des mythes, voire de la mystification, il a lui-même doté cette identité de poète d’un quadruple enracinement mythique : lié à Apollon par son nom, il évoque volontiers Hermès qui inventa la lyre ; il s’inscrit dans la filiation d’Orphée par sa déploration amoureuse aussi bien que par la façon dont les réalités les plus disparates font cortège sous sa plume; et il est proche de Dionysos par sa vitalité, sa valorisation du désir et de l’ivresse comme puissances créatrices.
4Apollon, Hermès, Orphée, Dionysos, auxquels on pourrait adjoindre Héraclès, Merlin et quelques autres « enchanteurs », fées et « sorciers venus de Bohème3 », voire le Christ lui-même dont il fait un aviateur, Apollinaire jongle volontiers avec ces figures, et c’est ainsi renforcé par « mille mythologies4 » dont il accommode les figures à son gré – qu’il va militer pour le Nouveau et sera de ceux qui revitalisent la poésie, au sortir de ce que Michel Décaudin a appelé « la crise des valeurs symbolistes ». En lui injectant une forte dose de fantaisie, il va contribuer à la débarrasser de cet attirail artificiel de nymphes, de bassins, de porcelaines, de dentelles et de tentures qui avait trouvé son illustration dans la bimbeloterie mallarméenne comme dans le pavillon de Des Esseinte.
5Avec Paul Claudel et quelques autres (Cendrars, Jammes, Larbaud notamment…), Guillaume Apollinaire est de ceux qui ont désengourdi la poésie française au seuil du XXe siècle et qui l’on doté d’un nouveau corps (ou qui lui ont rendu sa corporéité). Il invente un nouveau lyrisme énergique, ou une nouvelle énergie lyrique, avec de nouveaux combustibles (de nouveaux alcools, une nouvelle électrisation du réel), de nouveaux véhicules (avions ou automobiles), de nouvelles vitesses qui sont aussi de nouvelles capacités de rapprochement, voire d’ubiquité.
6Mais, de même qu’il pratique l’alexandrin, le décasyllabe et l’octosyllabe lyrique, aussi bien que le vers libre (et parfois dans un même texte), Apollinaire continue dans le même temps d’écrire de la poésie à régime lent (« lent », « lente », « longue » sont parmi ses adjectifs préférés) : de la poésie à tonalité élégiaque…
7De sorte que ce serait évidemment se méprendre que de le réduire à n’être que le chantre de l’Esprit nouveau. Si l’on peut aisément opposer son ardeur aux poses languides du symbolisme et du décadentisme, il ne faut oublier à quel point, comme Des Esseinte, il eut aussi le goût des livres anciens, des raretés lexicales et des fleurs vénéneuses. Il s’est fait une culture à soi où les anciens contes et les romans de chevalerie tiennent davantage de place que ses contemporains.
8En fait, il n’y a ni avant-gardisme ni traditionalisme chez Apollinaire qui affirme avoir « le goût profond des grandes époques ». Loin de négliger le passé, il affirme que l’artiste doit se montrer capable d’« embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir ». La véritable nouveauté, à ses yeux, s’établit au point de contact du passé et de l’avenir ; elle consiste en une nouvelle « donne » lyrique », une façon nouvelle de battre et de distribuer les cartes du lyrisme en mélangeant les figures et en tenant ensemble l’ordre et l’aventure, l’invention et la tradition…
1. Un lyrisme élégiaque
9Si exemplaire soit-il de « l’esprit nouveau » dont il s’est fait le porte parole, c’est par son lyrisme élégiaque déplorant la perte amoureuse qu’Apollinaire nous est le plus familier. Ses vers les plus souvent cités sont ceux du « Pont Mirabeau » qui dessinent une figure de poète penché sur le fleuve assistant tristement à la fuite du temps et à l’usure fatale de l’amour.
