Du corps souffrant au corps politique : étude de la réception par les lecteurs ordinaires d’Une mort très douce et de La Cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir
1En 1964, Simone de Beauvoir publie Une mort très douce, qu’elle a écrit quelques mois après le décès de sa mère, « poussée irrésistiblement à raconter cette histoire » (Beauvoir, 1972, p. 187). Plusieurs années plus tard, elle racontera les dix dernières années de Sartre dans La Cérémonie des adieux (1981), sa dernière œuvre. Françoise de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, figures auxquelles on pourrait adjoindre celle de Zaza, l’amie de jeunesse dont la mort à vingt ans a suscité – après bien des tentatives romanesques échouées – le premier volume des Mémoires, Mémoire d’une jeune fille rangée, récit d’une vocation à devenir écrivain qui s’achève par la description du corps mort de Zaza, et qu’on a pu considérer comme « le tombeau » de Zaza (Lecarme-Tabone, 2000, p. 122). C’est peu dire que la mort est centrale dans l’œuvre de Beauvoir qui entretient dès l’enfance une relation singulière avec elle, quand ce « néant » la jetait déjà dans des colères mémorables. La philosophe existentialiste essaiera bien sûr de la penser, concluant que « très exactement la mort n’est rien ; jamais on n’est mort : il n’y a plus personne pour supporter la mort » (Beauvoir, 1960, p. 569). La belle affaire… La mort peut-être pas, mais le mourir de l’autre, de l’être cher, peut être raconté et c’est ce que fait Beauvoir dans ces deux récits de deuil.
2Au cœur de ces textes, des corps souffrants : celui de Françoise de Beauvoir, atteinte d’un cancer, qui meurt en quelques semaines au prix d’une grande souffrance morale et physique et celui de Sartre, qui se dégrade peu à peu. Simone de Beauvoir en livre une description précise, avec une exactitude empruntée au journal qu’elle a tenu et qui a servi de matériau pour rédiger ces deux œuvres. Ces dernières ont été étudiées dans leur contenu et dans leur écriture de la maladie et du mourir1. C’est leur réception qui nous intéresse ici afin de comprendre et de cerner l’influence et l’effet que la description de ces corps en souffrance a eus sur leurs lecteurs.
3Beauvoir a reçu de nombreuses lettres, désormais déposées à la Bibliothèque Nationale de France2, voyant son souhait de « parler au lecteur de personne à personne » (Beauvoir, 1960, p. 12) largement exaucé3. Elles permettent d’étudier la réception de ces deux récits de deuil, particulièrement leur réception par les lecteurs ordinaires, et d’apprécier « l’agir de la littérature » (Myriam Watthee-Delmotte, 2019). Beauvoir, plus que tout autre, entendait agir à travers ses œuvres : agir sur les esprits, aider ses lecteurs, contribuer à une meilleure compréhension du monde au sens large (individus, idées, événements, Histoire). Pour ce faire, elle a eu recours à l’essai, au roman, aux mémoires. Si l’auteure du Deuxième sexe efface souvent l’écrivain, on ne peut les dissocier : ses analyses nourrissent ses romans comme ses mémoires et il en sera de même pour La Vieillesse (1970), essai considérable qui entretient des liens étroits avec La Force des choses (1963), La Femme rompue (1967), Une mort très douce et La Cérémonie des adieux. Cette écriture où le récit de soi est nourri de la réflexion philosophique est propice, au-delà de l’engagement avéré de l’auteure, à prendre une dimension « politique », ce terme s’entendant ici dans un sens large : on y lit un certain rapport à son temps, à l’Histoire, voire aux questions de société4. Même si ces deux récits ont un statut à part dans le cycle des mémoires de Beauvoir5, ils s’inscrivent dans une pratique mémorielle qui mêle étroitement histoire individuelle, témoignage sur son temps et Histoire6.
4Les lettres des lecteurs sont donc un matériau précieux pour saisir la résonance de cette description des corps qui se dégradent : elle se mesure à l’émotion ressentie et exprimée par les lecteurs, mais aussi et surtout par les réflexions que cette description suscite. Ces corps souffrants donnent à réfléchir et dépassent le cas singulier pour interroger le rapport au corps, à la maladie, à la mort et à une éventuelle transcendance.
