1On peut, de 1980 à nos jours, dessiner les contours d’un corpus d’autrices et d’auteurs français qui pratiquent l’enquête orale, collectent des témoignages, enregistrent des entretiens au magnétophone auprès d’inconnus avant de transcrire ces récits de vie dans des montages documentaires. En France, ce corpus s’ouvre avec la figure séminale de Georges Perec, qui publie en 1980 avec Robert Bober Récits d’Ellis Island1, qui se referme sur les mémoires d’Européens émigrés aux États-Unis. À la suite de Perec, d’autres se sont attachés à collecter les voix des autres pour composer des livres polyphoniques : Mémoires de l’Enclave2 de Jean-Paul Goux en 1986, enquête orale sur la mémoire ouvrière de Montbéliard ; Daewoo3 de François Bon en 2004 ; la trilogie des Récits des marais rwandais4 de Jean Hatzfeld ; C’est pourtant pas la guerre5 de Maryline Desbiolles avec les habitants d’une banlieue niçoise ; les livres d’entretiens d’Olivia Rosenthal à partir d’On n’est pas là pour disparaître6 ; les recueils d’ « histoires vraies7 » de François Beaune ; jusqu’à Papiers8 de Violaine Schwartz en 2019 ou encore Cinq mains coupées9 de Sophie Divry en 2020, montage choral de témoignages de gilets jaunes mutilés.
2Cette littérature documentaire a connu une consécration internationale en 2015 avec l’attribution du Prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch : de La guerre n’a pas un visage de femme à La Fin de l’homme rouge, les fresques polyphoniques de l’écrivaine biélorusse ont largement contribué à donner au livre de voix ses lettres de noblesse. Cette consécration a accéléré la réception française d’Alexievitch et favorisé la légitimation de ces formes littéraires chez des auteurs qui comme Jean Hatzfeld, François Beaune et surtout Arno Bertina, fréquentent assidûment les « romans de voix » de l’écrivaine10. Cette consécration semble alors imposer un nouveau paradigme centré sur la non-fiction, où l’orchestration polyphonique tend à élever des voix ordinaires à hauteur de littérature.
3Pourtant, face au phénomène des livres de voix, il faut se garder de la tentation présentiste, qui postulerait la dimension inédite des non-fictions polyphoniques contemporaines. Ces formes et ces pratiques appellent au contraire à être replacées dans le temps long, dans la mesure où elles héritent de multiples enjeux qu’elles infléchissent de plusieurs manières. Il faut dire d’abord qu’en partant à la rencontre des témoins oubliés de l’histoire, Jean Hatzfeld et Svetlana Alexievitch s’inscrivent pleinement dans le sillage de l’ « ère du témoin11 » qui s’ouvre selon Annette Wieviorka après la Seconde Guerre mondiale. À travers le dispositif de la collecte, les écrivains déplacent cependant la question du témoignage vers des formes de témoignage indirect dans la mesure où ils sont moins acteurs qu’observateurs ou auditeurs. L’approche biographique du récit de vie et la méthode de l’entretien constituent un autre héritage central des livres de voix, qui se situent souvent à la croisée des sciences sociales et de la littérature. À cet égard, La Misère du monde12, recueil d’entretiens dirigé par Bourdieu en 1993, semble avoir joué un rôle séminal auprès de toute une génération d’écrivains : les entretiens transcrits dans l’ouvrage collectif font encore aujourd’hui l’objet d’adaptations théâtrales13, tandis que les préceptes méthodologiques du sociologue ont contribué à développer une approche compréhensive de l’enquête orale, tout en invitant à penser le livre d’entretiens comme une construction perspectiviste et un espace de confrontation démocratique des voix du corps social14.
4À ces deux filiations s’ajoute un troisième héritage de la littérature d’entretiens, à savoir le désir de voix qui la sous-tend de part en part. C’est sur cette troisième lignée que je voudrais revenir.
5En effet, de Jean-Paul Goux à Olivia Rosenthal, les recueils de voix français héritent d’une tradition fascinée par les pouvoirs de l’oralité. On reviendra d’abord sur quelques manifestations de ce phonocentrisme dans la littérature du xxe siècle, avant de s’arrêter sur l’exemple de Mémoires de l’Enclave de Jean-Paul Goux, pour montrer que ce texte séminal inscrit l’enquête orale dans une filiation romantique. Au-delà de l’héritage du phonocentrisme, on évoquera pour finir l’hypothèse d’une inflexion de ces désirs de voix vers un paradigme davantage tourné vers l’écoute.
