« De vives images de tout ce qui se fait dans le monde ». De la réflexion morale à la poétique du récit : l’exemple de Lesage.
1En lisant les œuvres narratives de Lesage, le spécialiste des moralistes du XVIIe siècle se sent en terrain connu au point de reconnaître peut-être plus de dettes que Lesage n’en a réellement. Et pourtant, l’impression demeure qu’il y a une différence irréductible entre Lesage et La Bruyère, et que les rapprochements qui sautent aux yeux dans un premier temps sont en réalité superficiels - en tout cas, moins fondamentaux qu’il n’y paraît.
2L’influence de La Bruyère sur Lesage est toujours mentionnée par les critiques et les éditeurs, sans être d’ailleurs réellement explorée et établie : on se contente d’indiquer que le Diable boiteux serait Les Caractères de Lesage, sans s’interroger sur les enjeux théoriques d’une telle filiation. L’écriture du caractère connaît dans les premières années du XVIIIe siècle un important succès éditorial, à travers des recueils qui imitent plus ou moins heureusement celui de La Bruyère ; elle fait également l’objet d’un important travail dans le cadre des récits de fiction, qui en exploitent les potentialités narratives. Ce faisant, le genre du caractère s’émancipe de son statut figural d’exemple. On avancera donc ici l’hypothèse que le dialogue entre Asmodée et Don Cléofas ne constitue pas seulement un récit-cadre qui permet l’insertion de descriptions morales mais a pour conséquence une modification du statut littéraire de ces énoncés.
3La description du manteau d’Asmodée, parodie explicite de celle du bouclier d’Achille dans l’Iliade, permet à Lesage de proposer une allégorie de la poétique du Diable boiteux1. Ce manteau représente en effet une multiplicité de scènes — « une infinité de figures peintes à l’encre de la Chine » — selon le principe de la juxtaposition spatiale — « d’un côté… de l’autre », « ici… là », « en cet endroit… en un autre ». Comme dans la description du bouclier d’Achille, le principe d’écriture est ici l’ecphrasis, qui donne lieu à la description de personnages exemplaires des caractères des nations. Ces descriptions mobilisent les procédés de l’hypotypose et de l’enargeia : les vignettes présentent « de vives images » et des scènes « merveilleusement bien représentées ». Toutefois, Lesage substitue au récit épique la description de « tout ce qui se fait dans le monde par la suggestion d’Asmodée ». On retrouve la mention de ces procédées dans la bouche d’Asmodée qui fait voir « tout ce qui passe à l’heure qu’il est dans Madrid […] comme en plein midi »2.
4La caractérologie d’Asmodée s’apparente donc avant tout à un exercice rhétorique, inspiré des procédés de la seconde sophistique. Lesage emprunte par exemple à Lucien aussi bien la forme dialoguée que le regard ironique porté sur le monde3. Pierre Hadot a souligné que le rhéteur grec adopte un « regard d’en haut » qui cherche, au moyen du ridicule, à restituer aux actions humaines leur juste valeur4. L’esthétique de la galerie qui structure le Diable boiteux est donc la mise en pratique d’une forme d’exercice rhétorique. La disposito de ce genre d’ouvrage permet donc de faire défiler devant les yeux du lecteur cette « infinité de figures » plaisantes, et se prête à l’accumulation, comme le souligne Lesage dans la préface de la réédition augmentée de 1726 :
Je n’ai pas seulement corrigé l’ouvrage, je l’ai refondu, et augmenté d’un volume, que les sottises humaines m’ont aisément fourni. C’est une source de tomes inépuisable. Mais je n’ai point entrepris de l’épuiser. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.5
5La structure offerte à Lesage par Guevara et Lucien est donc ouverte à l’infini. Comme les recueils moralistes postérieurs à celui La Bruyère, dont chaque nouvelle édition comporte de nouvelles remarques, le Diable boiteux est en expansion constante. Si l’édition de 1726 transforme la fin de l’ouvrage en donnant un destin amoureux à Cléofas, cette modification est indépendante des ajouts de Lesage. Ce dernier rompt donc avec la poétique de la nouvelle qui prédomine à la fin du XVIIe siècle, poétique d’inspiration aristotélicienne soucieuse de l’unité de l’action6, et promeut une poétique de la diversité, qui procède par juxtaposition et accumulation.