5Nous sommes consciente des biais éventuels liés à l’étude conjointe de ces deux récits, séparés par près de vingt ans de distance7, l’un concernant une femme inconnue des lecteurs (si ce n’est à travers les Mémoires d’une jeune fille rangée) morte en quelques mois, l’autre une figure illustre d’intellectuel engagé, dont on suit le déclin sur près de dix ans. Beaucoup de lecteurs de La Cérémonie des adieux prennent la défense de Beauvoir attaquée par la presse, tant pour avoir livré un portrait jugé dégradant8 de Sartre que pour avoir tenté de rétablir la vérité dans l’affaire Benny Levy9. Enfin, le récit est suivi des Entretiens que les lecteurs commentent aussi, très sensibles à la mise en scène vivante de la pensée du philosophe, plus accessible que ses œuvres elles-mêmes. Pour autant, ces réceptions, au-delà de leurs différences, témoignent également de la dimension politique de l’œuvre, en ce sens qu’elle interroge, interpelle et suscite une réflexion nourrie de valeurs morales, éthiques, politiques.
6Pour étudier la réception de ces récits, nous nous sommes appuyée sur un corpus de lettres avec un empan temporel similaire. Une mort très douce paraît en octobre 1964 mais des extraits sont publiés dans Les Temps modernes dès le mois de juillet 1963. Nous avons donc étudié les lettres reçues entre juillet 1964 et mars 1965 (52 lettres environ10) et pour La Cérémonie des adieux, les lettres reçues entre novembre 1981 et avril 1982 (une cinquantaine de lettres11). Elles offrent une mine d’éléments de réflexion, mais nous nous concentrerons sur ceux qui permettront d’explorer comment « bien qu’éprouvée de manière intime dans le corps d’un sujet, la souffrance est aussi affaire de tous et de toutes12. »
7Si notre étude porte sur les lettres et non sur les œuvres, il est nécessaire cependant d’étudier comment ces deux œuvres programment leur réception. Le lecteur ne prend la plume à son tour que s’il s’est approprié le récit : en cela le genre autobiographique est déterminant et nous verrons en quoi le « dispositif textuel induit l’empathie13 » et repose sur un pacte de vérité, de sincérité et d’authenticité. Au cœur des lettres de lecteurs, l’évocation d’une expérience similaire : ils ont vu des corps souffrir, longuement. Enfin, là où Beauvoir questionne l’attitude des médecins, sa propre attitude – notamment faire venir ou non un prêtre auprès de Françoise de Beauvoir –, le lecteur se questionne aussi, critiquant parfois le comportement de Simone de Beauvoir et attestant, dans cette réflexion qui succède à l’émotion ressentie à la lecture, la dimension politique de la description de ces corps souffrants.
Le cahier des charges de l’autobiographie : « On a mal pour vous, pour Sartre »
8Le pacte autobiographique engage l’auteur dans une démarche sincère, reçue comme telle par le lecteur qui répond, lorsqu’il écrit, au « je » qui s’est, d’une certaine manière, adressé à lui. L’empathie est enclenchée par cette situation d’énonciation et le lecteur se montre alors sensible à la souffrance. Enfin et surtout, il commente la « forme » et le style de l’auteur en des termes moraux, révélant combien la manière de raconter participe de l’effet du texte.
9Philippe Lejeune a donné une définition de l’autobiographie :
[…] récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » ([1975] 1996, p. 14).
10La condition du dispositif autobiographique est l’identité entre narrateur/auteur/personnage : un « je » se raconte et ce « je » renvoie au nom de l’auteur sur la couverture de l’ouvrage. Les deux récits étudiés entrent dans ce dispositif. Et ceci d’autant mieux que Simone de Beauvoir a déjà écrit plusieurs volumes autobiographiques et que le « je » qui s’exprime est celui d’une auteure connue et reconnue et l’on pourrait même dire « célèbre » tant le couple qu’elle forme avec Sartre a gagné une renommée dès l’après-guerre ; elle a elle-même conquis sa propre célébrité avec Le Deuxième Sexe en 1949 et le prix Goncourt pour Les Mandarins en 1954. Ainsi, les lecteurs répondent à ce « je », pronom de la première personne, qui a la force de convoquer un « vous », mais ils s’adressent aussi à une personne connue.
11L’utilisation de la première personne facilite l’empathie, voire la compassion. Le lecteur est sensible à la souffrance de Beauvoir. Une lectrice de la Cérémonie des adieux écrit :
On sent cette grande douleur de voir quelqu’un qu’on aime, au cours des ans se défaire. On est devant et “on n’y peut rien” impuissant – on a mal pour vous, pour Sartre.
