Ce fut le réflexe de défense d’une littérature qui, se sentant menacée parce que ses techniques et ses mythes n’allaient pas lui permettre de faire face à la situation historique, se greffa des méthodes étrangères pour pouvoir remplir sa fonction dans des conjectures nouvelles. […] Nous avons entrepris de faire une littérature des situations extrêmes. »
Jean-Paul Sartre
L’Angoisse, ce minuit […]
Mallarmé
1Nous n’entrons pas seulement dans une « époque de terreur1 » : nous entrons dans une époque de terreur et de pitié. Le climat nous épouvante, le sort du vivant nous afflige — Nous sommes malades d’écophobie et malades d’écopathie. Ce nouveau sentiment tragique trahit le retour d’un contexte excédant notre maîtrise. Nos modes de pensée s’en ressentent : sciences humaines et humanités ont entrepris d’acclimater leur épistémologie au grand souci écologique. Nos modes de pensées et nos manières de vivre. L’anthropocène n’a rien à voir avec une ère géologique ; c’est la métaphore obsédante d’une angoisse (Angst) documentée qui ne laisse pas l’esprit dormir. Il y a celles et ceux qui y sont déjà entrés ; il y a celles et ceux qui s’y noient entièrement, en perdent le repos, y perdent la mesure ; et il y a celles et ceux qui vivent encore comme avant, curieusement échappés à sa cloche d’insomnie. Dans « Situation de l’écrivain en 1947 », Sartre exhorte la littérature à sortir de sa réserve pour s’enrôler dans la praxis et en veut pour preuve la torture : dans les geôles souterraines de la capitale occupée, c’est la condition humaine — et le destin de l’humanisme — qui se joue dans le face à face du bourreau et de sa victime. Pour Sartre, c’est l’irruption de l’absolu dans le relatif : l’essence de l’homme remise en jeu dans un moment historique2. L’anthropocène, si l’on veut, est à la fois moins et plus que la violente effraction de l’absolu dans l’historique ; c’est l’instillation lancinante du géologique dans le quotidien, le souci de la biosphère accusant et contaminant nos habitudes les plus naïves. Nous sommes coupables et complices dans nos façons d’acheter, dans nos façons de manger, de consommer, de travailler, de nous déplacer, de prendre nos loisirs, etc. Non plus la « condition humaine » mais la condition terrestre dépend des moindres de nos pratiques. Si nous mangeons de la viande, nous détruisons l’Amazonie ; si nous achetons sous plastique, nous tuons la faune marine ; si nous roulons à l’essence, si nous avons un portable, si nous prenons l’avion, si nous portons du cuir, etc. « We are the weather », dit une couverture de Jonathan Safran Foer, sous-titre français : « L’avenir de la planète commence dans notre assiette3 ». Qu’une tragédie planétaire contamine nos gestes les plus anodins, c’est « le tragique du quotidien » à un degré qu’Auerbach n’aurait pu imaginer.
Malaise dans la Situation : engagement et formalisme
2D’où retour à Adorno et à la question terrible qu’il pose à la littérature :
Je n’ai pas l’intention de minimiser la phrase selon laquelle il serait barbare de vouloir encore écrire de la poésie après Auschwitz ; elle exprime en négatif l’impulsion qui anime la littérature engagée. […] il faut en effet que la littérature puisse affronter ce verdict, et donc faire comme si le simple fait de venir après Auschwitz ne la condamnait pas au cynisme. […] L’excès de souffrance réelle ne supporte pas l’oubli ; il faut transposer dans le domaine profane la parole théologique de Pascal : On ne doit plus dormir4.
3Le verdict que doivent affronter la littérature et les études littéraires contemporaines est au moins aussi sévère : elles ne viennent pas après la destruction des écosystèmes terrestres et l’extinction des espèces sauvages ; elles viennent en même temps… « Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle », écrit Lamartine dans À Némésis. Nous lisons, nous écrivons et la terre est à la torture. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là5. » On peut mettre qui on voudra à la place de Jésus ; la planète tout entière ressemble à la nuit de Gethsémani : à l’instant même où j’écris, à l’instant où vous me lisez, des milliers d’oiseaux marins, de poissons, de crustacés agonisent garrottés dans un débris de plastique. La banalité de ce mal est l’étoffe dont sont faits nos jours. Comment s’abstraire sans cynisme de ce géocide en simultané ?
