Cours de M. Antoine Compagnon
Deuxième leçon : Norme, essence ou structure ?
1. Forme linguistique et forme discursive
Après ces préambules, revenons au genre comme forme. Le texte littéraire, comme tout discours, comme tout système signifiant, doit posséder une forme pour fonctionner, pour qu'une communication ait lieu. La forme dépend de la fonction ; elle résulte d'une élaboration progressive et conventionnelle.
Ici, pour préciser ce mot de forme, on peut se souvenir de ce que disait Émile Benveniste du mot, de la phrase et du discours (« Les niveaux de l'analyse linguistique », Problèmes de linguistique générale I). Dans la langue, il y a plusieurs niveaux (phonème, mot, phrase, pour aller vite) ; à un même niveau, les relations entre les éléments sont distributionnelles ; entre un niveau et le niveau supérieur, les relations entre les éléments sont intégratives. Le mot est l'unit é intégrative des phonèmes ; la phrase est l'unité intégrative des mots. Mais, ajoutait-il, la phrase est la limite supérieure de l'analyse linguistique ; elle ne peut intégrer aucune unité linguistique plus haute. La relation entre forme et sens est liée à ces deux directions du fonctionnement de la langue : le sens est du côté de l'intégration, la forme est du côté de la distribution. La dissociation d'une unité signifiante livre des constituants formels ; l'intégration de constituants formels livre des unités signifiantes. Ainsi un mot se dissocie en phonèmes, des phonèmes intègrent un mot ; une phrase se dissocie en mots ; des mots intègrent une phrase. La limite de la langue est la phrase : cela veut dire qu'elle se segmente mais qu'elle ne s'intègre pas, qu'elle ne sert pas d'intégrant à un autre type d'unité linguistique supérieure. Il n'y a pas de niveau linguistique au-delà de la phrase. Une phrase, on le sait, est théoriquement infinie ; il n'y a pas de limite à la variété d'une phrase ; une phrase est la vie du langage, le langage en action. Au-delà de la phrase, on sort donc de la linguistique ; au-delà de la phrase, on entre dans le discours. Et entre la phrase et le discours, entre l'univers linguistique et l'univers discursif, la rupture est totale. Dans le discours, les phrases se juxtaposent, s'accumulent, s'organisent, mais elle n'intègrent pas une unité supérieure. La phrase est l'unité du discours, mais elle est aussi un segment de discours. Dans le discours, la langue n'est plus un système de signes mais un instrument de communication.
Les conséquences pour la notion de genre sont capitales. À quel type d'organisation du discours peut-on avoir à faire au-delà de la phrase ? Puisque, après tout, c'est cela un genre : une forme du discours, mais non pas au sens d'une forme linguistique, non pas une forme qui s'obtient par dissociation. Je répète : en linguistique, on va aux formes en dissociant des unités (phrases en mots, mots en lexèmes et morphèmes, syllabes en phonèmes) ; dans l'univers du discours, en particulier en litté rature, c'est autre chose qu'on appelle forme, quelque chose comme un air de famille, un ensemble flou de traits micro- et macro-structuraux, des conventions pragmatiques régissant les échanges discursifs qui s'imposent comme le code linguistique.
2. Le genre comme convention
Traditionnellement, c'est la rhétorique, art de convaincre et de plaire, qui a pensé et classé les formes du discours, c'est-à-dire les faits de langue au-delà de la phrase, en fonction des situations de discours. À la chaire, je ne parlerai pas comme au barreau. Depuis les Grecs. Les formes du discours sont des conventions ou des contraintes ; ce ne sont pas des nécessités comme les formes de la langue. Convention et contrainte sont ici à prendre dans un sens moins répressif que productif. La finalité de la rhétorique était, est de convaincre et de plaire ; son but est d'agir sur l'auditeur ou le récepteur. Les formes conventionnelles du discours ont donc deux fonctions : 1. créer une attente ; 2. garantir une reconnaissance. Modèle d'attente et de reconnaissance : ainsi peut-on décrire un genre en première approximation. Bien sûr l'attente peut être déçue ou trompée : le jeu littéraire a éte longtemps celui de la surprise dans la familiarité, de l'inconnu dans le connu, de l'originalité dans l'imitation, jusqu'au modernisme comme négation de ce jeu. La littérature classique est le dialogue du connu et de l'inconnu, de l'imitation et de l'originalité.