12Une autre explique qu’elle avait beaucoup de chagrin en lisant :
[…] parce que c’est révoltant de vieillir et de mourir surtout pour les gens que l’on aime ou qui sont importants dans notre vie, j’avais du chagrin pour vous.
13Les lecteurs expriment leur empathie, voire leur sympathie : « J’ai profondément souffert avec vous et pour vous », écrit l’une ; une autre parle du « véritable cauchemar » qu’a dû vivre Beauvoir. Mieux, le lecteur ne perd pas de vue l’acte d’écriture, ce qui redouble sa compassion car il imagine qu’écrire a ravivé cette souffrance. Un lecteur d’Une mort très douce salue « ce courageux petit livre ». C’est encore plus présent chez les lecteurs de La Cérémonie des adieux : « je mesure le courage qu’il vous a fallu pour écrire », « c’est poignant, affreusement triste, courageux ».
14Enfin, le pacte autobiographique, conclu entre l’auteur et le lecteur implique d’une part, comme nous l’avons vu, « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » et, d’autre part, « l’engagement de l’auteur à dire “la vérité, toute la vérité, rien que la vérité” (ce qui ne présume pas, bien sûr de l’assurance d’y parvenir) » (Montémont, 2017, p. 78). Cette identité s’accompagne donc d’un engagement, si ce n’est de vérité, tout au moins de sincérité et d’authenticité14. Les lecteurs sont très sensibles à la sincérité de Beauvoir– « Je crois fermement à votre sincérité », écrit une lectrice – et observent souvent les gages de cette sincérité : un style simple, direct, à l’image de sa lucidité et de sa volonté de démystification. Ces lecteurs ordinaires pressentent donc que l’effet du texte a quelque chose à voir avec la manière d’écrire15. Ainsi une lectrice écrit à propos d’Une mort très douce : « Ce récit si pur, si noble, si nu, si vrai, à tel point libre de toute convention, de toute complaisance, m’a secouée. » Une autre explique : « Vous êtes si humaine, si vraie, Madame, si lucide que je n’ai pas su me priver de la consolation de vous écrire. » Les adjectifs utilisés peuvent aussi bien s’appliquer à la forme qu’à l’auteure. Le style peut être commenté précisément, et là encore il l’est avec des termes qui qualifient aussi la dimension morale du récit et les intentions de l’auteure : « J’aime votre style tout simple – direct – juste16 ». Un ingénieur chimiste, très ému par sa lecture d’Une mort très douce, écrit : « Vous avez su, dans le beau style qui vous est propre, reconstruire l’atmosphère matérielle et morale de ces douloureux événements ». « Le beau style » est au service de l’exactitude. Les lecteurs de La Cérémonie des adieux retrouvent cette sincérité beauvoirienne : « Permettez-moi de vous remercier, Madame, pour La Cérémonie des adieux, pour toute la douceur, toute la tendresse qu’elle enferme, pour la minutie et la probité gentille des détails, pour tout ce qui nous rend proches les dernières années de Jean-Paul Sartre », lui écrit « un homme de 75 ans accompagnant à la tombe un condisciple des années 25-29 ». « La franchise et la clarté avec laquelle vous décrivez les événements gardent M. Sartre en vie. », analyse une lectrice, associant l’intention de Beauvoir (la sincérité, la lucidité) à sa manière d’écrire.
15L’énonciation propre à l’autobiographie favorise la sympathie dans son sens littéral : le lecteur se met à la place de l’auteur et se trouve très ému. Il cherche ce qui a produit cet effet sur lui, confusément conscient que le style a son rôle. De même, le genre autobiographique favorise le retour sur soi du lecteur, sur sa propre expérience. Comment réagit-il à la description de ces deux corps « souffrants » ?
La souffrance des corps : « votre livre fait revivre ces moments terribles »
16Les lecteurs, après avoir décrit leur émotion et leur gratitude, vont à leur tour raconter des expériences similaires. On perçoit alors combien le récit dépasse une expérience singulière : en suscitant la description d’autres agonies, il acquiert une dimension universelle, les lettres gardant cependant « la marque de l’univers littéraire dont elles émanent » (Lyon-Caen, 2005, p. 109), les lecteurs lui empruntant ses mots, ses expressions voire son schéma narratif. Ils insistent sur la durée et la souffrance physique. Ils sont également sensibles à la description des corps, qui est largement commentée. Là où certains apprécient ce réalisme, d’autres reprochent une forme d’impudeur.