6Le récit entend ainsi rivaliser avec les recueils de caractères pour proposer un « tableau des mœurs du siècle » : le dialogue entre Asmodée et Cléofas est un artifice qui permet d’éviter l’écriture discontinue des moralistes. À cet effet, l’usage récurrent de déterminants démonstratifs déictiques a pour fonction d’intégrer les personnages décrits dans un espace de co-référence avec le discours qui les évoque. De même, les verbes de perception à l’impératif (« considérez », « jetez les yeux », « remarquez ») et les adverbes de lieu permettent de distribuer la matière satirique dans l’espace imaginaire de Madrid. Le récit-cadre permet ainsi de multiplier à volonté les caractères, qui sont à la fois indépendants et semblent tous appartenir à la même réalité. Mis en série, ils sont censés donner une vision panoramique des habitants de Madrid, qui sont eux-mêmes un condensé de l’humanité.
7Cette attention portée au pittoresque est issue des recueils de caractères, qui fleurissent à la suite du succès de ceux de La Bruyère, comme le Théophraste moderne. Tandis que les Caractères de Théophraste, dont la traduction est placée en tête de toutes les éditions des Caractères de La Bruyère, s’efforcent d’illustrer une définition par une description, La Bruyère renouvelle la pratique du genre en donnant à lire la logique d’un comportement7 ; c’est pourquoi le rapport entre le caractère et le chapitre au sein duquel il prend place est déterminant. Certains caractères de La Bruyère sont ainsi proches de l’écriture narrative : citons, par exemple, la remarque 81 du chapitre « Des femmes », qui allègue un récit comme preuve de la maxime initiale - « une femme insensible est celle qui n’a pas encore vu celle qu’il doit aimer » - ou encore les remarques 9 (Arrias) et 12 (Théodecte) du chapitre « De la société et de la conversation »8. Dans ce dernier exemple, la présence d’un narrateur usant de la première personne qui se donne comme témoin de la scène renforce l’effet de fiction.
8Le caractère appelle ainsi naturellement l’anecdote, dont le récit manifeste les traits comportementaux que le caractère veut sélectionner. Dans un ordre d’idée voisin, Karlheiz Stierle a ainsi montré que la nouvelle naissait de l’autonomisation de l’exemplum, lorsque le récit s’émancipe de sa fonction illustrative9. Il en va de même du caractère, comme le montrent certains développements des Amusements sérieux et comiques de Dufresny. Ce dernier délègue le regard porté sur la vie parisienne à un Siamois, procédé qui annonce peut-être celui du Diable boiteux et à coup sûr celui des Lettre persanes. Toutefois, le personnage du Siamois s’efface vite derrière le spectacle qui est mis en avant, sous la forme d’une promenade à travers les lieux les plus significatifs de la capitale : le Palais, l’Opéra, le Bois de Boulogne, les Tuileries, l’université, la Faculté, le jeu, le cercle bourgeois. Si le spectacle qu’offre chacun de ces lieux fait l’objet de réflexions générales, celles-ci font parfois place à des scènes révélatrices de l’esprit qui règne en ces lieux. La visite du palais de justice donne ainsi l’occasion d’entendre un dialogue entre un « chicaneau d’épée » et une plaideuse, et le cercle bourgeois permet de brosser une galerie de personnages. Aussi Dufresny s’attache-t-il au détail et brosse-t-il son portrait du public parisien par une succession de scènes de genre :
Le public est un grand spectacle toujours nouveau qui s’offre aux yeux des particuliers et les amuse. Ces particuliers sont autant de petits spectacles diversifiés qui se présentent à la vue du public, et le divertissent.10
9L’ouverture du recueil de caractères à la fiction a pour conséquence un rapprochement entre diverses formes brèves de la prose, encore distinctes au XVIIe siècle, comme le recueil d’ana, le recueil de portraits, le recueil de bons mots, ou encore les compilations composées par Jean-Baptiste Morvand de Bellegarde. Un ouvrage rhapsodique de Laurent Bordelon, publié quelques années après le Diable boiteux, se présente par exemple comme un recueil « de récits singuliers, de caractères, de portraits, de réflexions morales »11.