Une littérature phonocentrée
6Si l’on veut prendre la mesure de la fascination vocale qui donne son impulsion aux livres de voix, il est difficile de faire l’impasse sur le Discours de Stockholm de Svetlana Alexievitch. Dans ce passage devenu canonique pour la littérature de non-fiction, elle propose un portrait du collecteur en écrivain de l’oreille :
Flaubert a dit de lui-même qu’il était un homme-plume. Moi, je peux dire que je suis une femme-oreille. Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ! […] Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n’arrivons pas à conquérir pour la littérature. Nous ne l’avons pas encore appréciée à sa juste valeur, elle ne nous étonne pas, ne nous passionne pas. Moi, elle m’a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière. J’aime la façon dont parlent les gens… J’aime les voix humaines solitaires. C’est ce que j’aime le plus, c’est ma passion15.
7Ici comme dans d’autres discours où elle revient sur sa démarche, la posture mise en avant par Alexievitch n’est pas celle de la journaliste ou d’une professionnelle de l’enquête orale, mais celle de l’auditrice durablement charmée, « envoûtée » dit-elle, par la voix de conteurs ordinaires. Face aux témoins de la Grande Guerre patriotique, aux survivants de Tchernobyl ou de la guerre d’Afghanistan, elle convoque en creux le souvenir du plaisir de Chahriar suspendu aux lèvres de Shéhérazade.
8De Jean-Paul Goux à Olivia Rosenthal, on retrouve à l’origine de la collecte un semblable désir de voix qui intervient en amont du souci documentaire. En pratiquant l’entretien, ces écrivains de l’oreille préfèrent à la sensualité de l’archive écrite celle de la parole vive. Lorsqu’il revient sur la genèse des Mémoires de l’Enclave, Jean-Paul Goux admet que son enquête fut guidée par une « fascination pour la voix16 ». De même, lorsqu’on l’interroge sur sa démarche autour des entretiens, Olivia Rosenthal souligne la place centrale accordée à la voix dans toutes les phases de l’écriture, en amont comme en aval lorsqu’il s’agit d’expérimenter des formes de restitution hors du livre :
Tous les textes que j’ai écrits jusqu’à présent, je les ai écrits pour la voix, pour qu’ils puissent être lus à haute voix. […] C’est encore plus vrai quand les entretiens sont le point de départ de l’écriture puisque, dans ce cas-là, mon matériau même est constitué de voix enregistrées17.
9Or, cette passion pour la voix ravive la tradition phonocentrée de la pensée occidentale qu’analysait Jacques Derrida dans De la grammatologie18. De Platon à Husserl en passant par Rousseau, Derrida montre que l’histoire de la philosophie se caractérise par la dévalorisation paradoxale de l’écriture et la valorisation simultanée de la parole, de l’oralité et de la voix. Cette hégémonie de la voix découle de l’idée qu’elle serait porteuse d’intuition et d’immédiateté, qu’elle incarne un idéal de présence du sujet à soi-même. Pour Jean Hatzfeld, Maryline Desbiolles ou François Beaune, le goût de l’entretien repose encore sur les qualités d’émotion et de vitalité traditionnellement prêtées à la voix, auxquelles s’ajoute l’incarnation physique du discours dans la rencontre, dont l’écrit serait chargé d’inscrire la trace et d’inventer des équivalents19.
10Si l’on se penche sur l’histoire littéraire française du siècle dernier, il est frappant de voir à quel point la fascination pour la voix n’a cessé d’aimanter le texte littéraire. On peut évoquer brièvement trois manifestations de ce désir de voix.
11D’abord, le roman parlant du début du xxe siècle. Gilles Philippe dans La Langue littéraire et Jérôme Meizoz dans L’Âge du roman parlant ont montré que pour les romanciers de l’entre-deux-guerres, la volonté de renouveler la langue littéraire s’est traduite par un travail d’oralisation du roman20. Alors que le roman réaliste cantonnait la représentation de la langue parlée dans l’espace des dialogues, L’Assommoir de Zola amorce selon Jérôme Meizoz un mouvement de « décloisonnement de voix » en introduisant des effets d’oralité à même la langue du narrateur. De Ramuz à Céline en passant par Giono, le récit se donne à lire comme une parole. Avec Panturle ou Bardamu, la langue littéraire se voit peu à peu contaminée par une oralité associée à la langue populaire. Ce qui est frappant avec le roman parlant d’il y a un siècle, c’est que le désir de voix y est déjà solidaire d’enjeux politiques, c’est-à-dire que les liens entre littérature et oralité sont révélateurs de profondes mutations sociales qui poussent les écrivains à faire résonner dans le texte littéraire des voix ordinaires. Pour Nelly Wolf, le suffrage universel et la scolarisation de masse ont suscité un « devoir démocratique en littérature21 » qui passe par la représentation de personnages populaires. Pour Jérôme Meizoz, le roman parlant est traversé par une réflexion sur les manières de dire le peuple et de repenser les conditions dans lesquelles il s’énonce.
