L’importance à long terme des imprimés éphémères
Paru initialement sous le titre « The Long-Term Significance of Printed Ephemera » dans RBM : a journal of rare books, manuscripts, and cultural heritage, vol. 9, n° 1, Printemps 2008.
Traduit par Florence Ferran & Olivier Belin
Pour des raisons techniques, il n’a pas été possible de reproduire les illustrations auxquelles l’auteur se réfère. Elles sont néanmoins accessibles dans l’article original en version pdf, que vous pouvez lire ici.
1Comme il paraît peu probable que tous les lecteurs de RBM soient familiers des éphémères, je commencerai par quelques généralités qui, je dois le dire, seront à l’inverse bien trop connues de beaucoup d’entre eux. Le mot « éphémère » (ephemera en anglais) est un dérivé des mots grecs epi, « à travers », et hemera, « le jour », ce qui explique pourquoi des personnes à l’éducation classique plus accomplie que la mienne prononcent le mot ephemera en allongeant le « e » central. Sur ce point, je me sens plus proche des Américains qui prononcent ephemera avec un « e » court. Le mot n’est en rien nouveau : il a longtemps été utilisé par les zoologistes pour décrire « l’éphémère » et autres insectes qui ne vivent qu’une journée, et il y a cent ans environ, il fut appliqué à des fièvres d’une durée similaire. Par extension, il est maintenant employé par les gens comme nous pour décrire des documents dont la pertinence est de courte durée, en général, le jour ou les jours concernés par l’événement ou la situation auxquels ils se réfèrent.
2La définition de travail utilisée par l’Ephemera Society en Grande-Bretagne depuis trente ans est « petits documents passagers du quotidien1 » et le terme est appliqué aux manuscrits comme aux imprimés2. Quoique ce ne soit en rien une définition parfaite (beaucoup de gens, en particulier de ce côté de l’Atlantique, la trouvent plutôt pompeuse3 et elle a indiscutablement des frontières floues qu’il serait inutile d’explorer ici), c’est probablement la meilleure que nous ayons, et elle nous fournit un bon point de départ. Il y a plus d’un siècle, toutefois, le marché de l’imprimé a adopté les expressions d’« ouvrages de ville » ou « travaux de ville » pour décrire les documents imprimés de ce type4.
3« Éphémères » et « travaux de ville » ne sont pas exactement synonymes – au sens strict, les travaux de villes concernent les pièces autres que les livres, les périodiques et les journaux mais on admettra que bien des imprimés de ce type n’ont qu’une espérance de vie très brève sur nos rayons et peuvent donc être classées au rang des éphémères.
4Mon propos dans cet article, comme mon titre le suggère, est de traiter de la signification à long terme de ces pièces circonstancielles. Mais j’ai un autre objectif, plus polémique : mettre en question – et je crois que c’est une position largement défendue – l’idée selon laquelle la culture de l’imprimé et celle du livre se recoupent à peu de choses près. Peu de spécialistes défendraient publiquement un tel point de vue mais en pratique la réalité même de cette distinction entre les deux s’est de fait estompée. Une des raisons évidentes à cela est la disponibilité du matériel à étudier. Tandis que les livres ont été conservés dans des bibliothèques depuis l’Antiquité et ont été rejoints par les journaux et les périodiques à une époque plus récente, la plus grande partie des éphémères a survécu uniquement par hasard. Certains conservateurs de bibliothèques les accueillent, d’autres non. La majorité d’entre eux les considère comme marginaux, et en général ils ne figurent pas dans les dispositions prises par le dépôt légal5. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que les historiens de l’imprimé se soient concentrés sur le livre, que ce soit explicité ou non par les titres de leurs publications6.
5Mais les choses changent, et un des tournants pris par l’Institution est venu d’une décision de la Bodleian Library d’Oxford dans les années 1960. Dans l’entre-deux guerres, il n’était pas rare pour la bibliothèque de se débarrasser d’imprimés éphémères, dont certains vieux de plusieurs siècles, dans ce qui s’appelait alors la « Constance Meade Collection of Oxford University Press ». Ces pièces ont été officiellement et d’une certaine façon impérieusement désignées dans le même temps par les conservateurs en chef comme du « matériel sans valeur ni littéraire ni artistique qu’il n’est pas dans l’intérêt de la bibliothèque de faire figurer dans son catalogue ni de conserver sur ses rayons7 ». Mais dans leur nouvelle maison des Presses universitaires d’Oxford, ils étaient traités amoureusement par l’imprimeur de l’université, John Johnson, ses assistants et plus tard ses successeurs, ainsi qu’une grande quantité d’éphémères qui avaient été acquis par d’autres voies.
6Telle fut la position de la Bodleian Library jusqu’en 1968. Cette année-là la bibliothèque changea d’avis et fit avec enthousiasme l’acquisition de l’entière collection d’éphémères conservés par les Presses – par la suite appelée John Johnson Collection – y compris ces pièces dont elle s’était autrefois débarrassé comme « n’ayant pas d’intérêt à être conservées par la bibliothèque8 ». Ce changement de position de la part d’une bibliothèque mondialement célèbre reflétait l’intérêt grandissant ailleurs aussi pour une étude sérieuse des éphémères. Il aida à faire évoluer les mentalités à leur égard dans le monde de la conservation. Et très récemment, la facilité relative avec laquelle peuvent être numérisées ces pièces, ajoutée à l’utilité d’une telle opération, a accéléré le rythme de ce changement.
7Aujourd’hui, les collections d’éphémèresqui ont été acquises ou constituées il y a des décennies voire même des siècles sont prises au sérieux par les bibliothèques, les musées, les archives à travers le monde. Il est peut être injuste de pointer certains exemples mais je me référerai à quelques expositions significatives ces dernières années : Ephemera : les imprimés de nos jours au Musée de l’imprimerie à Lyon en 2001 ; Questions d’étiquettes, une exposition d’un large éventail d’étiquettes à la Bibliothèque Forney, Paris, 2002 ; et une exposition dédiée plus spécifiquement aux cartes publicitaires9, A nation of Shopkeepers, organisée par Julie Anne Lambert à la Bodleian d’Oxford en 2001.
8Les changements d’attitude à l’égard des éphémères (qu’illustre de façon spectaculaire aux États-Unis le projet « American Memory » de la Bibliothèque du Congrès) induisent de futurs projets et bourses de recherche en rapport avec ce qu’on appelle de plus en plus la « culture de l’imprimé » bien qu’il soit, malheureusement, trop tard désormais pour constituer des collections représentatives d’un grand nombre de catégories d’éphémères. On ne peut revenir sur les dégâts causés par le traitement anciennement réservé à ces documents. Ceux qui travaillent sur les éphémères savent, à bien des égards, qu’ils n’ont l’expérience que de la face émergée d’un immense iceberg de matériel qui doit avoir un jour existé et c’est particulièrement le cas quand on en arrive aux éphémères produits avant la révolution industrielle. Si du matériel plus ancien existe dans les collections publiques, il tend à tomber dans certaines catégories préétablies, comme les avis, les poésies fugitives et les affiches de théâtre, bilans de mortalité (fig.1) et cartes publicitaires10.
9La négligence comparable des historiens de l’imprimé et de la culture imprimée à l’égard des éphémères est donc compréhensible. Mais un de ses effets a été un point de vue étroit sur le livre et par voie de conséquence une vision déformée de ces champs de recherche en réalité plus étendus.