4La mauvaise réponse à cette question prend la forme d’une schize — un clivage trop bien connu. C’est d’un côté l’art pour l’art, le culte de la forme pure, irresponsable, oublieux ; et de l’autre l’art engagé, la littérature au service de la cause qu’on lui assigne. L’image sartrienne de la torture avoue le fond du problème : dans la pince infernale de ce dispositif, s’engager c’est se sacrifier — se sacrifier comme auteur, sacrifier la beauté, sacrifier l’œuvre pure, immoler l’art bourgeois des lettres à la lutte prolétarienne, jeter en pâture les « Ariels de la consommation6 » aux Calibans de l’activisme, abjurer la culture humaine pour adorer le vivant fétichisé comme « nature ». L’écopoétique, hélas ! hérite de l’erreur de cette alternative et, assez ironiquement, perpétue une disjonction que sa nouvelle herméneutique avait pour tâche de réduire. Et voilà que nous avons d’un côté un « axe poétologique », qui résiste à la réduction des œuvres littéraires à leur utilité, et de l’autre un « axe politique », qui regrette ces fétiches confortablement reclus dans le chômage des formes pures7. Et voilà que ces deux axes se durcissent et se réifient en hypostases nationales : « écopoétique » à la française contre « ecocriticsm » venu d’outre-atlantique. L’écocritique se donnait pour objet les rapports entre la littérature et l’environnement, c’est-à-dire — traduit en termes congruents — la relation constituante du texte et de ses contextes. Ce n’était pas vraiment la peine de créer une discipline censée changer une disjonction en un conflit productif, si c’était pour la dédoubler en deux moitiés de discipline dont l’une s’occupe avant tout de la textualité des textes — leur poétique — et l’autre s’occupe avant tout de leur contextualisation — leur kérygme8.
5Penser ensemble l’« axe politique » et l’ « axe poétologique » — régime de la prescription et régime de la description — est une des tâches actuelles des études écopoétiques. L’un court le risque d’oublier que tout œuvre est un système (le texte), l’autre le risque d’oublier que tout système opère dans un environnement (le contexte). Soucieuse de composer entre clôture tautologique et ouverture écologique, l’écopoétique s’inscrit dans le cadre plus général d’une écologie littéraire qui prendrait pour objet les interactions entre théorie littéraire, production des textes et souci du terrestre. Pour jeter les bases de cette écologie littéraire, il faut avant tout réinterroger — afin d’en éteindre la fascination — le complexe du sacrifice que l’écrivain devrait faire pour être un auteur engagé (et l’on peut peut-être préciser : l’écrivain et le chercheur, lequel devrait renoncer à son sérieux scientifique, à l’hyper-spécialisation de son lexique critique pour frayer la voie hasardeuse d’une recherche activiste). Rappelons qu’en-deçà de Sartre, dans les années 1930, c’était déjà l’idée de Gide : « Depuis ce qu’on a appelé ma conversion [au communisme], j’ai fait le sacrifice du romancier9 » ; « Évidemment il y a un conflit, un grand conflit qui aboutit à un grand sacrifice10. » D’où cinq années de parenthèse dans la production gidienne et cette émouvante justification d’un écrivain désœuvré, mal sevré de ses habitudes : « Il est bon aussi qu’il y ait quelquefois des silences11 ». Il serait sans doute aussi bon qu’une autre conception de la littérature n’oblige pas à penser en termes de sacrifice dès qu’il s’agit de la penser relativement au monde et d’en situer les productions dans un contexte historique. Il suffit de questions naïves pour comprendre que la question de la littérature engagée — c’est-à-dire du texte contextualisé, objet de l’écocritique — est au nombre de ces questions mal posées dont John Dewey soutient qu’elles ne sauraient être résolues « dans les termes de l’alternative sur laquelle elles reposent12 ». Comme l’écrit Ursula K. Le Guin : « S’opposer à une chose, c’est la maintenir. Les gens d’ici disent que toutes les routes mènent à Mishnory. Alors si tu tournes le dos à Mishnory et t’en éloignes, tu es toujours sur la route de Mishnory13. » Sur cette opposition captive de la disjonction qui la constitue, il faut relire Adorno renvoyant dos à dos les œuvres dites « pures » et les œuvres engagées14.