17Il faut ici revenir aux conditions du mourir au début des années 1960. La souffrance physique et morale est très présente et la mort est devenue une forme de « tabou », depuis que l’on meurt de plus en plus à l’hôpital et non plus à la maison : « Les conséquences de cette véritable révolution sur les attitudes collectives plus encore que sur les rituels, sont incalculables » (Vovelle, [1983] 2000, p. 704). Beauvoir, en écrivant Une mort très douce, dit ce que l’on ne voulait pas entendre. Et cela commence par la dégradation physique.
18Ainsi, les lecteurs d’Une mort très douce sont très nombreux à raconter la mort de leur propre mère ou d’un proche, en insistant sur la douloureuse agonie et en mettant la peinture du corps souffrant au centre de leur lettre, comme Beauvoir l’a elle-même fait dans son récit. Une lectrice écrit :
Votre livre Une mort très douce m’a bouleversée. D’autant plus que ma belle-mère vient de mourir, que mon père, mon beau-père, deux tantes sont mortes d’un cancer dans de grandes souffrances, pour ne parler que des proches…
19Un lecteur fait de même :
J’ai failli dire pour commencer que vous m’avez fait pleurer sur la mort de votre mère et ressasser à ce propos la mort des miens. […] l’agonie de mon père, avec à la bouche une horrible bave qui l’empêchait de me parler, et sa main dans la mienne jusqu’au bout.
20La récurrence de certains termes – « agonie », « terrible », « atroce », « épouvantable » – peut être due au fait que les lecteurs reprennent les termes de Beauvoir, mais elle correspond aussi à la réalité du mourir en 196317. Cette récurrence fait écho au sens qu’elle a voulu donner à la mort de sa mère, car contrairement à ce que dit une infirmière18, cette mort n’a pas été très douce aux yeux de ses filles et les mots des lecteurs pour décrire la souffrance physique sont à leur tour très forts : « Et puis, le cancer. […] Un bain d’horreur, une sorte de communion dans l’horreur » ; la désagrégation du corps est soulignée : « […] son corps s’en va par morceaux » écrit une lectrice à propos de son père.
21Un lecteur décrit avec une précision calquée sur celle de Beauvoir les étapes de l’agonie, insistant sur certains termes :
Votre livre me bouleverse. Il fait revivre pour moi une terrible période. Maman est morte d’un cancer, en 1960. Elle était entrée en clinique à Grasse le 7 octobre, jour de mon anniversaire (comme si l’événement avait voulu prouver ma culpabilité, m’accuser, me punir). On devait l’opérer (vésicule biliaire). Cette épreuve n’était que le début d’une agonie de deux mois : quelques semaines après la 1ère intervention, il fallait « rouvrir ». Ce que les chirurgiens ont trouvé les a incités à « refourrer le tout à l’intérieur » (ce sont leurs mots) comme on fait en Espagne pour un cheval de corrida, et à recoudre. La cicatrice, cette fois, allait du nombril au pubis. Maman est morte le 7 décembre au soir, morte de faim et de soif, avec un cœur qui refusait de cesser de battre. Les médecins ont dit : « La première intervention a provoqué une flambée du cancer ». Il y a eu des moments, des détails atroces. […] Oui votre livre fait revivre ces moments terribles.
22Beaucoup de lecteurs insistent sur la durée : « Mon père est mort d’un cancer aussi et moi, j’ai vu l’anéantissement de son corps en un an de près ».
23Les lecteurs sont sensibles également à la manière dont Beauvoir décrit le corps, dans sa nudité, sa douleur et sa matérialité19. Une scène, obligée dans les récits de deuil, est la description du corps nu, et notamment du corps du parent, tabou par excellence. Beauvoir a décrit la vue du sexe de sa mère, qui l’a bouleversée. Une lectrice évoque le corps de sa mère : « Le fait de l’avoir vue nue – une femme comme nous toutes – m’a montré peut-être que je ne pouvais lui garder rancune de ne pas être restée cette déesse souhaitée puisqu’elle n’avait jamais été qu’une femme », lui écrit une lectrice. Une autre reprend les mots de Beauvoir : « Du “pubis chauve” à la (fierté ?) heureusement oubliée, le texte vibre ».
24Les lecteurs de La Cérémonie des adieux insistent sur la description de la désagrégation du corps de Sartre, en partie en réaction aux articles de presse qui l’ont reprochée à Beauvoir. Beaucoup prennent sa défense en jugeant la description qu’elle en a faite justifiée :
Il fallait que l’on sache ce que furent ces dernières années. Votre témoignage était le seul possible – aussi pénible que ce soit pour ceux qui ont aimé et admiré Sartre.