10On a tellement perdu d’éphémères du passé, du moins par rapport au livre imprimé, qu’il est inutile d’entreprendre toute comparaison quantitative de ces catégories de travail établies à partir des exemples existants. Néanmoins, des estimations faites par des historiens de l’économie (qui n’ont pas pour visée de minimiser l’importance du livre) nous fournissent de larges indicateurs sur la part relative des différents secteurs de l’industrie de l’imprimé des xixe et xxe siècles. Mes exemples sont tirés de la Grande-Bretagne, même si je suis certain qu’un tableau similaire émergerait des États-Unis si de telles données existaient et pouvaient être analysées.
11Il y a quarante ans, en travaillant sur des archives commerciales11 et en extrapolant à partir de données disponibles limitées, l’historien de l’économie britannique B.W.F. Alford a établi les faits suivants sur le marché de l’imprimé typographié au milieu du xixe siècle12. Pour l’année 1831, il a estimé que les dépenses étaient de 120 000 £ pour le livre et l’imprimé périodique, de 230 000 £ pour les imprimés du gouvernement et de 170 000 £ pour les travaux de ville, une somme relativement plus modeste. Il faut se rappeler, toutefois, que Londres dominait le marché du livre et du périodique en Grande-Bretagne, et qu’à cette période presque toutes les imprimeries étaient situées dans la capitale. De nombreuses imprimeries, de plus petite taille, implantées en province – et qui étaient exclues de l’enquête d’Alford – se concentraient certainement sur les travaux de ville. En outre, les calculs d’Alford étaient basés sur l’imprimé typographié et ne prenaient compte en aucun cas du marché montant de la lithographie, qui a gagné ensuite la production du non livre en Grande-Bretagne à cette époque13. On peut supposer, par conséquent, que les travaux de ville en Grande-Bretagne représentaient dans leur ensemble une portion significativement plus importante des dépenses totales de l’imprimé que ce que laisse entendre l’étude d’Alford.
12Comparer les secteurs de l’industrie de l’imprimé au milieu du siècle suivant est encore plus révélateur. Les données glanées à partir des années 1950 pour une étude d’économie qui fut publiée en 1965 révèlent combien la proportion du livre fut faible par rapport à d’autres secteurs de l’industrie britannique de l’imprimé14. En 1954, en termes de vente, la production de livres représentait un peu moins de 22 millions £ sur un total de 430 millions £ dépensés au total en imprimés (ce qui revient à environ 5% du total)15. En termes d’emplois, la production du livre en 1954 représentait 17 000 employés sur 265 000 en tout (soit 7% à peu près du total)16. Même s’il est difficile d’établir à quoi correspondent précisément les catégories d’imprimés pour lesquelles cette enquête fournit des données chiffrées (c’est à dire les livres, les périodiques, les emballages cartons, et la papeterie), il est sûrement pertinent pour mon propos qu’à l’aune de ces deux paramètres, les chiffres pour la seule papeterie imprimée soient plus importants que ceux du livre. Ces deux modes d’évaluation du marché de l’imprimé confirment de manière générale l’impression que l’on a lorsqu’on s’immerge dans les éphémères des xixe et xxe siècles.
13Ce que je voudrais affirmer, c’est que négliger les éphémères, qui comptent comme un des plus vastes secteurs de l’industrie de l’imprimé en Grande-Bretagne à cette période – et je crois que c’est vrai aussi des États-Unis – revient à la fois à déformer l’histoire du marché de l’imprimé et à sous-estimer de façon significative son impact sur la société. Et quand les historiens du livre remarquent la rareté des livres sortant des presses des imprimeurs connus, et se demandent comment ces derniers faisaient pour vivre, la réponse presque certaine est qu’ils imprimaient des éphémères (comme élément à part entière de leur offre commerciale).
14Je ne me référerai que brièvement à l’importance des imprimés éphémères en termes de contenus. Des historiens de toute sorte – spécialistes d’histoire sociale, culturelle, économique – reconnaissent maintenant leur valeur comme source matérielle. Après tout, chaque pièce éphémère raconte une histoire, ou à tout le moins fournit une information spécifique sur quelque chose. Elle peut nous indiquer seulement qu’une porte de péage a existé à un certain endroit (fig. 2), ou que quelqu’un a donné un bal dans sa maison de campagne à telle ou telle date (fig. 3). Mais d’autres pièces nous disent des choses plus curieuses, comme cette invitation à une performance de poésie improvisée accompagnée au piano par rien moins que Rossini, au Argyll Rooms, à Londres, en 1824 (fig. 4).
15Les éphémères qui ont un rapport avec la publicité offrent des aperçus du passé particulièrement fascinants, comme on le voit dans l’annonce lithographiée d’une propriété à louer ou à vendre à Enghien-les-Bains, juste à l’extérieur de Paris, avec une description inhabituelle pour l’époque, en mots, en images (une vue, et un plan) (fig. 5). C’est l’examen des éphémères dans leur contexte (si l’on peut avoir des informations à ce sujet) qui donne du sens à ce qu’ils nous disent et qui leur donne vie. L’illustration 6 annonce une procession célébrant l’ouverture d’un tout nouvel hôpital en 1839, le Royal Berkshire Hospital à Reading, la ville où j’ai travaillé toute ma vie. Le bâtiment original de l’hôpital est toujours là, et une partie se trouve littéralement à 50 mètres de mon lieu de travail. Je ne suis pas spécialiste de l’histoire de cet hôpital, mais j’ai passé un peu de temps à chercher d’autres informations sur cet événement, et, en particulier, sur la procession et les autres préparatifs décrits dans l’annonce. Les deux journaux locaux, Berkshire Chronicle et Reading Mercury, comportaient de longs comptes rendus de la journée17, mais je n’ai rien pu trouver dans leurs pages qui fût aussi spécifique que cette annonce sur les participants et l’organisation de la billetterie, ni aussi suggestif sur l’événement. Comme tout éphémère qui rappelle un événement, cette notice ne raconte qu’une partie de l’histoire, mais c’est une partie qui autrement n’aurait pas été racontée.
16Parfois, quoique pas aussi souvent qu’on le voudrait, les éphémères nous racontent même quelque chose de plus spécifique, comme cet exemple assez daté, au milieu du xixe siècle (fig.7) : l’annonce de l’apparition publique d’une sirène – dans ce cas-là pas d’une sirène de conte de fée mais une vraie. L’annonce tombe dans la catégorie cohérente des éphémères sur les monstres (femmes à barbe, géants, hommes forts, et ainsi de suite). J’imagine que nous sommes enclins à regarder les publicités de ce genre comme une preuve de la naïveté des générations passées (bien que nous ayons l’équivalent aujourd’hui, bien sûr). Mais cette pièce singulière, avec son annotation manuscrite, nous rappelle qu’il y avait des sceptiques même en ce temps-là. Elle a été gardée, on peut le supposer, comme un souvenir du spectacle, et comme la trace des réactions des visiteurs à l’événement dans l’angle en haut à droite :
Ce prospectus fut déposé chez moi le vendredi 26 octobre 1849. La curiosité m’a poussé à donner un penny pour voir « l’œuvre merveilleuse de Dieu ». Mais de tout ce que mes yeux ont vu, cela bat tous les records !