10Cet amour, Guillaume Apollinaire le vit et le présente d’abord comme une souffrance. « Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans » écrit-il dans ce poème bilan qu’est « Zone ». L’amour est une « angoisse ». C’est par ce mot que le lecteur d’Alcools fait connaissance avec lui, au vers 72 (« L’Angoisse de l’amour te serre le gosier ») et l’on peut observer que le mot « amour » est totalement absent de la première partie (euphorique, icarienne) du poème, alors qu’il revient trois fois, toujours douloureusement, dans la deuxième partie (« L’angoisse de l’amour », « l’amour dont je souffre », « tu as souffert de l’amour »)… C’est très précisément l’introduction du motif amoureux qui fait basculer ce poème d’abord euphorique du côté de la souffrance élégiaque.
11Et ce sont surtout des amours non réciproques, fausses ou perdues, brûlantes et pitoyables que l’on croise dans Alcools. Elles laissent le sujet en souffrance. Le motif amoureux donne lieu à un lyrisme négatif qui exagère la détresse. Ainsi dans « la Chanson du mal aimé » qui est une espèce de lamento, l’amour joyeux et vigoureux n’est-il présent que fictivement, le temps d’une sorte d’intermède bucolique, « Aubade chantée à Laetare l’an passé » évoquant à grand renfort de références mythologiques le présent tout imaginaire d’un heureux printemps érotique. Pour l’essentiel, c’est la voix inconsolable d’un Orphée pleurant la perte de la femme aimée que l’on entend dans Alcools, une tristesse diffractée, théâtralisée, que l’on pourrait dire extensive et globale, transhistorique, foncièrement déboussolante. L’amour qui semble n’être rien d’autre que du temps douloureux, est le lieu de toutes les méprises et de toutes les faussetés ; il empoisonne la vie, la dérègle et la désoriente (« Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne5 ») En vérité, il est senti comme fondamentalement impossible, par la faute de ce qu’Apollinaire appelle « les éternités différentes de l’homme et de la femme6 ».
12Apollinaire se fait le chantre des fins d’amour. L’amour lui est sensible dans sa disparition. Comme au premiers vers de « La Chanson du Mal-Aimé », il se plaît au climat et aux éclairages de « demi-brume » où le sentiment est enveloppé d’une espèce d’indécision crépusculaire. S’il célèbre un amour vivant, c’est sur le mode mineur : « Oui, je veux vous aimer mais vous aimer à peine7 ». Rêvé, plutôt que vécu, l’amour cristallise dans l’absence et prend poétiquement son essor dans la distance.
13Exemplaire de cette écriture mélancolique est le poème « Mai » où s’accumulent les motifs élégiaques : la barque s’éloignant au fil de l’eau, la silhouette lointaine de la Lorelei, le cortège de Tziganes au bord du fleuve, le régiment qui marche vers la mort au son du fifre à travers les vignes, et surtout cet étrange automne au printemps, ou plutôt ce moment du printemps pendant lequel tombent les pétales des cerisiers interprété comme un automne de l’amour. Dans ce poème, pourtant de facture classique, composé de trois quatrains et d’un quintil d’alexandrins, Apollinaire pratique le cumul, l’addition, voire l’hybridation d’éléments très hétérogènes (légende germanique de la Lorelei, légende grecque du rois Midas, refrain à la mode en 1900 « Vous êtes si jolie »)… Il assemble les images comme il conjugue les temps et les légendes.