12La « littérature phonographe22 », selon l’expression de Gilles Philippe, constitue une deuxième manifestation de ce désir de voix au xxe siècle. De Jean-Paul Goux à Sophie Divry, le recours au magnétophone en amont du livre de voix rejoue l’engouement de nombreux auteurs du xxe siècle pour les machines parlantes, ces appareils capables d’enregistrer et de reproduire la voix. Dans La Bande sonore, Jean-Pierre Martin rappelle que le xxe siècle est avant tout celui du phonographe, du téléphone, de la radio, du cinéma parlant – autant de progrès techniques qui ont contribué à alimenter une mythologie de l’oral et transformé l’imaginaire de la voix. Les écrivains ont cherché à capter la voix dans le texte littéraire ou à reproduire sa matérialité. Dès les années 1950, Queneau affirme que « l’usage du magnétophone a provoqué une révolution en linguistique23 ». Au-delà du support du livre, certaines pratiques contemporaines ravivent l’horizon de cette littérature phonographe, notamment lorsque la collecte de voix ouvre sur des formes de restitution sonore : on peut citer Viande froide d’Olivia Rosenthal, installation sonore au Cent Quatre à Paris ou encore la pièce sonore Maison d’arrêt Paris la Santé pour une exposition au musée Carnavalet, qui s’insèrent dans le cadre de son projet d’ « Architecture en paroles24 ». On peut penser aussi aux créations radiophoniques que François Beaune réalise pour Arte radio à partir d’entretiens enregistrés au magnétophone25.
13Il convient enfin d’évoquer une troisième manifestation de ce phonocentrisme au xxe siècle, celle qui touche aux poétiques de la voix qu’a étudiées Dominique Rabaté26. Ses analyses au sujet des récits de Louis-René des Forêts, Samuel Beckett ou encore Nathalie Sarraute éclairent le contemporain car elles décèlent les tensions qui sous-tendent l’écriture de la voix dans le récit moderne. D’une part, la coïncidence entre la voix et le sujet y est remise en cause. Dominique Rabaté a montré que les textes de Des Forêts marquent l’avènement d’un type de récit où loin d’indiquer une présence du sujet à lui-même, la voix qui porte la narration ne cesse de fuir et de déplacer le lieu de l’énonciation, tandis que le personnage apparaît de plus en plus comme un sujet sans corps27. Cette dépersonnalisation se double d’une deuxième tension qui touche à la question du dialogisme. Dans le récit moderne, la voix n’est plus la manifestation d’une vérité individuelle, elle est bien plutôt ventriloquée, ou traversée par la voix des autres, si bien que pour Dominique Rabaté « le plus personnel semble tramé du plus extérieur28 ». Ces récits remettent en cause le principe même d’autonomie de la voix du personnage, sur lequel Bakhtine avait fondé sa conception de la polyphonie romanesque. Or, ces tensions et ces démythifications de la voix peuvent servir de garde-fou dans l’analyse des livres de voix contemporains. Elles invitent en effet à nuancer notamment la tentation d’assimiler pleinement le livre polyphonique à un instrument permettant de redonner la parole aux individus, de laisser s’exprimer des sujets pour qu’ils recouvrent une forme d’identité narrative. Sans remettre en cause ces ambitions pragmatiques, on peut garder en tête la tension entre le topos qui associe la voix à un gain de présence et le sentiment d’une absence du corps dans certains dispositifs de restitution ; tension également entre mouvement de personnalisation et phénomène de dépossession de la voix ; tension encore entre singularité de chaque voix et le fait qu’elle soit souvent traversée par le stéréotype et le lieu commun, ou qu’elle se trouve diluée dans un sujet collectif. De Svetlana Alexievitch à Sophie Divry en passant par Olivia Rosenthal, les effets de décontextualisation ou de brouillage énonciatif montrent que les livres de voix rejouent cette inscription paradoxale du sujet dans l’écriture.