[signé] M. Denham of Piersebridge nr (near ?) Darlington
17Non seulement le prospectus nous parle de l’événement lui-même, mais il transcrit la réponse d’un individu à ce qu’il (ou elle) a vu, saisissant sur le vif une pratique, la distribution de prospectus porte-à-porte, et donne un aperçu du langage vernaculaire de l’époque, dans un style qui n’aurait pas trouvé de place dans l’imprimé.
18Un type d’éphémère immensément riche en informations concerne le commerce et inclut des catalogues, des listes de prix, des cartes publicitaires, des papiers à en tête, des factures, des reçus18. Sans ces pièces nous en saurions très peu en particulier sur la gamme des produits et services disponibles à un moment et dans un lieu donnés. Même quand les produits en question existent quelque part, les éphémères commerciaux, spécialement les catalogues et les listes de prix, aident à les contextualiser plus largement. De nombreux catalogues commerciaux et listes de prix survivent dispersés parmi des collections d’éphémères, même si, on s’en doute, beaucoup ne le font qu’en très petit nombre, quand d’autres doivent même être uniques.
19Un catalogue d’une seule feuille daté de 1829, avec les prix d’un fournisseur bavarois de fruits et d’arbres décoratifs offre un cas de ce genre (fig. 8). Le fournisseur propose non seulement un large éventail de plantes, avec leurs prix, mais il offrait celles-ci à la vente aux États-Unis et donnait à sa publicité une tournure que je pense être une très ancienne version de l’adage bien connu « un bon produit fait sa propre publicité ». Un catalogue modeste mais plus complet fournit un exemple supplémentaire. Il concerne une fabrique de quincaillerie à Paris, E. Grillou, qui fut fondée en 1890 et qui, de temps en temps, a sorti des catalogues. Daté du 1er mai 1903, il inclut la description de 2 631 objets, la plupart illustrée. Les réchauds à alcool montrées sur une double page (fig. 9) indiquent que le consommateur de l’époque était aussi gâté en termes de choix que nous le sommes cent ans après avec nos gadgets électroniques.
20Et où pourrait-on trouver une telle somme d’informations sur les types de réchauds à alcool à disposition au début du xxe siècle ?
21D’autres catalogues parviennent à transformer des objets ordinaires en beaux objets, que ce soient les brosses, les thermomètres ou les crayons, comme dans le catalogue chromolithographié imprimé à Saint-Etienne au début du xxe siècle, reproduit ici (fig. 10). Si nous revenons aux éphémères dans leur rapport avec le marché de l’imprimé – pour lequel, vous l’aurez compris, j’ai un intérêt particulier – on tombe de temps en temps sur des cas qui révèlent des choses qu’on ne saurait pas autrement, et donnent clairement la preuve de l’existence de produits auxquels on se réfère en des termes très généraux ailleurs. Je sélectionnerai deux exemples dans mon domaine de spécialité, la lithographie, parce que je peux en parler un peu en connaissance de cause. Le premier est une carte publicitaire d’un imprimeur lithographe à Paris, Guyot Desmarais (fig. 11). Nous savons très peu de choses de lui, excepté qu’il fut un peintre qui se convertit à la lithographie vers 1809 et produisit une grande carte publicitaire peu après, qui se trouve désormais à la Bibliothèque nationale de France19. La dernière édition du dictionnaire Bénézit des artistes émet un doute sur le nom de cet homme. Dans une notice très courte, il est répertorié comme « Guyot ou Guyton Desmarais »20 : cet éphémère, la carte publicitaire de l’homme en question, fournit certainement des éclaircissements sur son véritable nom.
22Bizarrement, à un moment où d’autres exploraient ce nouveau procédé pour ses potentialités artistiques, Desmarais s’y est également intéressé pour les alternatives que la lithographie pouvait offrir à la typographie pour les travaux de ville, ou comme on pourrait dire, les « éphémères imprimés ». Il présente ainsi des exemples au pied des cartes qui donnent la preuve de ses avantages pratiques et économiques pour des travaux en grec, cyrillique, arabe et farsi, qui auraient posé problème à la plupart des imprimeurs typographes. Dans le paragraphe de texte, il se vante d’être capable de produire environ mille exemplaires d’un document en seulement 24 heures21.En effet, son imprimerie peut faire figure de précurseur des magasins de photocopies qui ont aujourd’hui pignon sur rue et elle ouvre la voie, comme d’autres, à une explosion de l’impression lithographiée quelques décennies plus tard, plus en Europe néanmoins, semble-t-il, qu’aux États-Unis.
23Mon second exemple est une carte commerciale d’un lithographe britannique de province, une vingtaine d’années plus tard, vers 1830 (fig. 12), à une époque où le commerce de la lithographie s’était lui-même implanté dans de nombreux endroits en Europe et était à l’origine d’un vaste marché de travaux de ville et d’imprimés éphémères. L’imprimeur concerné, T. Bedford de Bristol, choisit de présenter un pot-pourri d’exemples d’éphémères qu’il produisait, ou qu’il espérait convaincre de possibles clients de lui commander. Examinée avec attention, la carte révèle quelque chose du large éventail d’éphémères monochromes que cet imprimeur particulier considérait comme adapté à la lithographie dans les années 1830. De nombreuses cartes de ce genre, produites par des imprimeurs en Europe et aux États-Unis, confirment ce point. Sans le contenu de ce genre de telles cartes commerciales et de publicités, nous saurions peu de choses sur l’éventail d’éphémères lithographiés produits et par conséquent nous ignorerions où les chercher et où aller les trouver.
24La démonstration de l’importance à long terme des éphémères en vertu de leur contenu parle d’elle-même j’imagine, et peut se passer d’autre exemple ou commentaire. Je suppose, toutefois, qu’il pourrait être nécessaire de faire la démonstration de l’importance des éphémères en tant que documents avec leurs propres caractéristiques textuelles, graphiques et artéfactuelles, et c’est là-dessus que se concentrera le reste de cet article. Il pourrait être utile de dire un mot sur les études suscitées par ces documents, ne serait-ce que pour mettre l’accent sur la singularité de cette catégorie d’imprimés. Et je propose provisoirement le terme d’« éphémérologie » pour désigner un domaine de savoir ou d’étude comparable à la bibliographie, la cartographie, la musicologie (dans ses aspects graphiques).
25La contribution la plus visible des éphémères à la culture de l’imprimé a été l’introduction du gras et de typographies saisissantes du genre de celles utilisées pour une petite affiche de 1826 d’Ulverston, au nord de l’Angleterre (fig. 13)22. Il n’y a pas lieu ici de remonter aux origines de ces cas23, mais déjà, à la fin du xviiie siècle, des imprimeurs d’affiches de théâtre à Londres avaient pris l’habitude d’utiliser de larges caractères sur leurs affiches pour attirer l’attention, les imprimant parfois en rouge. Une décennie plus tard à peu près, les agents de la loterie britannique, qui travaillaient d’habitude à petite échelle, introduisirent des lettres ornées, gravées sur bois, sur leurs annonces publicitaires pour les mêmes raisons, comme on le voit sur l’exemple de 1810 (fig. 14). Le dessin de ces lettres a pris des formes totalement neuves et a commencé à constituer des sources d’émulation pour tous les créateurs de caractères importants en Grande-Bretagne des années 1820. Suivit alors une profusion (certains diraient « pléthore ») de nouveaux caractères dans les spécimens et catalogues de caractères produits par les créateurs de fontes, et notamment le bien nommé « caractère gras24 » (fig. 15), l’antique ou l’égyptienne (fig. 16), l’ombrée (fig. 17) – tous révélateurs d’une époque dans leurs choix de mots – et l’« italienne » (fig. 18) un terme qui semble avoir été perçu comme si injurieux que les Italiens s’y réfèrent sous le nom d’« Americano ». Et plus tard il y eut des caractères ornés (fig. 19) et du gras « sans sérif » (fig. 20). Tous ces caractères ont été adoptés sans tarder à travers le pays, souvent dans les années qui suivirent leur apparition dans la capitale.