14Ce lyrisme élégiaque, qui regarde vers l’arrière8 marche à reculons, au pas de l’écrevisse (« Et tu recules aussi dans ta vie lentement » écrit Apollinaire au vers 102 de « Zone ») Il formule mélancoliquement le sentiment de l’éphémère et de la finitude. Il représente le côté de l’affect et non le côté du désir. Le côté du cœur et de l’âme, non le côté des sens. Le côté du Rhin et de la Seine, et non pas le côté de la « jolie rue » parisienne qui claironne au soleil. Le côté d’Annie et de Marie, pas celui de Paquette et de Rosemonde… Or Apollinaire marche de l’un à l’autre bord. Comme Verlaine, comme Rimbaud, comme beaucoup d’autres poètes avant et après lui, ce flâneur des deux rives claudique…
2. Un lyrisme ascensionnel
15A côté du lyrisme élégiaque qui se retourne mélancoliquement vers le temps et les amours perdus, il y a un autre lyrisme (si l’on peut parler ainsi) qui est d’exaltation, d’enthousiasme, de relèvement. Et c’est par ce lyrisme là, qui se veut et qui se dit « tout neuf » (pour reprendre une expression de la Conférence sur l’Esprit nouveau), qu’Apollinaire sort de la chambre symboliste et ouvre véritablement les fenêtres du nouveau siècle.
16Ce lyrisme qui entend explorer et « exalter la vie » (autre expression de la Conférence sur l’Esprit nouveau) s’accorde plus directement à la définition même du néologisme de « lyrisme » qui dit l’enthousiasme, la chaleur et l’élévation du discours, le mouvement escaladant de la parole poétique et ses « longues rampes fiévreuses », pour reprendre une formule de Julien Gracq.
17Ce lyrisme apollinarien est plus dionysiaque qu’Apollinien, plus énergique, plus charnel, plus alcoolisé. Au plan amoureux, il est plus érotique et moins plaintif. Il blasonne parfois le corps féminin, avec crudité. C’est le lyrisme de celui que Willy surnommait « le bouc en train » et qui affirme que « La grande force est le désir ». On l’entend beaucoup plus rarement que le lyrisme élégiaque dans Alcools lorsqu’il s’agit d’amour, mais il se manifeste chaque fois qu’il est question de la vitalité et de l’ivresse d’un monde neuf.
18Daniel Oster le rappelait opportunément, Apollinaire s’écrit « avec deux ailes »9 : il y a de l’envol, et non des moindres chez ce bonhomme-là qui chante tout à la fois dans « Zone » les hangars de Port Aviation, les pihis venus de Chine « qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples », les anges, ou le Christ « qui monte au ciel mieux que les aviateurs »… J’observe que ce ne sont d’ailleurs pas moins de quinze espèces différentes d’oiseaux qu’il convoque et que l’on est tenté d’opposer aux volatiles douloureux, claudicants ou englués dans la boue spleenétique de la fin du XIXe siècle (l’albatros de Baudelaire et le Cygne mallarméen). C’est une véritable escadrille fantaisisite où le Christ aviateur, les anges, et les oiseaux venus de toutes parts se mêlent pour affirmer hautement l’envol du nouveau siècle : hirondelles, corbeaux, faucons, hiboux, flamants, marabouts, oiseau-Roc, aigle, colibri, pihis, colombe, oiseau-lyre, paon, phénix enfin… Cette énumération illustre encore une fois le caractère cumulatif du lyrisme nouveau qui procède par juxtaposition et assemblement. C’est le XXe siècle qui se change en oiseau et qui « comme Jésus monte dans l’air ». Pour en dire l’ivresse, Apollinaire invente une forme inédite de lyrisme synthétique où s’accolent et se juxtaposent des réalités très diverses. Ajoutons encore que cette prodigieuse escadrille de volatiles surgis de partout annonce le chœur des villes qui retentit dans le dernier poème du livre « Vendémiaire ». Ce sont là comme les deux moments lyriques les plus positifs du recueil10.
19Mais il faut également rappeler que le lyrisme, souvent assimilé à quelque essor icarien de la parole poétique, est toujours menacé par la chute (dans l’emphase, le pathos, dans l’ironie sèche qui est son contraire, ou dans un brutal trou d’air, un brusque retour au réel qui le rend durement au sol). Le lyrisme est une forme d’exaltation que l’étranglement sous diverses espèces menace.