Les formes du discours sont conventionnelles : cela veut dire qu'elles constituent une institution, un système qui assigne à chaque situation de communication une forme de discours codifiée, par exemple l'art de la correspondance, du temps où on écrivait des lettres, ou l'étiquette qu'on cherche aujourd'hui à imposer au courrier électronique. Le système des formes de discours est proche d'un savoir-vivre : c'est un répertoire permettant savoir quelle forme de discours convient à chaque situation. Les genres, comme la lettre de condoléances, sont des contraintes et conventions au sens de normes et de règles, moins répressives que productives, qui, comme telles, peuvent être violées et transgressées, et qui évoluent. (Ainsi, si j'en crois vos copies, le « commentaire de texte » a évolué récemment vers l'« étude de texte argumentatif ».) L'auteur d'une lettre de condoléances est contraint, il ne crée pas son discours, il est en général peu spontané, mais il est aidé par le code. Il peut aussi commettre un impair, créer un malentendu. Au lieu de me référer à la réalité, je me fie à la tradition, par exemple quand j'écris une lettre de condoléances ; j'observe, plus ou moins délibérément les règles exigées par la forme à donner au discours dans une situation dé terminée. Le genre comme forme, la forme discursive est une médiation entre le locuteur et la réalité, un peu comme les topoi dont E.R. Curtius analysait la survivance dans la littérature depuis l'Antiquité : le locus amoenus, la description du lieu idéal, avec un bouquet d'arbres, une source d'eau claire, est une forme transportée comme telle à la Renaissance dans les récits des voyageurs au Nouveau Monde. La réalité nouvelle, jamais vue, se dit dans des formes anciennes. Sans ces formes anciennes, elle ne se verrait probablement même pas : une forme discursive, un genre littéraire est une vision du monde (d'où les ré férences à la tragédie, au roman pour décrire la vie).
Vous le voyez, les formes du discours, et les genres littéraires comme formes du discours, sont d'une tout autre nature que les formes linguistiques : ce sont des airs de famille, des règles de conduite, même des visions du monde.
Les genres littéraires sont des conventions comme les autres formes du discours. L'oeuvre s'individualise sur ce fond institutionnel, plus ou moins structuré suivant l'expérience acquise : je serai plus ou moins déconcerté par le Coup de dés Finnegans Wake suivant ma culture littéraire. L'écrivain veut communiquer du nouveau mais il est contraint, pour tenir compte de la réception, de la situation de discours, à intégrer son texte dans une tradition formelle. Il peut être formellement plus ou moins conservateur ou inventif. Rimbaud disait de Baudelaire : « Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles. » Il lui reprochait la non-convenance de la forme à la situation. Et le jeu est ouvert. L'écrivain peut accepter les conventions les plus strictes d'un point de vue formel et donner un contenu des plus audacieux dans ce cadre des plus contraints (comme Racine ou Baudelaire), ou chercher à modifier la forme tout en donnant un message conforme au goût du public (comme Corneille). Pensons encore à l'évolution du vers d'Hugo - J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin - à Mallarmé et à Rimbaud, du vers libéré au vers libre : cette histoire de la forme ne coïncide pas avec celle des thèmes.
On dit que les genres sont plus pertinents (ou contraignants) dans les litté ratures classiques (réglées) ou populaires (formulaires), mais aucun texte n'est hors de toute norme générique, même si c'est un rêve de la littérature moderne (supprimer le genre entre l'oeuvre et la littérature). Un texte hors genres n'est pas concevable. Mais un texte affirme ou affiche sa singularité par rapport à un horizon générique, dont il s'écarte, qu'il module, qu'il subvertit. Le genre est un intermédiaire entre l'oeuvre particulière et singulière et la littérature entière : Maurice Blanchot insiste sur la modernité comme ruine des genres. Cette ruine correpond à l'angoisse, à la rareté chez des écrivains qui n'ont plus le refuge des genres.
3. Conventions constituante, régulatrice, et de tradition
Le genre est donc une convention pragmatique : cela veut dire que l'oeuvre en relève non comme texte mais comme acte, comme effet, comme interaction sociale (voilà sa dimension rhétorique). Le genre permet à l'auteur de faire reconnaître son oeuvre comme acte spécifique. Rappelez-vous le « soldat de Baltimore », qui n'avait pas reconnu qu'Othello appartenait au genre théâtre, au grand genre de la fiction ou de la représentation. Il y a là un premier type de convention qu'on peut appeler (avec Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer) constituante, ou fondatrice, parce que sans son respect ou sa reconnaissance, la communication échoue, l'oeuvre n'est pas reconnue comme telle, mais elle est prise pour autre chose, pour un autre acte de langage. La convention constituante instaure l'oeuvre comme telle, elle est obligatoire en amont de l'oeuvre. De ce point de vue, l'oeuvre exemplifie un genre, le réalise.
