Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
titre article
Mathilde Bombart

Art d’écrire ou littérature ? Les relations épistolaires

Art of writing or literature? Epistolary relationships
Nathalie Freidel, Le Temps des écriveuses. L’œuvre pionnière des épistolières au XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2023, 290 p. EAN 9782406128236.

1Ce livre étudie plusieurs corpus peu connus de correspondances écrites par des femmes, et principalement entre femmes, et vise à montrer qu’au-delà d’un cliché tenace dans les études littéraires, qui associe les lettres de femmes à la correspondance sentimentale, la pratique épistolaire est l’objet d’un usage d’une grande diversité touchant à de nombreux domaines de la vie quotidienne (transmettre un patrimoine, constituer des archives familiales, se faire connaître et faire connaître le nom de sa famille), de la vie politique, comme de la vie intellectuelle et lettrée de l’ancien régime. Alors que l’on sait que la structuration patriarcale de la société a très généralement tendance à éloigner les femmes de l’éducation et à les maintenir dans une position subordonnée, la pratique de l’écrit que représente la lettre est, montre Nathalie Freidel, le lieu d’une acculturation tant corporelle qu’intellectuelle à l’écrit et à ses codes culturels, ainsi qu’un outil d’acquisition de positions et de visibilité1.

2L’ouvrage est marqué par des choix méthodologiques forts clairement expliqués dans l’introduction générale ainsi que dans les introductions des deux grandes parties qui le composent :

  • le refus de cantonner ces écrits à ce que l’on appelle trop vite de l’« écriture ordinaire », au sens d’écrit utilitaire sans valeur. Nathalie Freidel montre que des lettres qui ont des visées informatives ou pratiques ne manquent pas d’être travaillées par un souci de rhétorique et/ou de style qui manifeste une forte conscience par leurs scriptrices de l’impact de leur forme sur leurs destinataires et en retour sur l’image ou la position qu’elles y construisent ;

  • une remise en question de l’idée du seul échange à deux (selon l’idée de lettre construite dans les études littéraires) au profit de la mise en valeur de réseaux et de groupes féminins. Nathalie Freidel le montre de manière convaincante, la relation épistolaire relève moins d’un tête-à-tête que de « nébuleuses relationnelles » ;

  • l’attention portée à la mobilité géographique des parcours des femmes étudiées, contre une vision trop statique et simplificatrice, telle que celle que propose le modèle du salon, au profit d’autres espaces sociaux envisagés comme autant d’espaces d’action (le couvent, la cour, la famille, la diplomatie européenne, en particulier).

3Initialement spécialiste de Sévigné, Nathalie Freidel ouvre ainsi le questionnement et les corpus d’étude de l’époque classique sur des perspectives qui dépassent l’intérêt pour la marquise ou telle ou telle autre comme écrivaine exceptionnelle et isolée, pour restituer le tissu abondant et concret de ces écritures qui innervent les rapports sociaux du temps — des « écriveuses » donc, soit des praticiennes de l’écrit, et non des écrivaines, c’est-à-dire des autrices d’œuvre en tant que telles. Leur étude bat en brèche l’idée d’actrices sociales passives ou empêchées d’agir pour montrer leurs rôles multiples à tous les niveaux de la société, malgré les clichés misogynes du temps (reproduits longtemps par la critique), et les réticences régulièrement exprimées à leur voir prendre la plume (et souvent dissimulées sous des éloges ambivalents, touchant leurs dons « naturels », par exemple).

Une pratique de transmission

4L’ouvrage se compose de deux grandes parties, divisées elles-mêmes en sous-sections parfaitement claires et d’une longueur permettant de rendre leur lecture très fluide. La première se consacre à un état des lieux des conditions de l’écriture féminine et des archives conservées, avec la mise en lumière très neuve de nombreux corpus manuscrits inédits, pour certains encore à explorer. La partie commence par une mise au point rappelant les ambivalences de l’association des femmes avec la belle langue et, en contre-point, les stratégies très concrètes (recopiage, entraînement précoce à l’écriture) développées pour faire de la pratique épistolaire un lieu fort de transmission filiale et plus généralement de femmes à femmes. L’étude se centre ensuite sur la matérialité des lettres, à partir de l’étude d’autographes de plusieurs autrices. La symbolique de la main, les usages orthographiques et ceux de l’espace visuel de la lettre… sont étudiés dans des développements très originaux qui, reproductions à l’appui, mettent en évidence les investissements cohérents (bien loin du dénigrement systématique dont est l’objet l’orthographe féminine) dont ces aspects très concrets des lettres sont l’objet. La signature, en particulier, donne lieu à des analyses passionnantes (p. 85-87) mettant en évidence les choix stratégiques effectuées par les épistolières parmi les alternatives nombreuses (nom du père, de l’époux, nom de terre, etc.) qui leur sont possibles. La partie se clôt sur l’écart entre les réflexions menées sur les lettres de femme dans les traités (presque tous écrits par des hommes) ainsi que leur faible présence dans l’imprimé, et l’abondance de cette pratique. On a là l’occasion de (re) découvrir le traité épistolaire peu connu de Madeleine de Scudéry inséré dans la Clélie et repris dans les Conversations (p. 109-110).