20Chez Apollinaire, le lyrisme reste très largement une affaire d’élévation et de chute. Mais il dessine un rapport nouveau entre ces deux termes, il propose une articulation singulière, il dépasse le système d’opposition dramatique entre l’en haut et l’en bas, comme entre spleen et idéal… Il se situe résolument au-delà de « la défroque enchantée du romantisme11 ». S’il aspire toujours à l’envol, il ne craint pas la chute. Souvenons-nous par exemple, à ce propos, de la provocante proposition de la conférence sur L’Esprit nouveau : « Un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera un univers »… C’est dire que le lyrisme fait son miel de tout.12. Que la circonstance lui donne son élan. Qu’il est une force exploratoire. Que la chute même peut être principe d’élévation. Non seulement il n’y a plus de hiérarchie entre les objets, les thèmes, les motifs, mais Apollinaire se plaît à mettre en scène cette hétérogénéité et à l’accroître. En mélangeant les temps et les registres, il « soulève un univers ». Le lyrisme consiste toujours à exalter, à élever, mais sa force est d’autant plus manifeste et admirable que les objets sont bas, ordinaires ou anodins : avis, enseignes, brochures, bocks, becs de gaz, affiches, prospectus, ou gros édredons rouge des émigrants…
3. Un lyrisme dialogique
21Apollinaire foncièrement partagé fait du poème un lieu dialogique. Ce « flâneur des deux rives » élit le Pont Mirabeau comme son lieu stratégique d’où observer aussi bien le passage du temps que saluer la Tour Eiffel dressée depuis peu comme une bergère au-dessus du « troupeau des ponts ». Il affirme et illustre la mitoyenneté de la parole lyrique : dans l’entrouvert, dans l’entre-deux, là où nécessairement il y a débat et dialogue. Dans ce qu’il faut bien appeler, à nouveau, la zone, ou le no man’s land : lieu indécis des identités incertaines. Ce lieu qui fait pont et passage, qui est le lieu même de l’articulation lyrique, c’est là qu’Apollinaire s‘établit, tenant au plus près l’un de l’autre, au point de les superposer ou les intervertir parfois le passé qui est perte et le futur qui est désir. Tenir au plus près l’une de l’autre la disparition et la promesse, c’est affirmer douloureusement la présence comme intersection, voire comme crucifixion.
22Ce partage se retrouve jusqu’à l’intérieur du sujet, divisé entre je et tu entre je et moi, entre Guillaume et Apollinaire, se perdant de vue, débattant avec soi, avec l’autre en soi, l’autre qu’il faut sortir de soi pour l’aider à advenir.
23« On n’est pas seul dans sa peau » dira Henri Michaux. Et le poème « Cortège » d’Apollinaire donne à assister à l’épiphanie du Je qui fait nombre, groupe, grappe, et vient au monde en pièces, par morceaux. Son identité est une somme polyphonique. Il survient au terme du cortège :
24« On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
25Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
26Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines »
27Le poète est une construction du poème. Son identité est différée : « je me disais Guillaume il est temps que tu viennes ». Le « je » se délivre ainsi poétiquement à lui-même son acte de naissance ou de baptême qui le désigne comme le produit d’une généalogie fantastique et comme la somme improbable et babélienne de toutes « les choses humaines ».
28A la fois solitaire et comme entassé en soi, Apollinaire se dédouble en « je » et « tu » et pratique une espèce d’interlocution interne qui n’est pas comme chez d’autres avant lui (je songe notamment à Verlaine) un débat d’instances intérieures telles que le cœur et l’âme, mais véritable dédoublement de soi. Le « je » se dit « tu » comme il dit « tu » et « vous » à la femme aimée.