10Le Diable boiteux marque ainsi l’achèvement de la transformation du modèle théophrastien amorcé par La Bruyère. Les « peintures vraisemblables » de ce dernier peuvent prendre la forme d’anecdotes et de scènes révélatrices : les lectures à clé que les Caractères ont suscitées sont l’indice de l’évolution du caractère du type vers la singularité. Lesage, pour sa part, s’attache à la singularité d’une situation qui met en scène des personnages fortement typés, comme la coquette, le vieillard, l’usurier, le noble espagnol. Le récit n’est plus l’occasion de la reconnaissance de traits moraux, mais l’attention se concentre sur l’action, mettant en avant les motifs narratifs auxquels ces personnages-types peuvent donner lieu12.
11Par conséquent, le passage en revue des différentes conditions relève de l’écriture de l’ethos, que Lesage oppose au primat aristotélicien du muthos :
Les Espagnols n’aiment que les pièces d’intrigue ; de même que les Français ne veulent que des comédies de caractère […] Comme les Espagnols sont capables d’une extrême attention, ils sont bien aise qu’on les jette dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l’action la plus composée. Les français au contraire n’aiment point qu’on les occupe. Leur esprit se plaît à se détacher. Et ils prennent plaisir à voir tourner leur prochain en ridicule parce que cela flatte leur humeur satirique.13
12Si les nouvelles espagnoles intégrées par Lesage dans le Diable boiteux (« Histoire du comte de Beflor et de Leonor de Cespedes » et « La force de l’amitié ») relèvent du modèle du récit d’intrigue implexe commandé par le muthos14, les observations satiriques sur les habitants de Madrid relèvent du modèle de l’ethos. Ce genre littéraire, comme le rappelle Isaac Casaubon dans sa préface aux Caractères de Théophraste, procède « d’une façon mimétique » qui « consiste en une description de la façon dont se comportent les hommes ».
13Toutefois, Lesage ne cherche pas à recueillir les traits caractéristiques des vertus et des vices : il ne propose pas le portrait de tel ou tel type d’homme, mais envisage des individus typiques dans des situations singulières. La structure du Diable boiteux est proche de celle de la comédie de mœurs en vogue à la même époque, où des personnages pittoresques donnent lieu à une suite de sketches15.
14À cet égard, la dispositio adoptée par Lesage est plus souple que celle des recueils de caractères dont les chapitres sont souvent thématiques et se réfèrent soit à un travers, soit à un espace social. Dans Le Diable boiteux, la visite de lieux emblématiques (les prisons, l’asile, le cimetière) alterne avec des chapitres dénués d’unité thématiques et dont la seule règle est la variété (chap. VI, « Des nouvelles choses que vit l’écolier », chap. IX, « Qui contient plusieurs petites histoires », chap. XI, « Qui devrait être plus long que le précédent »). Le modèle opératoire est ici celui de la promenade, les lieux rhétoriques laissant la place à des lieux géographiques. Lesage ne cherche donc pas à classer, à la manière des moralistes cartographes : nulle trace, chez lui, des interrogations herméneutiques d’un La Bruyère. L’usage fréquent du présentatif « c’est » suivi de la séquence « un GN qui… » est l’indice de l’abandon de la caractérologie. Dans le même ordre d’idées, dans la table des matières de l’édition de 1707, des groupes nominaux précédés d’un article défini établissant une référence spécifique — et non plus générique comme dans le caractère théophrastien — alternent avec l’intitulé « histoire de ». Lesage renonce ainsi à l’ambition encyclopédique des recueils de caractères pour s’intéresser à ce qui est susceptible de donner matière à une histoire. Les personnages qui retiennent l’attention peuvent faire l’objet d’une simple mention descriptive, de courts récits qui font l’objet d’une pointe ou d’histoires plus développées qui se rapprochent du conte. Lesage décline donc toutes les variations des formes narratives rassemblées par Henri Coulet dans la catégorie de « récit court »16.