25Certains y voient une forme de beauté : « J’ai trouvé ce livre beau […] Ici, aucune fausse pudeur ne vient édulcorer le lent déclin de Sartre. » Un lecteur commente ce choix avec une crudité qui fait écho à la franchise du texte :
Vous êtes profondément quelqu’un de Bien. On le sent à travers votre sensibilité et la longue agonie de l’espoir qui a été le vôtre et si j’ose dire la longue marche de Sartre vers sa finitude. On sent les peurs, les espérances, la dignité, la grandeur. Il n’y a pas de mesquinerie, pas de réduction – même si on pisse et si on chie.
26Ce dernier exemple montre comment la force et la grandeur du texte tiennent justement, aux yeux de certains lecteurs, à cette peinture du « cruel déclin » de Sartre.
27Mais nombre de lecteurs (moins nombreux dans le corpus étudié) critiquent cette description du corps. Une lectrice écrit à propos du corps de Françoise de Beauvoir : « La description de son anatomie devant le public par sa fille est une honte. » Une autre écrit : « Une amie m’a dit : “vous verrez, c’est indécent… un tel étalage, une telle lumière sur ce qui devrait être caché…” » Les critiques sont plus fortes dans les lettres à propos de La Cérémonie des adieux, parce qu’il s’agit, comme on l’a vu, du « grand homme » mais aussi parce que la presse s’en est fait l’écho20. Des lecteurs peuvent exprimer, sans virulence, un certain malaise « à l’évocation des maux physiques de Sartre » :
Il est toujours pénible, parfois insupportable d’apprendre, de suivre dans les moindres détails la lente et impitoyable destruction physique d’un homme. Alors quand il s’agit de Sartre !!
28Certains lecteurs cherchent à comprendre et analyser le choix de Beauvoir. Cette bachelière de 18 ans interroge :
[…] pourquoi avoir montré cette image (réelle) de Sartre ? Est-ce par souci de réalité et de vérité, pour démystifier la vieillesse ou pour vous prouver à vous-même quelque chose ?
29D’autres procèdent à une critique sévère :
vous faites allusion à des faiblesses organiques de la part de Sartre que l’élémentaire discrétion et à plus forte raison toute l’intimité qui caractérisait votre liaison auraient gagné à taire. Était-ce bien utile de parler à ce point de la décrépitude d’un corps qui se dégrade ? S’il lisait certains passages, croiriez-vous bien qu’il serait d’accord avec vous de donner ainsi en pâture à des milliers de lecteurs les conséquences d’un corps qui s’abîme, que seules la vieillesse et la maladie excusent, croyez-moi c’est parfaitement superflu, voire indécent. C’est manquer tout simplement d’esthétique en tant qu’écrivain, et d’estime pour l’amitié.
30Ainsi, là où certains lecteurs louent sa franchise, sa lucidité, d’autres les lui reprochent.
31À la lecture des lettres, on comprend la force du récit beauvoirien, au sens où il donne à voir la souffrance physique et morale vécue par le malade et ouvre la possibilité pour les lecteurs de la dire à leur tour et d’exprimer leur indignation et leur révolte. Cette lectrice synthétise le passage d’une expérience singulière à une expérience partagée, condition du « politique » :
Madame, j’ai lu Une mort très douce qui me poursuit et me fait une fois de plus mesurer le pouvoir d’un livre. La maladie et la mort de votre maman me sont devenues une affaire personnelle, celle aussi de plusieurs amis. Votre expérience s’intègre à la nôtre.
32Plusieurs lecteurs soulignent cette capacité de l’écriture beauvoirienne à faire réfléchir et à faire communauté : « vos réflexions honnêtes et franches s’appliquent à tant d’entre nous » écrit une lectrice d’Une mort très douce. Une lectrice de La Cérémonie des adieux lui écrit :
[Votre livre] m’a touchée et je le trouve important. Cette manière concrète que vous avez de vivre votre philosophie, en réagissant toujours face à l’absurde, mais que vos livres sont toujours tonifiants, encourageants – même si la Cérémonie des adieux m’a d’abord déprimée.
33Les conditions sont remplies pour que ces deux récits aient une dimension politique.