29Il n’y a donc pas chez Apollinaire de « disparition élocutoire » du poète, bien au contraire. Plutôt une sureprésentation ou une surprésence qui paradoxalement est la marque de son indécision et de son errance. S’il maintient la voix subjective, ce n’est plus tout à fait une voix propre. C’est une voix ivre, ou qui se dit telle, une voix débordante et débordée qui donne à entendre davantage que la diction d’un « émoi central ». C’est ici la polyphonie qui prévaut, la superposition des voix, comme en témoigne « Vendémiaire ». Et c’est le fait même de l’énonciation qu’elle s’approprie singulièrement. Elle redistribue tout de façon originale. Comme dans le poème « Le voyageur », la forme de l’élocution change et passe rapidement du « je » au « tu », sans explication, mais en produisant un puissant effet dialogique. On passe d’une voix à une autre, de même que souvent, et très rapidement, on passe sans transition d’un espace et d’un temps à l’autre dans les poèmes d’Apollinaire.
30Le « Je » lyrique appolinarien est à la fois un porte-voix et un prête voix. Il est en expansion et en réfraction dans le langage, souvent pris dans les mots comme dans un jeu de miroirs qui le dédouble. Le « tu » prend en charge l’autre du « je », son altérité, son ombre désirante. Le « tu » multiplie les adresses incertaines, à des compagnons énigmatiques ou des êtres fantomatiques. Ce porte voix prête voix à ce qui n’en a pas (les choses muettes) ou à ce qui est impossible, hors d’atteinte, étranglé (le désir, l’aspiration) ou évanescent comme les ombres remontant du passé.
31Il semble ainsi que sous la plume d’Apollinaire un déficit identitaire (biographique) ouvre sur une pluralité, voire une prolifération d’identités aléatoires et une poétique de la bâtardise qui se plaît aux appariements incongrus. On se souvent à ce propos des vers célèbres du « Larron » :
32« Maraudeur étranger malhabile et malade
33Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit »
34Que possède le larron ? (et je rappelle qu’Hermès fut le dieu des voleurs). Ce qu’il vole et dont il fait son butin, son miel. Apollinaire se fabrique une identité cosmopolite, une théorie de héros. La faim, l’exil, l’étrangeté font de lui un voleur de fruits et un assoiffé que rien ne désaltère et qui n’a d’autre recours que l’ébriété.
35Du même coup, en recyclant à sa guise d’anciens mythes, en s’appropriant en fraude toutes sortes d’images et d’objets, il redonne de la force et des contours à cette identité de poète dont l’aura est tombée dans la boue et qui ne peut plus être ni celle du prophète romantique ni celle du maudit verlainien. Il en rafraîchit la défroque en en faisant une sorte d’habit d’Arlequin simultanéiste, à la manière des nombreux saltimbanques peints par Pablo Picasso… C’est un peu comme si Orphée, changé en arlequin, portait tel un costume son propre démembrement, c’est-à-dire des morceaux de soi …
36Découper, juxtaposer, rapprocher, combiner, telle est la méthode lyrique d’Apollinaire pour qui la poésie reste un travail de découpe et de liaison, un mode de rapprochement, un système de conjonctions et de combinaisons inédites. Cordes des cloches ou du pendu, rails, « peigne » de la pluie, câbles sous marins, ponts, toiles d’araignées, rayons…, Apollinaire multiplie les figures des liens, des plus ténus ou impalpables aux plus lourds et solides (rails, ponts), des plus intemporels (rayons) aux produits très récents de l’âge industriel (câbles sous marins, TSF… puisque les inventions de l’époque autorisent de nouveaux modes de rapprochements entre les lieux, les objets, les êtres, autant dire appellent une poétique nouvelle… une poétique de l’omniprésence et de l’ubiquité).