26Le plus efficace de tous, étant donné qu’il permettait la plus grande concentration d’encre à un endroit donné, était le « slab serif », ou la lettre égyptienne. Mais tous ces types de caractères – et les États-Unis eurent des équivalents peu de temps après – étaient utilisés pour attirer l’attention sur les avis et les affiches. William Savage, imprimeur de l’institution royale, écrivant dans son Practical Hints on Decorative Printing (Londres, 1822), s’y réfère comme donnant « un effet de gras à des mots particuliers dans le but de frapper le regard et d’attirer l’attention du lecteur et du passant dans la rue25 ». Au fur et à mesure qu’on a avancé dans le siècle, ces dessins sont devenus de plus en plus exotiques, et certains furent produits avec une taille de 50 cm de haut.
27Inutile de dire que ce type de caractères, même des versions de petite taille, ne trouvaient pas leur place dans des livres, et Savage, toujours dans ce même ouvrage, mettait justement en garde contre leur utilisation à ces fins26. En tout état de cause, un vaste éventail de caractères se trouve presque exclusivement sur les éphémères, et en particulier sur les annonces publiques et les publicités, comme sur cette affiche pour un match de cricket en 1854 (fig. 21). Ces caractères ont même eu une influence sur la typographie en France, où la tradition néo-classique du Didot était très forte comme on peut le voir quand on compare deux affiches de théâtre imprimées à Orléans pour le même théâtre dans les années 1820.
28L’exemple plus récent (fig. 22), de 1824, est imprimé dans le style typographique dominant, le Didot ; mais quelques années plus tard, en 1827, la même imprimerie, dotée de nouveaux propriétaires, et d’une nouvelle casse de caractères gras, a changé radicalement son approche (fig. 23).
29L’introduction de telles planches de caractères a conduit à l’un des plus importants développements de la culture imprimée avant la révolution électronique de ces dernières décennies. Les meilleures illustration et description peuvent venir d’une affiche qui fut imprimée à Bath au début du xixe siècle (fig. 24). Son imprimeur, Frederick Gye, appartenait à une dynastie d’imprimeurs de travaux de ville, ses successeurs ayant produit des travaux remarquables à Londres dans le second quart du siècle, en particulier pour Vauxhall Pleasure Gardens27. Sur cette affiche de 1810, Gyes joue avec ses lecteurs, les invitant à une double lecture du message. Très certainement, les contemporains de Gye ont d’abord dû lire les mots « Pleasure without fatigue » [Plaisir sans fatigue] – comme le font les lecteurs d’aujourd’hui j’imagine. Et puis, s’ils ont été suffisamment attirés par cette pensée délicieuse, ils ont peut-être lu le message d’une façon strictement linéaire, ligne après ligne, de haut en bas de la feuille. Gye ne doit pas avoir été le premier à adopter ce genre d’approche, qui oblige virtuellement les lecteurs à revoir leurs stratégies habituelles de lecture. Tout ce que je peux affirmer, c’est que c’est le premier exemple de ce genre que j’ai vu. Même si le plagiat était très répandu à l’époque, si d’autres avaient voulu faire la même chose à des époques antérieures, ils en auraient été empêchés par manque de caractères d’une visibilité suffisante, un ingrédient essentiel de l’affiche si cette approche télégraphique voulait fonctionner efficacement. Au fil des décennies, toutefois, l’idée générale sous-jacente à l’organisation du langage sur l’affiche de Gye devint un lieu commun dans un grand nombre d’affiches lithographiées. Elle offrait la possibilité de lire un texte de deux façons différentes : en suivant une sélection de mots en caractères gras, et aussi, de façon légèrement moins cohérente dans le cas de l’affiche de Gye, d’un seul trait de haut en bas.
30L’approche conventionnelle en Grande-Bretagne des affiches lithographiées du xixe siècle était moins ingénieuse sur le plan linguistique que celle de Gye, mais aussi efficace du point de vue graphique28. Cela impliquait de choisir des mots ou des lignes en caractère de grande taille et en gras, en fonction de leur importance dans le message, ce qui permettait de mettre tout le reste au second plan, en utilisant des caractères de plus petite taille. La démarche était aussi répandue aux États-Unis qu’en Angleterre. Dans une affiche du milieu du xixe siècle (fig. 25), imprimée dans la petite ville de Stanstead (désormais connue sous le nom de Stansted, le site d’un des aéroports de Londres), on lit quelques mots-clefs, même si la substance du message court sur une seule phrase. C’est clair si on lit le texte à haute voix ou si l’on écoute quelqu’un d’autre le faire. Après l’en-tête : « Aux habitants de Stanstead et à ses voisins », le texte dit :
Une réunion publique se tiendra vendredi 2 février 1849 au soir, dans la grande salle du Kings Arms Inn, pour prendre en considération l’établissement d’une institution littéraire à cet endroit. M. William Fuller Maitland a gentiment consenti à la présider.
31Il ne revient pas à quelqu’un vivant aujourd’hui de dire comment les bonnes gens de Stanstead ont lu cette affiche au milieu du xixe siècle, mais je parie que personne ne l’a lue de façon linéaire dans un premier temps. En partie parce que quelques caractères sont trop petits et en partie parce que, comme les « passants de la rue » à Stanstead en 1849, nous n’aurions pas le temps de le faire. Je suppose que, même si ces deux conditions avaient été remplies, il est probable que nous aurions lu tout d’abord : « Stanstead »/ « réunion » (peut-être « réunion publique ») / King’s Arms Inn »/ et « Institution ». Cette affiche était conçue pour une lecture à distance, comme celle induite par une projection dans un auditorium. Dans son contexte attendu, cela peut habituellement être appelé une « lecture de rue », à destination – pour reprendre un terme de Savage – du « passant dans la rue ». Et cela est clairement très différent du mode contemplatif de lecture un livre à la main29.
32Le rôle significatif de la lecture de rue, même dans le premier xixe siècle, peut être mesuré à travers l’apparition d’avis de défense d’afficher dans les peintures et les estampes, comme dans une aquarelle de 1815 représentant Clare Market à Londres, où l’on peut voir un tel avis à la gauche d’un groupe d’affiches sauvages30 ! En France, une législation minutieuse sur le placardage d’affiches aux murs, remontant pour une part à la fin du xviiie siècle, souligne combien, là aussi, ce type de lecture était répandu31. On trouve une preuve supplémentaire de l’importance de cette lecture dans un cliché de William Henry Fox Talbot, qui photographia la Colonne de Nelson en cours de construction en 1844, avec sa base entourée de planches de protection placardées d’affiches imprimées32.