La performance littéraire : écopoétique des formes agentives
6Va donc pour les questions naïves. Le Prométhée d’Eschyle est-il une œuvre pure ou une œuvre engagée ? Et la fresque des chevaux de la grotte de Pech-Merle, art pur ou art engagé ? On me dira que je triche, que je choisis à dessein des exemples archaïques où le régime du culte et le régime de la culture — langage du rite et langage de l’art — sont encore mal départis. Je choisis ces œuvres à dessein et il n’y a là aucune tricherie, puisque dans ce lien profond entre le culte et la culture se trouve le seuil d’indifférence susceptible de renouer notre fausse alternative. Les œuvres cultivent le monde — de colo (colui, cultum) qui signifie : résider, habiter, prendre soin. Elles sont des manières d’habiter un lieu, c’est-à-dire de le coproduire comme espace symbolique. Elles n’ont pas pour vocation de produire des mondes factices, contrefactuels et purifiés de toute référence au réel, hors de toute contingence et de toutes conditions de vie. Adorno ne s’y trompe pas quand il reproche à Jean-Paul Sartre la position sacrificielle (que Sartre partagerait avec son pire ennemi15) à laquelle le condamne son refus de reconnaître une autre espèce de formes que la caste consanguine et raréfiée des « formes pures » qu’il hérite de ses adversaires Mallarmé et Valéry. Dans la vision d’Adorno, l’intention bonne est impuissante et le sacrifice inutile : les écrivains qu’a dupés le leurre de la praxis n’agissent pas plus qu’ils n’écrivent, parce qu’en haine du formalisme ils refusent de s’intéresser au problème de la forme et que, dans les œuvres littéraires, malheureusement pour eux, c’est la forme qui agit. Adorno écrit à propos de Kafka et de Beckett :
L’intransigeance absolue de leurs œuvres, c’est-à-dire justement ces moments qu’on a condamnés pour formalisme, leur confère la force effrayante que n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes16 […]. Ils produisent un effet à côté duquel les œuvres officiellement engagées ont l’air de jeux d’enfants ; ils font naître l’angoisse dont l’existentialisme ne fait que parler17.
7La force des œuvres littéraires viendrait donc de l’intransigeance de leur logique formelle. Les lettrés de la Renaissance appelaient imago agens ces figures ou tropes magnétiques dans lesquels était déposé le principe actif du poème. On pourrait à la forme pure, recluse dans son hermétisme, opposer la forma agens — agissante ou agentive —, c’est-à-dire la forme en tant qu’effective, dans le sens qu’elle est immédiatement son propre faire ou effet (effectus). Dans cette nouvelle perspective, les œuvres engagées ne sont pas les œuvres qui disent de faire, mais les œuvres qui font ce qu’elles disent. Leur régime n’est pas celui de la prescription, mais celui de la description. Une forme n’est pas autre chose qu’une manière correcte de décrire — « correcte » au sens de Goodman dans Manières de faire des mondes, c’est-à-dire proposant une « version de monde » non contradictoire et habitable par la pensée. C’est donc en tant qu’elle est une manière correcte de décrire le monde ou une « version de monde » cohérente qu’une œuvre agit sur son lecteur ou sur sa lectrice. Elle ne l’exhorte pas à agir, elle se contente d’agir sur lui. Sa forme est performative. Sa fonction s’épuise tout entière dans l’acte de la lecture à la fois comme effectuation, déploiement et exercice. Quand la forme d’un texte agit, une fois le livre refermé, on n’habite plus dans le même monde qu’avant la lecture. Agir en conséquence de cette transformation est la responsabilité du lecteur ou de la lectrice et ne regarde pas le livre, même si la forme du livre continue d’agir en elle ou en lui comme la carte d’un nouveau monde (descriptio mappe mundi) qui n’est pas un autre monde, mais se superpose au monde familier et produit une double vue qui, en compliquant l’usage, exige qu’on remédie à un conflit de pratiques.
8La forma agens ou forme agentive, entendue comme nouvelle description du monde — avec changement d’échelle des différentes composantes, nouvelles proportions, nouvelles accentuations, etc. — est une carte de reconnaissance qui permet de reparcourir et, au sens fort, de re-connaître un monde mal connu en tant que trop connu18. La notion de « reconnaissance » (anagnorisis) se trouve être la notion cardinale d’une théorie qui présente — pour notre exploration et pour notre situation historique — le double avantage d’être à la fois une théorie de la tragédie et une théorie de la forme en tant que performance (forma agens). On a pris la mauvaise habitude de parler des règles de la tragédie selon Aristote. Or Aristote n’a jamais dicté les règles de la tragédie, c’est-à-dire les prescriptions formelles permettant de construire un objet en soi, appréciable en tant que tel comme bien fait ou mal fait. Aristote n’a pas donné de règles à suivre aux dramaturges. En excellent naturaliste, il a longtemps observé ces « beaux animaux » qu’on montrait au théâtre de Dionysos et tiré de cette autopsie les lois organiques de la tragédie. Il s’agit de lois fonctionnelles déduisant les formes du poème de sa fonction poétique. Une tragédie qui fonctionne opère la catharsis, c’est-à-dire la purgation — tempérance ou rééquilibrage — d’un certain type de passions dont dépend la santé de notre présence au monde. Dans le traité d’Aristote, si l’opération cathartique dépend d’une crise finale de reconnaissance (anagnorisis), c’est parce que cette crise finale est un retournement du pour ou contre (dernière péripétie) qui concerne spécifiquement un problème de philia — connivence ou parenté (Oedipe reconnaît que l’homme qu’il a tué était son père, Électre reconnaît son frère Oreste, etc.). Or cette reconnaissance qui opère au niveau de l’énoncé — pour les personnages — opère simultanément au niveau de l’énonciation — pour les spectateur.es — et cette seconde opération est le moment cathartique : la forma agens de la tragédie, par le biais de l’anagnorèse, opère la reconnaissance d’une parenté profonde (philia) entre l’ordre humain de la Liberté et l’ordre divin de la Nécessité. Ces deux ordres ennemis, opposés par les prémisses dans un rapport d’antonymie — l’ùbris humaine en lutte contre la némésis divine — se reconnaissent parents, c’est-à-dire réconciliés au sein d’une grande synonymie (le zugleichsein de Schelling) : renversement d’une inimitié (echthra) en affinité (philia) dans les termes de la Poétique. Si Aristote emprunte le terme de catharsis au lexique rituel, c’est que la représentation tragique opère ou « performe » à l’instar d’un culte : son opération n’a pas d’efficacité pragmatique (et Sartre se serait trompé dans sa tentative de théorisation d’une « littérature de la praxis »), mais une efficience « magique » : elle guérit, non pas le monde par les actions qu’elle prescrit, mais la version de monde dans lequel on habite (ou notre façon d’y habiter) par l’anagnorèse induite dans les formes de la mimèsis19.