Une réflexion morale et politique : « C’est une insulte à la dignité humaine »
34À partir des années 1960, on meurt de plus en plus à l’hôpital. Une mort très douce est emblématique de cette évolution et on peut mesurer combien son récit parle aux lecteurs confrontés à ce changement structurel qui implique le rôle crucial de ceux que nous appelons aujourd’hui « les soignants ». Nul doute que le récit de Beauvoir, comme quelques années plus tard son essai La Vieillesse, ait contribué à faire avancer la réflexion sur le vieillissement et les conditions du mourir. Beauvoir, dans ces récits, se questionne et incite les lecteurs à se questionner à leur tour : à propos de la vérité à dire ou non au malade, de la relation malade/médecin et, concernant Françoise de Beauvoir, de la question de la foi en Dieu. De façon attendue, des lecteurs médecins, des catholiques lui écrivent et même s’ils ne partagent pas ses convictions, lui témoignent une estime constante.
35Beauvoir décrit de façon poignante la solitude irréductible de Françoise de Beauvoir, emprisonnée dans sa souffrance physique et morale, radicalement coupée des autres. Elle exprime sa culpabilité d’avoir menti à sa mère sur son état. Une médecin hollandaise dans « un petit hôpital du sud-ouest des Pays-Bas », diplômée en 1961, lit Une mort très douce en 1982 et lui écrit :
Je suis spécialiste de maladies internes et par conséquent c’est mon devoir quotidien de vivre dans les problèmes de votre livre. Je me souviens très bien que dans les années 60, c’était l’usage de cacher la vérité aussi longtemps que possible pour le patient et peut-être aussi pour sa famille. […] Heureusement – à mon avis – les temps ont changé au moins en Hollande. Je ne sais pas comment en France. J’ai appris que c’est un avantage de parler avec tous les patients dans une situation de vérité […] une vérité humaine et miséricordieuse.
36Beaucoup de lecteurs louent le réalisme de sa description du personnel médical, souvent critique : « Les docteurs sont inhumains, vous avez eu raison d’écrire cela, ils nous prennent pour des cobayes. Je pense que vous ouvrirez les yeux des pauvres idiots qui placent toute leur confiance en eux », lui écrit une lectrice. Ils insistent sur le manque d’humanité :
Il est important à mon sens qu’une femme comme vous dénonce enfin courageusement les méfaits d’une médecine déshumanisée, désincarnée, ivre de technique et pervertie par elle, qui ne respecte plus la mort, le tendre mystère de la mort.
37Et pour cause, le médecin, comme le décrit Vovelle est passé en première ligne et se trouve dans une position « ambiguë », « à la fois technicien des nouveaux combats contre la mort, affronté aux problèmes de la réanimation, de la définition du décès, des victoires ponctuelles ou spectaculaires, à ce titre maître du jeu ; mais aussi en position d’accusé, contraint de reformuler sa déontologie et plus longuement sa lecture sans dissimuler les difficultés de sa position » (Vovelle, [1983] 2000, p. 743). Le courrier adressé à Beauvoir par des médecins en est la parfaite illustration.
38Plusieurs d’entre eux expriment leur gratitude, s’en expliquent et surtout la sollicitent. Ainsi un médecin lui écrit :
Je ne désire vous entretenir que de ce qui, pour vous, ne fut lors de la mort de votre mère qu’un aspect d’une situation mais qui, pour un médecin, est fondamental : le comportement du médecin vis-à-vis du malade et de ceux qui l’entourent. […] J’aimerais profondément connaître quelle eût dû être selon vous la conduite des docteurs P. et N. vis-à-vis de votre mère. […] Qu’il me suffise de vous dire que si par hasard vous vouliez bavarder avec moi de ces problèmes, je serais à votre entière disposition ; voire même, si vous en éprouviez le désir, que je serais prêt à vous faire rencontrer trois ou quatre amis médecins – je ne dis pas confrères – dont un ou deux psychiatres très préoccupés par cet aspect fondamental de notre profession et que nous appelons « la relation médecin-malade ».
39Une demande similaire émane d’un autre médecin :
Madame, je travaille actuellement avec un groupe de médecins sur le problème de la maladie létale, ses répercussions psychologiques sur la famille du malade et sur l’équipe soignante (médecins et infirmières). C’est dire combien votre livre nous a intéressés. Vous serait-il possible de me consacrer un moment afin de discuter de vive voix certains points de votre témoignage ?