33La lecture de rue exigeait qu’un message soit appréhendé à distance aussi bien qu’en un seul coup d’œil. Il aurait à coup sûr été exceptionnel de voir quelqu’un s’arrêter devant les affiches de cirque du début des années 1840 reproduites ici (fig. 26) pour les lire comme des bandes linéaires de mots, en les balayant de haut en bas. On pourrait aussi soutenir que de telles affiches, avec leur conception télégraphique du design qui impliquait de mettre en évidence quelques mots clés, pourvoyait aux besoins d’un public croissant de semi-lettrés, qui auraient au moins eu la capacité d’appréhender l’essentiel d’un message à partir de quelques mots seulement. Mais quelle que soit l’explication de cette innovation dans l’imprimerie – ou plutôt, comme je l’appellerais, de cette nouvelle démarche dans la conception de la lecture – elle s’est d’abord matérialisée dans les éphémères au début du xixe siècle et est devenue la norme des affiches typographiques britanniques jusqu’en plein xxe siècle, tout comme aux États-Unis. Elle survit aujourd’hui sous forme d’avatars dans la publicité, mais trouve son expression la plus évidente dans la presse tabloïd. Nous en percevons des échos atténués dans le design des manuels de la seconde moitié du xixe siècle, en particulier pour l’histoire et la géographie (fig. 27). Mais qu’une telle approche demeure tout simplement étrangère au design du livre en général, on peut le mesurer d’après l’ouvrage Typography Now (Londres, Booth-Clibborn Editions, 1996), qui revendiquait une nouvelle approche similaire dans l’organisation du texte (originaire des États-Unis), en vogue durant quelques années seulement. Sans les témoignages que nous apportent les éphémères, les origines de cette forme de lecture alternative – qui s’étend désormais à la communication électronique sur le Web – ne pourraient certainement pas être comprises.
34Ce sont également les éphémères qui introduisirent la notion de ce qu’on pourrait appeler le « dialogue typographique », ou peut-être la « typographie interactive ». Je fais ici référence à cet humble formulaire que nous détestons tellement remplir, ou « formulaire vierge » [blank form], selon son appellation originelle (voire simplement blank dans l’Amérique du xixe siècle). Les formulaires exigent la collaboration de deux parties au moins, et ils consistent, une fois remplis, en un élément normalisé qui recueille l’information, et un élément variable fourni par une ou plusieurs autres tierces personnes, habituellement à la main. L’exemple le plus précoce que j’ai pu avoir entre les mains est un reçu hollandais de 1692, relatif à une livraison de vin à Rotterdam (fig. 28), bien qu’il y ait de nombreux exemples plus anciens, si difficiles qu’ils soient à localiser.
35Dans certains formulaires du xviiie siècle, c’est à la fois la partie prédéterminée et sa réponse variable qui étaient écrites à la main, pratique qui, de manière peut-être surprenante, se prolongea au cours du xixe siècle. Mais quelque part au milieu du xviiie siècle, en Grande-Bretagne comme en France, et vraisemblablement dans quelques autres pays, le formulaire imprimé se généralisa, participant à une croissance plus générale de la bureaucratie, et souvent associé à la fiscalité. Un catalogue de formulaires vierges daté de 1780 (fig. 29), édité par J. Tymbs, imprimeur du Worcester Journal, donne une idée de l’extension atteinte à cette époque par les formulaires en Grande-Bretagne. Tymbs donnait une liste nominative de 85 formulaires différents qu’il était en mesure de fournir, et se référait également à d’autres dans des termes généraux.
36Les formulaires de cette période singeaient généralement le livre en disposant la copie à la manière d’une page de texte, mais en laissant à l’utilisateur des espaces à remplir (fig. 30), la structure linguistique indiquant le type de réponse requis. Certains formulaires reprenaient même aux livres l’ouverture conventionnelle des chapitres, en introduisant un titre et une imposante lettrine au début du texte. Mais, progressivement, les formulaires développèrent leur propre identité linguistique et graphique, du fait d’un effort pour faciliter la tâche de ceux qui les remplissaient et aussi, cela va sans dire, celle des agents administratifs qui devaient traiter les données. De sorte que l’on peut souvent en identifier le genre, sans nécessairement être capable d’en lire la langue.
37Ce formulaire français du début du xixe siècle (fig. 31) témoigne de l’usage de réglures, de points de conduite et d’autres éléments typographiques répandus dans les formulaires, qui aident à caractériser cette catégorie. Il fut produit à une époque où la conception des formulaires était beaucoup plus avancée en France que partout ailleurs. Au milieu du siècle, beaucoup de formulaires britanniques, en particulier relatifs aux impôts, possédaient également une structure graphique claire, définie par des réglures (fig. 32).
38Un siècle plus tard, la production des formulaires avait atteint un niveau colossal, et je fournis quelques chiffres simplement pour souligner l’extraordinaire impact que les formulaires ont eu sur la société. Par exemple, en 1980, le fisc britannique comptait selon ses estimations 8 000 différents types de formulaires, certains reproduits à plusieurs millions d’exemplaires. Par comparaison, cependant, il ne jouait pas dans la cour des grands. À cette époque, le Ministère britannique de la santé et de la sécurité sociale évaluait grosso modo à 14 000 la part de ses différents formulaires, en réalité si nombreux qu’il était incapable de les dénombrer précisément33. Toujours est-il que le formulaire introduisit un autre type de lecture, celle qui était conçue pour amener le destinataire à répondre systématiquement à ce qui était écrit ou imprimé. On pourrait avancer qu’il marque les débuts de la communication graphique interactive – peut-être à vitesse réduite – tout en demeurant une forme de dialogue.
39Pour avoir une idée du degré de généralisation et d’influence atteint par cette catégorie d’éphémères, il suffit d’examiner certaines expressions de la langue anglaise. L’une d’elles est l’instruction : écrire en « BLOCK capitals34 », terme à ma connaissance sans aucune ascendance paléographique ou typographique, mais qui signifie simplement que les lettres doivent être écrites clairement et séparément, en caractères lisibles. Et d’où provient l’expression communément utilisée « it ticks – or checks – all the right boxes35 », sinon des formulaires administratifs ? Jadis, une autre expression liée aux formulaires, « sign on the dotted line36 », est passée dans le langage quotidien du monde anglophone. En effet, les formulaires de la fin du xixe et du début du xxe siècle exigeaient souvent de ceux qui les remplissaient de signer sur ou au-dessus d’une ligne de pointillés, pratique introduite par les imprimeurs afin de contrôler leurs réponses. De nos jours, cependant, cette expression est employée dans le langage courant pour signifier (selon l’Oxford English Dictionary) que l’on accepte sans réserve les conditions proposées. Il y a quelques années, j’avais vu d’un œil amusé, dans un programme d’informations télévisées, un reportage sur la signature du dernier traité de l’Union Européenne à Rome, et le commentateur nous annonçait d’un ton prudent que Tony Blair était prêt à « signer sur les pointillés ». En fait, c’était faux, du moins au sens littéral : sa signature accompagna celle d’autres chefs d’État européens sur la page d’un livre, sans qu’y soit visible quelque chose d’aussi humiliant qu’une ligne de pointillés.
40Ce point conduit naturellement à la question du langage des éphémères en général, ainsi qu’à leur ponctuation. J’ai attiré l’attention sur quelques exemples en passant, mais le sujet mérite d’être développé. Sauf peut-être dans la publicité, l’étude du langage des éphémères est un domaine négligé, mais il offre également des possibilités d’investigation intéressantes dans d’autres secteurs37. Dans plusieurs domaines, les éphémères permettent de retracer des variations orthographiques avec un certain degré de précision. Une quittance française de 1734 (fig. 33) montre les graphies anciennes « il a esté taxé » et « mil sept cens trente- », tandis que son successeur, qui fut imprimé, ou de toute façon rempli, l’année suivante, présente ces mots dans leur nouvelle graphie : « il a été taxé » et « mil sept cent trente- » (fig. 34). Ce qui rend la comparaison d’autant plus significative, c’est que les caractères ont de toute évidence été maintenus en place, ce qui signifie que de tels changements linguistiques ont dû être tout à fait délibérés.