Mémoires de l’Enclave de Jean-Paul Goux, le romantisme en héritage
14À cette triple lignée phonocentrée, il convient d’ajouter une autre filiation du livre de voix, celle des collectes romantiques. Cet héritage romantique de la fascination pour la voix se trouve au cœur des Mémoires de l’Enclave, l’un des premiers livres d’entretiens de la littérature française contemporaine. De 1984 à 1985, Jean-Paul Goux, commandité par une association culturelle dirigée par des ouvriers de Peugeot, rencontre les habitants du bassin industriel de Montbéliard alors en déclin. L’enquête orale donne lieu à un livre de plus de 600 pages en deux parties : « Le Journal » semi-fictionnel qui retrace les impressions de l’écrivain au cours de l’enquête, suivi de 500 pages d’entretiens, d’archives et d’analyses historico-politiques qui retracent sur un siècle et demi une fresque du monde industriel. Proto-résidence, enquête orale, montage documentaire polyphonique, le livre de Jean-Paul Goux apparaît après-coup comme un texte précurseur de nombreux enjeux des livres de voix29.
15Or, la singularité du livre consiste à réinscrire l’enquête orale dans une filiation romantique. Au début du « Journal », le narrateur revient sur son audition à l’issue de laquelle il s’est vu confier la mission d’enquêter sur la mémoire collective de Montbéliard. Après avoir mobilisé plusieurs références à des missions ethnologiques, il met en avant un autre imaginaire :
[…] Aurais-je pu avouer sans montrer aussitôt ce qui n’aurait pu manquer d’apparaître aux Doctes comme la marque d’un romantisme aussi désuet que suspect, aurais-je pu avouer ma tendresse pour l’une de ces périodes de l’histoire littéraire où la passion pour la mémoire du peuple et la passion pour l’histoire se trouvèrent mêlées : von Arnim, Brentano, Grimm, Herder ! Praticiens de l’enquête orale qui voyaient dans la culture et les traditions populaires la source d’une culture nationale ! Pouvais-je même évoquer Michelet, […] dont certains passages du Peuple reviennent encore spontanément sous ma plume : « Les vrais produits du génie populaire, ce ne sont pas des livres, ce sont des actes courageux, des mots spirituels, des paroles chaleureuses, inspirées, comme je les recueille tous les jours, sortant d’une bouche vulgaire, de celle qui semblait le moins faite pour l’inspiration30 ! »
16Cette généalogie intempestive convoque les noms des romantiques allemands, qui ont allié programmes de collecte de contes et fascination pour une poésie populaire orale dans laquelle ils pensaient puiser une source de renouvellement de la littérature. En collectant les Contes des enfants et du foyer dans le bassin de la Hesse, les frères Grimm ouvrent la voie aux premières collectes de récits31. L’intérêt pour la tradition orale est alors sous-tendu par un horizon politique, puisqu’il s’agit déjà de fixer un patrimoine national. En 1852, l’enquête Fortoul en France emboîte le pas à l’Allemagne en confiant le soin aux artistes romantiques de mener des collectes folkloriques à travers le pays. On retrouve ainsi chez Sand et Nerval l’intérêt pour une littérature orale que les écrivains doivent recueillir, enregistrer et fixer32.
17Dans Mémoires de l’Enclave, cet imaginaire romantique de la collecte de voix recouvre au moins deux enjeux. Il renvoie d’abord à une conception du peuple et de l’histoire. À cet égard, Mémoires de l’Enclave occupe une place particulière dans l’œuvre de Jean-Paul Goux car elle suit directement Lamentation des ténèbres, œuvre de la désillusion sur l’espoir de changement politique à la fin des années 1970. Lorsqu’il part en résidence à Montbéliard, Jean-Paul Goux est animé par le rêve de retrouver un temps antérieur à celui du désenchantement en allant recueillir les récits d’ouvriers sur plusieurs générations. Les figures de Grimm et surtout de Michelet rencontrant les témoins de la Révolution de 1789, alimentent le fantasme d’un rapport idéalisé et d’une rencontre idyllique entre l’intellectuel et l’homme du peuple33. La référence au Peuple de Michelet renoue également avec une historiographie conçue comme résurrection des voix du passé34, un fantasme qui ressurgit dans le livre de Goux où la rencontre des « voix vivantes » fait revivre des pans entiers de la vie de l’Enclave. Le désir de voix, dans l’héritage d’une histoire romantique, est ici désir de faire prendre chair aux corps du passé et de donner à voir les corps du présent.