15Les deux nouvelles galantes, qui appartiennent apparemment à un autre univers littéraire que les saynètes satiriques, s’apparentent, d’un point de vue formel, à la variante la plus développée de l’explication donnée par Asmodée au sujet d’un détail aperçu par Cléofas. Lesage s’ingénie à rapprocher ces deux univers hétérogènes, en interrompant le récit d’une nouvelle par une anecdote17 ou en faisant réapparaître un personnage de la première nouvelle, la Chichona, dans une maison de Madrid. Comme le souligne Christelle Bahier-Porte, « la confusion générique est sans cesse entretenue par l’insertion d’histoires courtes ou plus longues, qui semble supposer que chacun des caractères repérés par le diable a aussi un destin, une histoire qu’on pourrait prendre le temps d’écouter »18. À ce sujet, Une Journée des Parques, fantaisie dialoguée publiée par Lesage en 1735, fréquemment couplée avec le Diable boiteux à partir de 1752, systématise le procédé de l’évocation succincte du destin d’un personnage, et, anticipant les contes de Diderot, souligne que le personnage résulte de la combinaison de divers traits arbitrairement attribués par les Parques, figures du romancier19.
16La foule grouillante des madrilènes offre ainsi à Asmodée, autre figure de l’écrivain, un désordre riche de potentialités narratives, le choix de l’importance à accorder aux histoires de ces personnages relevant du désir de Cléofas, qui interroge et parfois interrompt, ainsi que de l’arbitraire d’Asmodée. En répondant aux questions suscitées par la curiosité de son jeune écolier, Asmodée se présente comme un moraliste, qui, à l’instar de La Rochefoucauld, anatomiserait les cœurs :
Seigneur écolier, lui dit le démon, cette confusion d’objets que vous regardez est à la vérité très agréable à voir ; mais pour vous donner une parfaire connaissance de la vie humaine, il faut que je vous explique ce que font toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous révéler les motifs de leurs actions et leur plus secrètes pensées.20
17De cette manière, Asmodée tient sa promesse de découvrir « tous les défauts des hommes »21. Pourtant, on ne trouve pas dans Le Diable boiteux d’analyses psychologiques et le fond du cœur n’est pas l’objet d’étude principal d’Asmodée. Nous sommes en effet loin de l’analyse qui prévaudra par exemple dans les romans de Marivaux, et les méandres du cœur humain ne sont en aucun cas l’objet d’étude de Lesage. Il s’en tient à une approche phénoménologique des actions humaines. La pratique théâtrale de Lesage est sans doute pour beaucoup dans ce parti pris d’extériorité : Asmodée et Cléofas sont deux spectateurs du théâtre du monde, qu’ils décrivent et commentent22.
18À ce propos, il est intéressant d’observer le traitement d’un même thème, la coquette au miroir, par Lesage et par Marivaux. On sait la place qu’occupe dans Le Spectateur français la découverte d’une jeune femme en train de répéter ses expressions de séduction devant un miroir : cette soudaine révélation est à l’origine de la vocation du moraliste qui se donne pour tâche de ne pas se laisser prendre aux apparence et de dévoiler les machine de l’opéra23. Chez Lesage, il s’agit moins de dénoncer la duplicité de la coquette de redéfinir les rôles joués par tous les personnages :
Elle étudie de nouveaux regards, et elle a déjà découvert deux mines qui feront un grand effet demain sur son nouvel amant. Elle ne peut trop s’appliquer à le ménager ; car c’est un sujet qui promet beaucoup. Aussi a-t-elle dit tantôt à un de ses créanciers qui lui est venu demander de l’argent : Revenez mon ami, revenez dans quelques jours ; je suis en terme d’accommodement avec un trésorier.24
19L’intérêt de l’anecdote relève de la caractérisation de l’amant par la coquette : il n’est qu’un créancier. La coréférence entre amant et trésorier permettent de lever l’équivoque sur le GN également coréférentiel un sujet qui promet beaucoup : Lesage ménage la surprise d’une caractérisation nouvelle du personnage par laquelle se révèle une structure actantielle cachée. Ce travail de requalification produit un effet d’ironie, qui transforme la chute de cette anecdote en pointe.