37« Liens », tel est d’ailleurs le titre d’un des poèmes les plus anciens d’Apollinaire. Il y est question de « cordes faites de cris »…
38Ainsi capable de nouer le présent à l’avenir et au passé, et de rapprocher les vivants et les morts, la poésie devient le lieu d’une mémoire très singulière que l’on pourrait dire inventive. L’écriture est navigation sur le « beau navire » de la mémoire qui remonte le cours du temps, un espace où mêler tous les temps, une façon d’assumer la mémoire du monde. « En moi-même je vois tout le passé grandir » écrit Apollinaire dans « Cortège », en même temps qu’il se constitue lui-même de toutes pièces à partir des morceaux de passé…
Conclusion
39Cette rapide relecture de quelques aspects du lyrisme apollinarien dans Alcools introduit plusieurs réflexions :
40sur la variabilité des régimes de l’écriture lyrique particulièrement illustrée par l’auteur d’Alcools qui n’est réductible ni à quelque avant-gardisme ni à l’inflexion élégiaque.
41La non réduction du lyrisme à ce que Roland Barthes appelait la « diction d’un émoi central ». En tout cas engage-t-il bien davantage que la simple expression d’une émotion personnelle. Ainsi que le rappelait Martine Broda au seuil de son essai L’Amour du nom, « ce n’est pas la question du moi que pose le lyrisme, mais celle du désir13 ».
42Le rapport de cette notion à l’énergie poétique, que celle-ci soit affaiblie comme dans l’élégie (tempo lent) ou survoltée par le désir. C’est en termes de chaleur et d’énergie que la question du lyrisme doit être posée.
43Enfin, et c’est peut-être ce qui est le plus important, la valeur articulatoire de l’écriture lyrique qui naît d’une opposition dont elle tire sa force et qu’elle a charge de surmonter.
44Variabilité, articulation, débordement de l’expression personnelle, ces aspects se rassemblent dans la dimension dialogique du texte lyrique qui donne à entendre la poésie comme une interlocution, un subtil jeu de voix, et qui est souvent un texte dédié, adressé, qui interpelle…
45« Hommes de l’avenir, souvenez-vous de moi » s’exclame Apollinaire au premier vers de« Vendémiaire ».
46Cette interpellation des « frères humains » qui vivent après nous noue très singulièrement le futur et le passé (elle invite l’avenir à regarder en arrière) et me rappelle un propos du poète russe Ossip Mandelstam : « (…) la poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire inconnu et lointain en l’existence duquel le poète ne saurait douter sans se remettre lui-même en question »14
47Entendue au sens strict, cette affirmation fait dépendre l’existence même du poète de celle d’un « destinataire inconnu et lointain ». C’est dire que son identité, autant que son travail, demeure comme suspendu à cet inconnu.
48Le poème porte en lui comme sa raison d’être l’espérance d’être lu. Il cherche un tu à qui parler. Il est une bouteille jetée à la mer. Adressée à quiconque, à personne en particulier. Une bouteille dont le contenu appartiendra en propre à qui saura le trouver, le recueillir, le lire, le recevoir. Paul Celan le rappelle dans son « Discours de Brême » :
49« Le poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance – pas toujours forte d’espérances, certes – qu’elle pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre, Terre-Cœur peut-être. Les poèmes sont aussi de cette façon en chemin : ils mettent un cap.
50Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler, une réalité à qui parler. »
51Et Paul Celan ajoute encore :
52« Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui » écrit pour sa part Paul Celan. Le poème suppose et recherche « Un Tu à qui parler15 ».
53Ces mots de Paul Celan ont été écrits après la seconde guerre mondiale, dans un contexte très douloureux où il s’agissait de ressaisir le sens et la valeur de l’expérience poétique. Les poèmes d’Alcools d’Apollinaire ont été écrits avant la première guerre mondiale, dans cet âge plutôt insouciant que l’on a appelé « la Belle époque ». Pourtant, il me semble que la recherche du « tu à qui parler » et du « destinataire inconnu et lointain » est une donnée constante de l’expérience poétique. La quête dans le poème de l’autre qui reste irrattrapable dans le réel est l’une des composantes essentielles d’Alcools. Le « Je » lyrique s’identifie à cette quête, ou à travers cette quête. En soi, comme au dehors de soi, il est aux prises avec l’altérité. Et c’est pour formuler ce rapport à l’altérité qu’il énonce en poème la phrase du désir.