18Le deuxième ancrage romantique de la collecte chez Jean-Paul Goux repose sur un fantasme de la disparition. L’enquête à l’Enclave rejoue en effet ce que Daniel Fabre, dans son analyse sur la matrice romantique de l’ethnologie, a qualifié de paradigme des « derniers35 ». Pour Daniel Fabre, la tâche des écrivains et des ethnologues repose sur un même imaginaire romantique : face à une modernité en marche dont le revers est de multiplier les oubliés de l’histoire, l’enquêteur va recueillir les voix des derniers témoins d’une civilisation en train de s’éteindre pour en sauvegarder la mémoire. Dans le contexte du déclin industriel de la France, l’enquête orale menée par Jean-Paul Goux s’inscrit dans cette dynamique d’urgence. D’où le lien entre désir de voix et hantise de la disparition : dans Mémoires de l’Enclave, l’ambition du livre de voix est sans cesse liée à la conscience qu’a l’écrivain de rencontrer les témoins d’un monde sur le point de disparaître. L’héritage romantique apparente ainsi la collecte de voix à une conscience de la fin que l’on retrouve dans de nombreuses entreprises contemporaines : ce qui séduit Jean-Paul Goux dans l’enquête orale, de même que François Bon dans Daewoo et Svetlana Alexievitch dans son cycle sur l’homo sovieticus, c’est la possibilité d’écrire l’histoire d’une civilisation qui touche à sa fin à travers la collecte de témoignages individuels. Le livre de voix tente de capter des mondes en bascule.
La voix et l’oreille : vers un paradigme de l’écoute
19Dans les récits de voix contemporains persistent des traces de ces mythologies vocales et l’empreinte du phonocentrisme : Jean Hatzfeld mentionne dans la trilogie rwandaise la musicalité des voix recueillies36, Olivia Rosenthal parle de la polyphonie de Viande froide comme d’une « harmonieuse disharmonie37 », tandis que dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch la voix ravive à la fois la figure de la conteuse et le modèle de la lamentation antique.
20Pour autant, au-delà de ces résurgences, j’aimerais en guise d’ouverture souligner un déplacement important qui se joue dans la littérature contemporaine. En effet, plus encore que la voix, c’est surtout l’organe de l’oreille que mettent en avant les collecteurs, comme son corollaire nécessaire mais aussi pour contrebalancer le phonocentrisme. Selon Jean-Pierre Martin, derrière l’intérêt pour la voix se profile un intérêt premier pour l’oreille, un balancement entre fascination vocale et mise en scène de l’écoute38. Il suggère que tandis que la voix hypnotise et envoûte – on se souvient des mots de Svetlana Alexievitch – l’oreille se fait plus inquiète ; elle se tend, se prête et interroge sa légitimité à prendre la parole à son tour. L’oreille apparaît ainsi comme la métonymie privilégiée de l’écrivaine biélorusse, lorsqu’elle caractérise le corps de l’écrivain et sa présence au monde dans La guerre n’a pas un visage de femme : « Je me métamorphose de plus en plus en une seule grande oreille sans relâche tournée vers l’autre39. » Lecteur d’Alexievitch, Arno Bertina ne cesse à son tour de mettre en scène l’organe de l’oreille dans L’Âge de la première passe. Par là, l’écrivain étranger tente de réajuster constamment son rapport aux mineures de l’atelier d’écriture, et cherche dans une posture d’effacement à laisser le plus de place possible à autrui : « Les soixante autres filles avec qui je vais travailler au cours des quatre séjours ne verront en moi qu’une grande oreille. […] Transparent ou spectral. N’être qu’une oreille […]40. » On pourrait multiplier les renvois au modèle de l’écoute dans les recueils de Violaine Schwartz et de Sophie Divry. Si les livres de voix mettent autant sinon plus l’accent sur le fait de recevoir la parole que sur l’acte d’énonciation, c’est que la posture d’écoute vient cristalliser les enjeux éthiques de la collecte, entre adhésion empathique et distance critique.
21Je conclurai donc en prolongeant l’hypothèse de Jean-Pierre Martin : au début du xxie siècle, le désir de voix se transforme pour une partie des écrivains en un impératif d’écoute. Moins sans doute dans un parti pris esthétique que comme la manifestation d’un souci éthique et politique. Dans les affinités qu’il tisse avec le temps, dans l’éthique de la rencontre qu’il propose, le paradigme de l’écoute esquisse à travers les livres de voix un portrait du xxie siècle en âge de l’oreille dont l’histoire reste à écrire.