40Un lecteur, après avoir précisé qu’il s’adresse à elle en qualité de médecin mais aussi d’homme et après lui avoir fait part de son admiration et des émotions ressenties, poursuit :
[C]ependant, depuis un temps, je me suis occupé du problème de l’être humain mourant. J’ai repris ce problème, là où une très grande partie du clergé, au moins du clergé non-catholique, ainsi que les médecins en général ont abandonné leur devoir. Car pour faire face à ce devoir, il faut avoir envisagé qu’on va mourir soi-même. Or, depuis le déclin de la religiosité qui l’y forçait, l’homme occidental a pu se permettre d’éviter de réfléchir là-dessus. En tant que psychanalyste et médecin, j’estime qu’il est de notre devoir de venir à l’assistance de l’homme qui se trouve devant la dure épreuve finale d’arriver à un arrangement en soi-même qui lui permette d’envisager non la mort elle-même – ce n’est pas difficile – mais le fait de mourir, d’abandonner la vie sans souffrances psychologiques intolérables. […] car en réalité, au milieu des plus admirables soins médicaux, on laisse les hommes mourir comme des bêtes.
41Écho d’une phrase prononcée par Françoise de Beauvoir : « “Il ne faut pas me laisser livrer aux bêtes !” » (Beauvoir, 1963, p. 114). Ainsi, le récit donne aussi à réfléchir à la fin de vie. Un lecteur, directeur honoraire de la marine belge, écrit :
L’agonie de sept semaines qu’on a infligée à ma chère épouse m’a laissé complètement révolté. C’est une insulte à la dignité humaine. En refusant de secourir les soldats d’une armée ennemie, Hippocrate avait au moins une excuse. Nobel était bien inspiré lorsque, au déclin de sa vie, il a offert de créer et de maintenir à ses frais des instituts dirigés par des sommités médicales qui aideraient ceux qui le désirent, à quitter la vie de façon décente. Si au lieu de faire cette offre à l’Italie, il l’eut fait à son pays d’origine, elle eut peut-être été respectée. L’idée aurait peut-être fait son chemin comme celle de l’incinération qui vient d’être admise par l’église catholique. Des ouvrages comme votre courageux petit livre, imprégné d’une sensibilité touchante, contribuent à répandre cette idée.
42De même, à la lecture de La Cérémonie des adieux, « l’association pour le droit de mourir dans la dignité » la sollicite.
43Un des médecins cités ci-dessus évoquait le fait que la religion déclinait et qu’il fallait suppléer au rôle qu’elle jouait auprès du mourant. Les récits de Beauvoir suscitent cette réflexion et de ce point de vue, Une mort très douce rend un son nouveau, comme l’écrit le philosophe Alain Badiou dans une lettre adressée à Simone de Beauvoir en 1965, où il reconnaît dans ce récit
un des premiers textes matérialistes sur la mort. Plus aucune excroissance spirituelle, mystérieuse et méditative. Mais la mort en tant que processus structuré par la totalité sociale, saturé de technique. (cité dans Lecarme-Tabone et Jeannelle, 2012, p. 387)
44Beauvoir écrit dans les dernières lignes de La Cérémonie des adieux : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas » (Beauvoir, 1981, p. 176). L’espérance ne sera d’aucun secours pour surmonter l’épreuve de la perte. La mort n’est rien, et il n’y a rien après. La question est moins tranchée dans Une mort très douce où il sera question de Dieu. En effet, Françoise de Beauvoir était très croyante. Or, au moment de mourir, elle refuse de recevoir un prêtre. Simone et sa sœur n’insisteront pas, la première trop heureuse de voir sa mère se défaire des principes qui l’avaient opprimée toute sa vie. Les lecteurs réagissent, approuvent ou désapprouvent, ou se questionnent sur la bonne attitude ou plus largement sur la foi comme moyen d’affronter la mort. Ainsi, un lecteur écrit :
Vous attaquez courageusement la question des « derniers sacrements ». Vous n’avez pas peur des réactions et même n’êtes-vous pas tentée de les provoquer ? Ce serait tout naturel, et utile dans la mesure où cela pourrait mettre au jour la complexité des croyances qui entourent la mort. On ne peut me semble-t-il en tirer aucune conclusion sur le genre ou le degré de foi ou mieux : de croyance limitée de foi qu’avait votre mère, ni sur son évolution apparemment régressive. Dans un autre contexte, elle eut donné d’autres signes. Mais elle aurait été la même et sa mort aurait été la même, comme vous dites : vitalité adoucie de morphine.