Dynasties et réseaux

5La deuxième grande partie offre des apports plus neufs encore en s’intéressant à des dynasties européennes d’épistolières, à partir d’un cas permettant de montrer exemplairement la manière dont l’usage de l’épistolaire se transmet d’une branche et d’une génération à l’autre au sein de la maison Coligny, à partir de de Louise de Coligny, la fille du Gaspard de Coligny tué lors de la Saint-Barthélemy. La correspondance est l’instrument du maintien par les femmes de la cohésion d’un clan éparpillé, du fait des modes de vie nobiliaires et de la logique de mariages se faisant au gré de la diplomatie européenne. L’échange épistolaire est aussi le lieu de la construction et de la transmission de savoirs spécifiquement féminins (autour des remèdes, des grossesses, des accouchements, etc.) : elle se fait « forum d’échange des savoirs féminins » (p. 149). Ce sont ensuite les correspondances de figures féminines puissantes gravitant autour de la cour de France (avec la comtesse de Maure, Gabrielle de Rochechouart, abbesse de Fontevrault — sœur de Mme de Montespan — et Mme de Sablé) qui sont étudiées. La lettre est étudiée comme outil politique, avec une mise en évidence très intéressante du rôle essentiel dans cette société de l’intermédiaire et du médiateur — ou plus exactement, de la médiatrice — qui, par sa lettre, introduit les individus les uns aux autres. Mais la lettre n’est dans ce monde pas un simple vecteur neutre. Les lettres sont à faire voir et elles deviennent l’objet de thésaurisation (avec les fameux papiers du « docteur Valant » notamment, source d’une part importante de la correspondance passive de Mme de Sablé) et de collection de la part de professionnels de l’écrit et de la littérature (Conrart, Gaignière). La lettre est le témoignage de l’art consommé du lien social et de la véritable « science de la communication » (p. 191) développée par ces autrices. Le dernier chapitre fait retour à Mme de Sévigné, mais comme point de départ à des développements très riches sur deux de ses correspondantes, Marie Le Bailleul d’Huxelles et Marie Gigault de Bellefonds (Mme de Villars) : l’étude de la correspondance de cette dernière notamment, actrice clef de la politique espagnole de Louis XIV au début des années 1680, souligne la complexité des réseaux de communication où agit cette « écriveuse », passée maître dans l’information et l’analyse politique, mais soucieuse aussi de donner à lire le traitement violent (isolement, relégation, enfermement) dont sont l’objet les femmes dans les conduites aristocratiques et politiques du temps.

Art d’écrire ou littérature ?

6Bien loin des lieux communs attachant la femme à l’écriture sentimentale ou intime, cette étude a plusieurs mérites très importants que nous voudrions souligner pour finir. Du point de vue de la connaissance de la littérature du xviie siècle, elle met en évidence la présence « souterraine » de nombreux corpus écrits de grande qualité, dont une exposition est faite, mais qui restent largement à étudier. Ce sont donc d’autant d’autres travaux et en particulier de thèses, que ce livre est riche, répondant à la nécessité d’étendre notre connaissance du moment classique et d’en renouveler les corpus.

7Ce livre vient, en outre, abonder aux travaux qui ont déjà mis en évidence le rôle des femmes comme actrices politiques, et non nécessairement actrices de l’ombre2. Son intérêt est de mettre en évidence le rôle de cheville ouvrière dans la construction de l’information politique et même dans la politique européenne de Louis XIV de personnalités encore méconnues, jusque-là surtout envisagées comme « femme de » ou « correspondante de », ouvrant la voie vers de nombreuses autres études possibles. L’ouvrage donne ainsi des clefs pour mettre en perspective les reconstructions érudites des écrits de femme faites au fil des temps, et notamment au xixe siècle, où le beau rôle est donné aux membres masculins de ces réseaux (on a en ce sens une proposition très suggestive de relecture de la correspondance entre Lafayette et Ménage).

8Enfin, d’un point de vue plus théorique, cet ouvrage pousse à une interrogation sur les rapports entre écriture et littérature à une époque où se mettent en place les premières institutions de la vie littéraire et où se structure, tant symboliquement qu’économiquement, ce qui sera appelé à être désigné comme « littérature » : ces femmes veulent-elles faire œuvre ? tout montre que ce n’est pas le cas, et Nathalie Freidel y insiste à plusieurs reprises. Mais l’art d’écrire, la recherche de la bonne formule, de la manière la plus efficace en même temps qu’élégante de s’exprimer, ainsi que d’une manière à soi, marquent ces correspondances, dont leurs autrices anticipent une diffusion à la fois précisément adressée et large, y compris pour la postérité via les « papiers » qui les archivent. On sort de la lecture du livre en se demandant si la littérature ne serait pas devenue au fil du siècle l’horizon de toute pratique d’écriture, dans une société où le fait littéraire prend une place structurante dans la production et le contrôle de l’écrit. La naissance de l’écrivaine serait rendue possible par les « écriveuses », comme le suggère Nathalie Freidel (p. 269). Cette discussion n’est pas abordée frontalement dans le livre, mais elle fait partie des nombreuses incitations à penser et à relire le xviie siècle que l’on peut y trouver.