20De ce fait, les descriptions procèdent souvent en deux temps, une seconde caractérisation coréférentielle venant donner un sens nouveau à la scène initialement décrite. En jouant sur ces contrastes, Lesage va jusqu’à une forme de devinette, comme le montre l’extrait suivant :
C’est un homme endetté qui dort d’un profond sommeil. Il faut donc que soit quelque grand seigneur, dit l’écolier. Vous l’avez deviné, répliqua le diable.25
21Le dialogue entre Asmodée et son disciple apparaît comme un procédé essentiel à ce type de séquences en deux temps, soit que Cléofas réponde à des interrogations d’Asmodée, soit que ce dernier rectifie la description naïve faite par l’écolier. Le récit a ainsi pour fonction de manifester l’omniscience d’Asmodée, mais surtout sa maîtrise verbale, qui culmine dans les chutes ironiques.
22C’est pourquoi Asmodée est peut-être moins une figure de moraliste qu’une figure de narrateur : à partir des scènes que remarque Cléofas, le diable affabule — entendons par là qu’il élabore une histoire qui permet de qualifier d’une manière nouvelle et le plus souvent piquante la scène qui retient l’attention de son interlocuteur.
23Le savoir que sa nature diabolique lui confère à propos de la vie humaine se traduit par une jubilation narrative indépendante de toute leçon de morale. C’est pourquoi il est sans doute vain de rechercher chez Lesage une vision du monde ou une quelconque anthropologie. Roger Laufer relève chez lui « une conscience indemne d’angoisse métaphysique comme de déchirure historique »26, qui l’éloigne de tout rapprochement trop poussé avec les moralistes dont les œuvres s’inscrivent dans la crise de la conscience européenne. Des principes sommaires, réduits à l’état de lieux communs, suffisent à soutenir son projet, qui se satisfait de la permanence de la nature humaine, paradoxalement capable d’offrir une telle diversité de spectacles. La seule leçon du Diable boiteux réside donc dans la variété de ce tableau de la vie humaine et dans la matière narrative qu’elle offre. Chaque anecdote est l’occasion de manifester un esprit de dérision et donne prise au badinage, au persiflage et à la raillerie.
24Aussi l’intérêt des brefs récits du Diable boiteux réside-t-il dans le plaisir qu’ils suscitent chez Cléofas : le spectacle des maisons de Madrid que l’écolier regarde « avec plaisir » est considéré par Asmodée comme « très agréable à voir »27. Les sujets que la diable retient comme méritant l’attention du jeune homme sont des choses rares ou singulières. Ailleurs, Cléofas s’exclame : « Ô le plaisant spectacle ! »28, la visite de la Casa de locos est qualifiée de « divertissement »29 et le récit des songes a pour but de satisfaire la curiosité de l’écolier. L’alternance même entre les sujets ridicules et les scènes plus touchantes est mise au service du plaisir de l’auditeur. Cette poétique de la diversité est explicitée dans la description initiale des toits de Madrid :
Le spectacle était trop nouveau pour n’attirer pas toute son attention. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversité des choses qui l’environnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiosité.30
25Lesage inscrit ainsi son récit dans une esthétique de la curiosité qui gouverne de nombreux recueils de l’époque. C’est le cas, par exemple, des Heures perdues du chevalier de Rior, de Bordelon, qui pousse à l’extrême le chaos de la dispositio :
Je conviens que j’ai poussé la licence de cet ouvrage bien loin. À la suite d’un conte, on y verra une réflexion sérieuse ; un bon mot traînera après soi une remarque critique. […] j’ai affecté d’y mêler le sérieux avec l’enjoué sans aucune transition, et je n’ai pas daigné employer le moindre artifice pour coudre des sujets si différents. […] On pourra quitter mon livre quand on voudra, sans craindre de perdre le fil du discours, reprendre la lecture, sans être obligé pour se remettre sur les voies de relire ce qui précède.31
26Une variété semblable se trouve dans le recueil de récits galants dans lequel le Chevalier de Mailly traduit des extraits du Diablo cojuelo de Guevara :