41Il semble par conséquent probable que, pendant des siècles, certains mots neufs ou expressions nouvelles (parmi elles « signer sur les pointillés ») se sont frayés un chemin dans le domaine public en passant d’abord par les éphémères, ce qui a été récemment démontré par l’équipe de chercheurs travaillant sur l’Oxford English Dictionary, avec l’aide du public britannique (l’exemple qui vient à l’esprit est « ploughman’s lunch38 » – dont la première trace archivée est une publicité du Syndicat des producteurs de fromage). Paradoxalement, toutefois, les premiers éphémères tendent à un langage conventionnel, et l’on constate que certaines expressions ont continué à être utilisées pendant de nombreuses décennies. Quelques-unes des plus récurrentes reviennent dans les affiches sous forme de lignes d’ouverture, telles que : « To the inhabitants / voters of » [« Aux habitants / électeurs de »], visible sur les proclamations électorales ; « Whereas by some evil-disposed person or persons » [« Considérant qu’une ou des personnes malveillantes »] sur les avis de recherche avec récompense ; et « To cover this season » [« Pour saillie cette saison »] sur les affiches d’étalons reproducteurs (fig. 35).
42Les éphémères offrent également un intérêt linguistique en révélant des sous-ensembles ou des registres de langue. Nul besoin d’être un expert pour reconnaître le niveau de langue formaliste de nombreuses expressions, qui incluent souvent des mots n’ayant généralement plus cours. Par exemple, le terme « hackney carriage », qui désignait à l’origine une calèche à cheval, continua d’être en vigueur sur les registres d’immatriculation des véhicules, pour s’appliquer à des voitures à essence ou diesel, du fait d’une définition légale bien précise : « un véhicule disponible publiquement à la location ». Un tel langage n’est pas difficile à distinguer de l’hyperbole publicitaire, qui fait souvent jouer l’imprécision et l’humour, et ne peut jamais se permettre d’apparaître démodée. Ces deux sous-ensembles linguistiques sont assez évidents, mais d’autres sont plus spécifiques, comme le langage du deuil, illustré par une carte « in memoriam » pour un animal, avec sa formule latine « semper fidelis » (fig. 36) ; ou bien, sur un mode plus réjouissant, le langage du spectacle, comme celui d’une affiche pour des magiciens chinois avec son utilisation généreuse des points d’exclamation (fig. 37). De telles caractéristiques ont toutes quelque chose à nous dire d’une société passée et des manières très particulières dont celle-ci réagissait à différentes situations.
43Les éphémères ouvrent aussi un champ d’étude parallèle à la bibliographie historique. Mes exemples, tirés du domaine des partitions populaires, consistent en quatre couvertures illustrées très proches, destinées à la chanson écossaise extrêmement connue qu’est « Annie Lawrie » (fig. 38-41), et dont l’une passe pour être une œuvre de jeunesse de Winslow Homer. Toutes les quatre furent publiées à Boston par Oliver Ditson dans les années 1850 : le problème étant d’établir une chronologie sûre entre elles sur la base de l’imagerie, des mentions légales et d’autres critères.
44Se pose également la question du plagiat, qui était monnaie courante dans l’édition de partitions populaires. La figure 42 présente une édition londonienne des « Carillons de Zurich », publiée par Mayhew aux alentours de 1830 ; la figure 43, une version singulièrement ressemblante publiée à New York par Hewitt, peut-être fortuitement, décrite comme la seconde édition. C’est certainement le tableau Oui ou non, peint par Millais en 1871 (maintenant au Yale Center for British Art) qui a fourni la source d’une image presque identique sur une couverture de partition de Ditson. Quant au bois gravé qui figure sur une affiche consacrée à une catastrophe maritime britannique (fig. 44), il a tout simplement été repris du Radeau de la Méduse, tableau que Géricault a peint en 1819, qui fut exposé à Londres de 1820 à 1822, et dont l’image figure ici sur un exemplaire d’éphémère de la fin du xixe siècle, issu d’une série de chromolithographies miniatures représentant les tableaux du Louvre et utilisées comme publicités par les Biscuits Olibert (fig. 45).
45La vérité est que nous n’en sommes qu’aux tous débuts de la prise en considération des éphémères, de tous les points de vue que j’ai brièvement exposés : voilà qui devrait susciter de l’enthousiasme autant que des regrets, surtout chez les doctorants et autres chercheurs en quête de sujets à explorer.
46Au début de cet article, j’ai présenté quelques chiffres comparés, à l’appui de la thèse selon laquelle le livre imprimé ne représente qu’une petite proportion de la production totale de l’industrie graphique britannique, en termes de valeur aussi bien que de nombre d’employés. Dans la dernière partie de mon propos, j’aimerais m’attarder un peu sur ce point, tout en évitant une spécialisation excessive. Les chiffres fournis par Alford pour 1831 et 1851, que j’ai cités plus haut, se rattachent à trois catégories : l’impression de livres, l’imprimerie officielle, les travaux de ville. Cette division reflétait davantage les données qu’il avait été possible de collecter que les secteurs industriels tels qu’ils auraient vraisemblablement pu être reconnus à l’époque, ou tels que nous pourrions les définir aujourd’hui.
47Durant la majeure partie du xixe et du xxe siècle, plusieurs secteurs industriels plus ou moins bien définis peuvent être identifiés au sein de l’imprimerie et de ses branches associées, parmi lesquelles l’impression de livres et de revues, l’impression de journaux et de magazines, l’impression de sécurité, l’emballage, la papeterie, les travaux de ville. Certaines de ces vastes catégories pourraient être décomposées de manière encore plus précise afin de dénicher par exemple des spécialistes de livres académiques, d’impression d’images, de papiers à lettres fantaisie, d’impression sur tôle, mais aussi d’impression de musique, de plans, de cartes à jouer, de sacs en papier, d’étiquettes, de billets de train39, jusqu’à des domaines encore plus précisément délimités, tels que les bordures noires des faire-part de deuil et, en Grande-Bretagne, les tableaux de score de cricket, qui étaient imprimés sur le terrain dans le cas des clubs les plus importants.
48Mais quelle que soit la façon dont on le découpe, le gâteau de l’imprimerie est riche de nombreuses parts dans lesquelles les éphémères pèsent en fait d’un poids déterminant. Et plus l’on étudie précisément l’imprimerie et ses branches connexes, plus il devient évident que nombre d’innovations techniques ont été conçues dans l’optique des journaux et des éphémères plutôt que des livres. À bien des égards, la production de livres était nettement en retard sur d’autres secteurs dans sa réponse aux innovations techniques, sociales et conceptuelles.