45Une lectrice s’interroge :
Je ne sais pas si j’aurais agi comme vous – tenant compte de la psychologie du malade devant la mort (ou la vie) plutôt que de ses désirs (sacrements etc.) antérieurs.
46Un lecteur parle du « cas de conscience religieux », qui s’est posé à Simone de Beauvoir. Une autre désapprouve :
Elle n’a pas demandé de prêtre : les tranquillisants, les calmants qu’elle a dû prendre y sont peut-être pour quelque chose : elle n’avait peut-être plus sa vraie personnalité. […] Si j’avais été sa fille (mais en aucune façon, bien entendu, je ne me puis me mettre à la place d’une de ses filles), il me semble que j’aurais laissé entrer ce prêtre (ou un de ceux qu’elle pouvait connaître) après l’avoir ouverte de son état et de sa peur de la mort.
47Une lectrice la remercie de poser la question de la foi :
La mort de ma mère a été toute différente de celle de votre mère en ce sens que sa vie était faite d’une véritable confiance en Dieu et si le mystère de sa mort est resté tout entier comme il le reste pour chacun de nous tous, le témoignage que nous a donné un prêtre devant son lit, où nous étions réunis mes frères et sœurs un moment avant sa mort, authentifiait de telle façon la dimension spirituelle qu’elle avait donné à toute attente de nos vies puis à leur épanouissement, qu’il devient difficile de remettre certaines choses en question. Et pourtant je vous remercie de cette interrogation que vous formulez, cela me semble très précieux pour chacun de nous tous.
48Et le doute s’insinue de façon très émouvante : « Vous pensez ne pas avoir la foi, moi je croyais l’avoir … et nous sommes au même point. »
49Les questions suscitées par la lecture de ces deux récits, et surtout d’Une mort très douce, montrent combien ils sont politiques : les lecteurs réfléchissent aux conditions du mourir, à l’attitude de chacun (malade, médecin, famille) et c’est la manière dont Beauvoir a décrit ces fins de vie qui les y conduit.
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50Le corps souffrant devient politique parce que le récit autobiographique favorise l’empathie et la compassion. Les lecteurs sont émus par le texte et reviennent sur leur propre expérience, attestant de la force de réalisme du récit. Mais ils suivent aussi Beauvoir dans les questions que soulèvent la forme et le contenu de ses récits : comment peut-on dire la souffrance et la mort ? Comment peut-on la penser dans la société ? Écrivant à l’auteure, ils révèlent la constitution d’une communauté humaine. Beauvoir avait déjà largement perçu combien la peinture qu’elle avait faite de la vieillesse à la fin de La Force des choses avait choqué21, elle maintient son regard lucide et démystificateur dans Une mort très douce, proposera une réflexion théorique avec la Vieillesse ; La Cérémonie des adieux consacrera enfin ce regard intransigeant et précis sur la décrépitude.
51Les lecteurs, dans leur grande majorité, lui en sont reconnaissants et leurs lettres témoignent de l’effet de la littérature avec une perspicacité étonnante, car ils sont sensibles à la forme, prouvant bien que le « comment dire » est central pour faire réfléchir. La littérature est à même de rompre cette solitude qui nous isole et c’est bien ainsi que Beauvoir caractérise les lettres qu’elle a reçues après la publication d’Une mort très douce :
A part quelques détracteurs systématiques, la presse m’a été très favorable. Et j’ai reçu une grande quantité de lettres chaleureuses. Mes correspondants me disaient que, malgré sa tristesse, mon livre les avait aidés à supporter, au présent ou à travers leurs souvenirs, l’agonie d’un être cher. C’est à cause de ces témoignages que j’y attache du prix. Toute douleur déchire ; mais ce qui la rend intolérable, c’est que celui qui la subit se sent séparé du reste du monde ; partagée, elle cesse au moins d’être un exil. Ce n’est pas par délectation morose, par exhibitionnisme, par provocation que souvent les écrivains relatent des expériences affreuses ou désolantes : par le truchement des mots, ils les universalisent et ils permettent aux lecteurs de connaître, au fond de leurs malheurs individuels, les consolations de la fraternité. C’est à mon avis une des tâches essentielles de la littérature et ce qui la rend irremplaçable : surmonter cette solitude qui nous est commune à tous et qui cependant nous rend étrangers les uns aux autres (Beauvoir, 1972, p. 169).
52Ce que dit un lecteur avec ses mots : « une espèce rare de littérature qui n’est pas trop littéraire mais qui apprend à vivre. »