[Le lecteur] verra dans cet Ouvrage des passions et des événements extraordinaires, des ruptures et des infidélités surprenantes, des raccommodements feints et dissimulés, d’autres qui sont véritables et de bonne foi, et dont la fin a été heureuse. […] Plus il y trouvera encore par manière d’épisode des danses charmantes, des sauts périlleux, des courses de chevaux, des chasses divertissantes, des combats d’hommes et d’animaux, des conversations singulières, des lettres galantes avec des réponses du même caractère, et plusieurs autres choses aussi agréables par leur nouveauté, que par leur mérite.32
27Dans tous ces exemples prévaut le principe de l’accumulation qui, d’un point de vue poétique, a pour but d’ouvrir le récit à la plus grande diversité possible de motifs, ainsi que de permettre de recycler une matière littéraire préexistante, et, d’un point de vue rhétorique, de susciter l’intérêt et le plaisir du lecteur. La préface des Solitaires en belle humeur, qui revendique cette même esthétique de la variété, assume ainsi pleinement la place accordée au plaisir de lire :
Nous sommes dans un siècle si éclairé qu’on ne lit que pour s’amuser ; on n’a plus besoin de s’instruire.33
28Les motifs narratifs sont ici donnés non pas comme un élément de savoir sur le monde réel, mais comme un des révélateurs de littérarité, divertissant par leur artificialité même. De ce point de vue, ces récits participent de la dimension critique qui, comme l’a montré Jean-Paul Sermain affecte la littérature narrative entre 1670 et 1730. En effet, selon ce critique, « l’histoire et les personnages perdent de leur importance au profit d’une réflexion et d’un jeu qui repose sur une perception [des] configurations discursives, [des] montages, et sur leur interprétation »34. La construction en forme de marqueterie des récits de fiction de cette période participe ainsi d’une littérarité affichée qui récuse l’illusion narrative pour mettre en avant les composants techniques de l’art de narrer. De ce point de vue, l’édition de 1726 peut être considérée comme l’aboutissement de cette dimension métafictionnelle à l’œuvre dès l’édition de 1707 : Christelle Bahier-Porte a justement souligné tout ce que le passage de la satire morale à la « folie romanesque » pouvait comporter d’interrogation critique sur le statut et l’usage de la fiction35.
29Lesage lui-même tirera les leçons de l’écriture du Diable boiteux, en privilégiant les œuvres à structure ouverte. Dans les six premiers livres de l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715), il entend « représenter la vie des hommes telle qu’elle est »36. Tandis que la matière romanesque est utilisée dans certains récits enchâssés, le récit principal permet d’insérer des épisodes satiriques, décrivant l’itinéraire social de Gil Blas. Loin de tout « réalisme », il s’agit en réalité d’une traversée d’univers littéraires codés, dont nombres d’éléments sont des emprunts à la tradition morale et à la comédie moliéresque. René Démoris a souligné la fragmentation de ce roman, malgré l’apparente unité due à la voix narrative du roman-mémoires37 : le narrateur-personnage, malléable, « fil qui relie les épisodes du roman »38, fait le lien entre des espaces sociaux divers qui donnent systématiquement lieu à un montage d’anecdotes. Il est ainsi possible de reconstituer, dans ces six premiers livres, des chapitres semblables à ceux des recueils de caractères : « Des brigands », « Des médecins », « Des petits-maîtres », « Des comédiens ». De ce point de vue, l’antichambre de la marquise de Chaves livre l’une des clés de composition du roman entier : Gil Blas, chargé d’introduire les visiteurs, est rejoint par le gouverneur des pages qui, dit-il, « me les dépeignait agréablement »39. Le récit principal peut aussi se lire comme une galerie de portraits à visée satirique40, soumis au seul plaisir de décrire et de conter.
30Les œuvres narratives des dernières années, Une journée de Parques (1737), La Valise trouvée (1740) et le Mélange amusant (1743), renouent avec la structure du Diable boiteux41 : le premier de ces ouvrages invente un autre artifice, le dialogue entre les trois divinités du destin, pour insérer de courts récits, le troisième se présente, conformément à son titre, comme un recueil où les anecdotes juxtaposées sont séparés par un simple pied de mouche.