49On peut avoir en tête quelques exemples tout à fait évidents de telles innovations parmi les éphémères. Autour de 1820, et en parfaite coïncidence avec le couronnement particulièrement somptueux de George IV en 1821, fut inventé un procédé d’impression sécurisée appelé impression « à la Congrève40 » (fig. 46)41. Il s’agissait de l’une des nombreuses tentatives pour contrecarrer la contrefaçon des billets de banques. En substance, ce procédé impliquait la fabrication d’une plaque imprimante en deux parties, qui pouvaient être gravées comme si elles n’en formaient qu’une seule, partagées de façon à pouvoir être encrées de couleurs différentes, et assemblées ensuite pour une impression en un seul passage à la presse. Le procédé fut utilisé pour toute une série d’impressions semi-sécurisées, comme les timbres fiscaux des médicaments et les étiquettes assurant les emballages, mais aussi pour les billets de loterie et même – à l’attention des spécialistes de Dickens – les étiquettes de cirage (fig. 47), en partie, et non sans paradoxe, en raison de son association à des imprimés de prestige. À notre connaissance, l’impression « à la Congrève » ne connut pas d’application en dehors de ce que nous décririons comme des imprimés éphémères.
50Il en va probablement de même de l’estampage et du gaufrage. L’estampage, qui produit une surface surélevée et imprimée (fig. 48), fut couramment pratiqué pour les monogrammes, les armoiries et autres dispositifs de papeterie, ainsi que pour les cartes de vœux. Le gaufrage, qu’il soit sans encre ou avec un arrière-plan imprimé, se trouve principalement sur les lisérés des cartes de vœux et des invitations élégantes, comme celle qui était destinée au Festival de musique du Yorkshire en 1838 (fig. 49). Le procédé a également servi pour les lisérés en papeterie, notamment en France, où les écoliers étaient encouragés, pour ne pas dire forcés, à écrire dans leur foyer pour dire à leurs parents quelle joie et quel bénéfice ils retiraient de leur éducation. De plus, le gaufrage permettait de donner un léger relief à des images pré-imprimées, comme dans les images d’album chromolithographiées ou les images à découper de toute sorte et, surtout en France, les calendriers publicitaires et les vide-poches. Mais pour des raisons évidemment pratiques, les procédés destinés à créer un relief sont normalement absents des livres, pour lesquels le passage à la presse constitue une étape de fabrication obligée. L’impression « à la Congrève » et les divers types d’estampage et de gaufrage n’ont pratiquement pas trouvé d’application en dehors des éphémères. Et si nous nous préoccupions uniquement de la production de livres et de périodiques, nous ne tomberions vraisemblablement jamais sur de tels procédés.
51On pourrait en dire autant, de manière moins visible mais plus révélatrice, de la lithographie, ce procédé qui domine encore aujourd’hui le secteur de l’imprimerie, comme depuis presque un siècle. Développée à la toute fin du xviiie siècle, elle a transformé la nature de l’imprimerie et de ses produits comme nulle autre invention, hormis la photographie et l’ordinateur42. Son succès commercial au xixe siècle s’est presque entièrement bâti sur ce que nous décririons comme des éphémères, d’abord monochromes et ensuite imprimés en couleur. On dénombrerait dans la première catégorie les étiquettes, les factures, les prospectus, les circulaires, les avis, les graphiques et tableaux, cartes et plans, invitations et tickets ; et dans la seconde les cartes de vœux, les images d’album, les certificats, les cartes de récompense, les cartes commerciales, les cartes de cigarettes, les étiquettes, les calendriers, les cartes de présentation et les invitations de prestige, comme pour l’inauguration de Tower Bridge en 1894 (fig. 50).
52Statistiquement, la contribution de la lithographie à l’histoire du livre – c’est-à-dire hormis l’apport d’illustrations et de couvertures – fut minime jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, et elle ne connut pratiquement jamais aucune application dans la production de journaux jusqu’à la même période. Fait exceptionnel et remarquable, une édition spéciale consacrée le 19 juillet 1821 au couronnement de George IV comportait une unique illustration lithographiée sur les feuilles de texte typographiées. Son succès impressionnant, la lithographie le dut presque entièrement aux éphémères, et quelques-unes de ses branches spécialisées, parmi lesquelles la lithographie par transfert, le procédé appelé gravure sur pierre et même la chromolithographie en virent à être associés à des types de travaux particuliers. La chromolithographie fut si étroitement liée aux éphémères que le terme « chromo », non sans abus, est toujours employé en français comme en espagnol pour décrire toutes sortes de petits éphémères imprimés en couleurs (indépendamment du procédé d’impression). Et curieusement, l’une des définitions de « Chromo » dans l’édition 1934 du Webster’s dictionary élargissait son sens au-delà de l’imprimé pour désigner « tout produit laid et bon marché ».
53Beaucoup d’autres techniques d’impression furent spécifiquement développées en vue des éphémères, ou du moins peut-on les associer étroitement à eux. Parmi celles-ci, le découpage et les techniques de pliage et de perforation qui permettent au papier ou au carton de prendre la forme d’objets, avec par exemple les produits publicitaires, les images découpées, les enveloppes et les emballages. Certains éphémères se distinguent par leur pliage et leur façonnage, notamment un dépliant publicitaire pour le savon Hudson (fig. 51) (dont on suppose qu’il a été inspiré par Les Pirates de Penzance de Gilbert et Sullivan, opéra comique qui faisait fureur dans les années 1890), ainsi que des créations qui présentent des scènes de théâtre ou des visionneuses miniatures. Sans oublier les éphémères à éléments mobiles qui impliquent la participation de l’utilisateur, comme un appareil d’observation aérienne de la Seconde guerre mondiale (fig. 52), ou un délicieux kit de composition florale multilingue, constitué d’une feuille avec des fentes (fig. 53) et d’un ensemble de fleurs en papier (fig. 54), qui permettaient à chacun de créer à sa guise (fig. 55). Bien entendu, il existe des livres à éléments mobiles, y compris les livres animés, et même des livres en forme d’objet, mais ces deux cas restent vraiment exceptionnels.
54Si nous étendons le même raisonnement aux supports d’impression, ce sont de nouveau les éphémères qui jouent un rôle moteur. Combien de fois des livres, ou même des journaux, ont-ils été imprimés sur du papier couleur, sans parler de papier arc-en-ciel ? J’ai en tête un extraordinaire livre français des années 1820, dont certains exemplaires étaient imprimés sur divers papiers colorés, avec une couleur différente pour chaque section ou cahier43. En Grande-Bretagne, le Financial Times et certains journaux sportifs ont pris soin d’utiliser la couleur afin de se démarquer d’autres publications, et le succès de ce qu’on appelle communément les « pages jaunes » – lancées en Amérique et copiées partout dans le monde – repose sur leur écart par rapport à la norme44. On comprend que les livres imprimés sur papier couleur constituent une rareté ; mais il en va de même des livres imprimés sur carton couché, sur soie, sur cellophane, sur celluloïd, sur bois et sur fer-blanc. Et pourtant ces supports n’avaient rien d’inhabituel dans les éphémères imprimés : le fer-blanc, par exemple, devint plus ou moins la norme pour certains types d’emballage, comme les boîtes de sardine et les boîtes à gâteaux, à l’exemple de celles produites dans ma bonne ville de Reading pour Huntley & Palmers durant les années 1890 (fig. 56)45. Bref, c’est aux éphémères qu’il faut recourir pour avoir un panorama complet des techniques d’impression et des supports à usage commercial à partir de la fin du xviiie siècle. Si nous n’avions que les livres et les journaux pour en juger, nous nous formerions une vision extrêmement étroite des technologies utilisées par l’imprimerie et les secteurs associés.