Mais il y a d'autres types de conventions, qui portent cette fois non sur l'acte mais sur le texte, sur son organisation formelle et sémantique, et qui sont peut-être plus familières ; ces conventions ne sont plus pragmatiques mais textuelles. Leur non-respect est une subversion, non un échec. De ce point de vue, l'oeuvre module un genre, est une variation sur lui. On peut se disputer sur la convention textuelle ; la convention pragmatique est à prendre ou à laisser.
Ici, il faut encore distinguer deux types de conventions textuelles : 1. celles du sonnet ou de la tragédie classique, qui sont des prescriptions fixes et explicites, des conventions régulatrices, dont le non-respect n'interdit pas la compréhension de l'oeuvre ; 2. celles du roman d'apprentissage ou de la fable, qui sont des relations de modélisation directe entre des oeuvres individuelles (des relations hypertextuelles suivant Genette), et qu'on peut appeler des conventions de tradition. On est dans le domaine de l'air de famille. Quand, en 1996, on a introduit des oeuvres imposées au baccalauréat, « Le roman d'apprentissage » a justement figuré au programme : la majorité des professeurs ont choisi Le Père Goriot, confirmant que ce roman de Balzac était le modèle du genre dans la littérature française ; Le Rouge et le noir et L'Éducation sentimentale ont également été choisis, mais aussi des oeuvres moins aisément identifiables au genre, comme Bel ami. La convention de tradition est évidemment moins contraignante que la convention régulatrice.
4. Genre intertextuel et genre rhétorique
Il y a plusieurs façons de décrire le phénomène de l'intégration formelle dans l'univers du discours, notamment en littérature, c'est-à-dire la fonction de la forme ou du genre comme intermédiaire entre l'oeuvre singulière et la littérature entière, et donc comme relation entre les oeuvres. Par genre, on entend donc des choses assez différentes. Toutefois, on peut distinguer fondamentalement deux approches : l'une diachronique et l'autre synchronique, l'une intertextuelle (s'attachant au rapport historique entre les oeuvres) et l'autre architextuelle (s'attachant au rapport rhétorique de l'oeuvre et de la norme).
- Suivant l'approche intertextuelle (structurale, th ématique), l'oeuvre n'est pas (seulement) créée à partir de la vision unique de l'artiste individuel, mais aussi à partir d'autres oeuvres déjà là : le genre est quelque chose comme la pesanteur, l'inertie ou la prégnance de la tradition qui fait de l'oeuvre un palimpseste historique (on n'écrit pas noir sur blanc, ou blanc sur noir, sauf Mallarmé dans l'idéal du Coup de dés, mais dans la grisaille). Cela conduit à étudier le dé veloppement interne de la littérature (comme Brunetière, intéressé par la détermination générique des oeuvres, après Sainte-Beuve, intéressé par l'homme, et Taine, attaché à la sociét é). Du point de vue de l'intertextualité comme système de régularités transphrastiques dans la codification des discours, le genre, n'est pas seulement littéraire mais existe dans toutes les formes de la communication.
- Une rhétorique est un inventaire des formes de discours à un moment donné, le relevé de la totalité des situations de communication et des formes de discours appropriées (et des relations entre rôles dans une situation donnée). Elle non plus n'est pas seulement littéraire : la publicité, l'art é pistolaire ont leur rhétorique. Et les formes écrites sont évidemment plus faciles à analyser que les formes orales, qui font aujourd'hui l'objet de l'analyse conversationnelle.
La rhétorique classique reliait les discours à trois situations fondamentales qui déterminaient trois genera dicendi :
La rhétorique classique ne prétendait pas que cette tripartition recouvrait l'ensemble des situations de discours (que tout texte relevait d'un des trois genres), mais elle assignait certaines formes de discours public à chaque genre : le plaidoyer au genre judiciaire, le sermon au genre délibératif, l'oraison funèbre au genre é pidictique.
Les genres rhétoriques sont les ancêtres des systèmes des genres auprès des genres poétiques. Comme on le verra, on a tenté, du Moyen Âge à l'âge classique, d'étendre cette tripartition rhétorique à la littérature, sur la base d'analogies avec la triade des genres épique, dramatique et lyrique héritée de la Poétique d'Aristote. Les trois genres rhétoriques ont ainsi servi d'ébauche de classification générique exhustive. On a aussi vu un rapport entre les trois genres rhétoriques et la division des trois styles suivant Cicéro dans l'Orateur (simple, moyen, élevé). La théorie des niveaux de style a été assimilée aux trois genres rhétoriques et aux trois genres poétiques dans la roue de Virgile, à laquelle on reviendra à propos de la Renaissance.
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