31Seule La Valise trouvée innove par un dispositif énonciatif complexe42 : les diverses lettres trouvées dans une valise sont lues à un petit groupe qui les commentent. Les anecdotes sont ainsi racontées par le narrateur de la lettre, acteur ou témoin, avant de faire l’objet de remarques de la part des devisants. Emblématique de la poétique de la poétique de Lesage, ce roman gigogne, dont la seule unité est donnée par le plaisir pris à raconter et à entendre des récits, repose donc sur ce que Christelle Bahier-Porte a nommé une « sociabilité conteuse »43. Comme dans le Diable boiteux, il ne faut pas chercher dans un tel ouvrage des thèmes personnels ou un discours social ; le plaisir de la lecture des récits est mis en abyme, suscitant chez les auditeurs des interprétations, des compléments et des variantes. Pour Lesage, il n’est peut-être de meilleure lecture d’un récit que celle qui, à son tour, fait affabuler le destinataire.
32Cette construction rhapsodique est représentative du renouvellement des formes romanesques qui a lieu dans les premières décennies du XVIIIe siècle, sensible dans les ouvrages de Bordelon ou dans ceux du jeune Marivaux, par exemple les Lettres sur les habitants de Paris. À mi-chemin entre le recueil de formes brèves et le roman comique, ces récits donnent une nouvelle place au prosaïsme au sein du genre narratif44. En prenant le relais des recueils des moralistes et en reprenant à leur compte leur ambition de tracer un tableau des mœurs du siècles, Lesage ouvre le récit à un personnel varié et à des situations qui suscitent l’ironie et le scepticisme, scepticisme qui s’étend à la fiction elle-même. Les fictions de Lesage appartiennent ainsi à la veine du roman ludique. Ces récits permettent d’appréhender une importante partie de la production narrative de la fin du XVIIe siècle et des premières décennies du XVIIIe siècle, qui n’agence pas des débats philosophiques et moraux et dans laquelle il est difficile de percevoir des échos des grands débats intellectuels du temps. Ce sont les catégories mêmes de fiction, de plaisir ou d’ironie qui sont placées au cœur des interrogations que soulèvent ces textes. En cela, Lesage est représentatif d’une esthétique moderne, proche de celle des Contes de Perrault, qui font primer le plaisir du récit sur l’utilité morale. Christelle Bahier-Porte a montré sur ce point que la revendication préfacielle de la jonction de l’utile et de l’agréable était de pure convention, au profit du plaisir45. Sans doute l’opposition entre le divertissement et l’instruction n’est-elle plus pertinente, l’instruction se résumant au seul plaisir des possibles textuels.
33Pourquoi la fiction ? Pour le pur plaisir de narrer et de tirer des effets surprenants de l’explication d’un tableau singulier, d’envisager des affabulations possibles, de construire un montage inédit de motifs éculés. Sans doute manquons-nous encore d’une étude qui exhumerait les pratiques de lecture oubliées qui permettaient à de tels textes de connaître d’importants succès. Dans un panorama de la fiction régence, René Démoris propose quelques éléments d’explication que nous reprendrions volontiers à notre compte : goût pour la curiosité, la variété et la diversité, mais aussi, plus profondément, jubilation de l’expérimentation ludique du langage.46 Peut-être faudrait-il prendre au sérieux le cadre fictionnel de l’entretien à la campagne, présent par exemple dans Les Solitaires en belle humeur ou dans La Valise trouvée, qui font du récit de fiction un reflet de pratiques de société, déplaçant dès lors l’intérêt vers l’effet du récit.
34Toutefois, à côté de cette gratuité de la narration, le Diable boiteux annonce également une autre voie de la fiction, qui la destine à devenir le lieu de l’expérimentation morale, par exemple dans les journaux de Marivaux, qui revendique « un libertinage d’idées qui ne peut s’accommoder d’un sujet fixe »47 ou encore dans Le Pour et contre de Prévost48. La désinvolture dont Lesage a donné l’exemple permet l’insertion d’épisodes divers et de genres littéraires variés ; elle confère au moraliste une liberté qui lui permet de renouveler les modes de son analyse de la nature humaine, et fait avant tout de lui un habile conteur.