55Il est possible que de telles considérations n’intéressent au premier chef que les historiens de l’imprimerie, mais une autre caractéristique des éphémères, qui semble avoir laissé son empreinte sur l’imprimé au cours des récentes décennies, a eu des ramifications beaucoup plus larges : je pense à l’intégration du texte et de l’image. Si nous devions entreprendre le plus vaste balayage possible de l’histoire de la communication graphique en Europe occidentale, nous verrions des mots et des images combinés à certaines périodes, mais pas à d’autres. Dans le monde classique comme à la Renaissance, les textes ne comportaient généralement pas d’éléments d’illustration ; réciproquement, les images de ces époques n’incluaient guère qu’un mot ponctuel (quelque étiquette, ou une citation). Au Moyen Âge la situation était très différente : les mots et les images étaient souvent, sinon couramment, associés, non seulement dans les manuscrits et les peintures, mais même en sculpture, comme dans les cloîtres de Saint-Pierre à Moissac ou sur les panneaux en relief de la façade de San Zeno à Vérone.
56Avec l’invention de l’imprimerie à types mobiles, la séparation des mots et des images fut renforcée, non seulement pour des raisons techniques et structurelles, mais aussi parce qu’à cette époque le mot a été investi d’une autorité qui dérivait d’un côté de l’héritage du monde antique, de l’autre de la Bible (le Verbe divin). Les images étaient sinon pernicieuses, du moins suspectes, et elles devaient faire leurs preuves. Aux tout premiers siècles de l’imprimerie, elles apparaissent dans ce qu’on pourrait caractériser comme des livres informatifs ou pratiques – manuels techniques, traités de botanique ou d’anatomie, et plus tard livres d’histoire naturelle ou de voyages – mais il fallut attendre le xixe siècle pour que de tels ouvrages soient répandus. Même alors, les livres illustrés arrivaient rarement à une réelle intégration du texte et des images (c’est-à-dire en considérant à la fois leur contenu et la réalisation physique du livre). En général, les éphémères étaient dépourvus de tels antécédents culturels en faveur du texte, et l’on trouve des combinaisons de mots et d’image dès le début de certaines catégories d’éphémères imprimés : parmi eux les billets d’enterrement (fig. 57), les romances illustrées, les cartes publicitaires, les impressions populaires (y compris de piété), les annonces d’exécution de la première moitié du xixe siècle, et ce qu’on appelait les « bellman’s verses46 »(fig. 58). Quant aux contraintes techniques qui maintenaient souvent la séparation entre texte et images, elles étaient véritablement restrictives. Les images brutes et le texte pouvaient être gravés ensemble sur bois, comme dans les livrets xylographiques du xve et du début du xvie siècle, ou bien les gravures sur bois pouvaient être imprimées à côté des types (comme dans les figures 57 et 58). Mais des images plus raffinées, à l’exemple des eaux-fortes et des gravures sur cuivre, devaient être imprimées séparément des caractères. En effet, aucune de ces technologies ne répondait aux besoins de ceux qui auraient souhaité intégrer mots et images.
57L’invention de la lithographie, au terme du xviiie siècle, changea entièrement la donne47. Pour la première fois, un procédé d’impression offrait un équivalent de cette facilité à combiner les mots et les images qui avait existé à l’âge du manuscrit (fig. 59), et à des coûts bien moindres que ceux de la gravure sur cuivre. Reste que cette nouvelle technologie préférait plutôt les images aux mots, même s’ils ne posaient pas de problèmes majeurs. En outre, le procédé était relativement peu coûteux et pouvait au besoin servir à des tirages importants. Autant de raisons qui le firent adopter avec empressement pour tirer toutes sortes d’éphémères, tout d’abord en monochromie, et plus tard en couleurs. Le prospectus d’hôtel présenté fig. 60 et 61 résume plus élégamment tout cela : réalisé dans les années 1840, il explorait la souplesse des relations entre texte et images, montrant d’un côté la façade de l’hôtel, et de l’autre la vue que les clients auraient sur le château de Windsor. Plus tard dans le siècle, avec le développement de la chromolithographie, le concept s’étendit aux éphémères entièrement en couleur destinés à la publicité ainsi qu’à toutes sortes d’autres travaux, comme à la figure 62 où le château de Windsor est de nouveau représenté, mais pour des raisons peut-être moins valables.
58Je ne prétends pas que les éphémères étaient les seuls à cette époque à profiter des possibilités de combinaison entre mots et images – simplement qu’ils en faisaient un usage plus fécond et aussi plus complet que dans les standards du livre et d’autres catégories d’imprimés, où l’édition partait traditionnellement d’un texte. Parfois, dans les éphémères, les mots et les images lithographiés étaient physiquement imbriqués : il arrivait que les mots s’intègrent pleinement aux images, comme le montre cette image publicitaire chromolithographiée pour le Strand Theatre à Londres (fig. 63), ou plus subtilement une couverture de partition de la fin du xixe siècle, dans laquelle le terme « polka » flotte sur les vagues (fig. 64). À l’occasion, des lettres et des mots étaient même dessinés de façon à devenir des objets et à créer leur propre réalité picturale (fig. 65). Nous sommes trop éloignés dans le temps pour pouvoir mesurer l’impact de tels éphémères sur les réactions du public aux messages. Mais il serait difficile de soutenir qu’ils n’ont pas contribué à préparer le monde à cette relation presque fusionnelle entre les mots et les images qui règne aujourd’hui dans la communication graphique.
59J’espère avoir fourni assez de preuves pour conclure sur cette observation générale : les chercheurs en histoire de l’imprimerie, ou plus généralement en histoire sociale, économique et culturelle, s’ils n’accordent pas une attention suffisante aux éphémères, se forgeront une opinion extrêmement restrictive, voire faussée, de leur sujet. Inévitablement, de tels problèmes posent aux conservateurs des bibliothèques et d’autres institutions de graves et difficiles questions d’acquisition, de conservation, de moyens et de catalogage.
60Reconnaissons-le : la valeur artistique ou littéraire que l’équipe de conservateurs de la Bodleian Library cherchait en vain dans les pièces à sa disposition dans les années 1930 n’est pas la caractéristique la plus évidente des éphémères. Mais la volatilité de tels jugements est bien connue. D’ailleurs, selon les canons esthétiques communément admis, il nous faut reconnaître le mérite artistique d’un programme théâtral lithographié, dessiné et calligraphié par Édouard Vuillard en 1894, d’une affiche exécutée par Toulouse-Lautrec, ou d’un carton d’invitation conçu en 1938 par E. McKnight Kauffer, graphiste américain qui passa la majeure partie de sa vie en Grande-Bretagne (fig. 66).
61Plus important encore, si nous voulons saisir l’esprit d’une période ou donner corps aux détails d’une circonstance ou d’une situation donnée, les éphémères fournissent des témoignages souvent sans équivalent dans d’autres catégories de documents. Et pour qui cherche à caractériser les comportements d’une époque particulière ainsi que la nature de son langage, il serait fort imprudent d’exclure les éphémères. Qui plus est, notre compréhension du graphisme comme des techniques d’impression comporterait de graves lacunes si nous ne tenions pas compte de l’immense éventail d’éphémères imprimés dont la société s’est servie au cours des derniers siècles. J’en viendrais donc à dire que les études d’histoire sociale et culturelle qui écartent les éphémères imprimés sont à peu près aussi représentatives de leur domaine que les études littéraires qui ne prennent pas en considération le roman sentimental ou la science-fiction, ou les histoires de l’architecture qui ignorent les maisons individuelleset les bâtiments industriels.