9Si l’écopoétique aujourd’hui — il semble indispensable de situer l’exercice de la discipline — est bien l’étude littéraire des relations texte/contexte vues depuis notre « situation » de désordre écologique ; si cette « situation » de désordre écologique induit un type nouveau de sentiment tragique (écophobie et écopathie comme avatars modernes du phobos et de l’eleos d’Aristote), alors l’écopoétique pourrait être définie comme l’étude des formes littéraires en tant que performantes ou, plus spécifiquement, en tant que susceptibles (du moins en théorie) d’opérer la catharsis des émotions non tempérées (défiance, angoisse, épouvante, frustration, mépris, sentiment de précarité, etc.) induites par une crise du rapport de l’homme et de son milieu. Dans un âge de dérèglement climatique et d’extinction massive des espèces sauvages, la tristesse du vivant (écopathie) et la terreur d’une terre inhabitable et toxique (écophobie) sont les émotions dominantes, et c’est donc en priorité les « émotions de ce genre » (Poétique, VI, 49b) dont la catharsis littéraire doit accomplir la purgation.
Le Travail de la catharsis : écopoétique et mélancolie
10Peut-on poser les rudiments d’une poétique performative dans les limites de la fonction — qu’on aimerait appeler « fonction écopoétique » — de produire des formes de textes susceptibles de réfléchir une relation au contexte effectivement cathartique ? On comprend sans difficulté qu’une telle tentative n’a aucune chance d’aboutir si l’on n’essaie pas de contextualiser les protocoles écocritiques dans l’épistémè générale des humanités environnementales (voir Posthumus20). C’est d’une telle contextualisation que je vais tenter de jeter les bases en repartant d’Aristote et du problème épineux de l’opération cathartique présentée dans la Poétique comme travail de résolution des crises de la présence au monde, autrement dit de l’inscription de la liberté humaine (tautologie) dans l’environnement non humain de la nécessité (écologie).
11La tragédie a pour objet, afin de les purifier, de susciter dans le public le phobos et l’eleos. Afin de provoquer ces deux passions externes, le dramaturge doit mettre en scène la lutte de deux passions internes21, nommément l’ùbris d’un homme contre la némésis d’une divinité. Ces deux passions sont présentées comme intempérantes ou comme excessives. Pour esquisser une description du travail de la tragédie — l’opération cathartique —, je tente un détour par Mélanie Klein et son étude des névroses infantiles. Dans Deuil et dépression, elle défend l’idée que le nourrisson, au moment où il prend conscience de lui-même (plus tard le moi) en prenant conscience de l’extériorité du corps maternel (plus tard le monde), passe par une « position dépressive ». Ce détachement primitif, en produisant le corps maternel comme objet extérieur au moi, produit une équivalence entre conscience du moi et conscience du manque. C’est cette équivalence qui suggère à Klein de considérer la « position dépressive » comme inaugurale dans la vie du moi. S’il ne parvient pas à établir une relation trophique viable entre son moi et le monde, le nourrisson ne peut que réagir à cette « mélancolie in statu nascendi22 » en adoptant l’un ou l’autre de ces mécanismes de défense (ou positions défensives) : soit une « position paranoïaque » cédant toute puissance et tout contrôle au monde extérieur (cosmocentrisme) ; soit une « position maniaque » proclamant la toute-puissance d’un moi autarcique capable de contrôler et de produire son propre monde extérieur (égocentrisme). Dans le premier cas, le moi est pusillanime, superstitieux, plein de crainte et se sent agi par les puissances psychiques obscures qu’il a projetées dans le monde ; dans le second cas, le moi est sûr de lui, prompt à une mégalomanie et à un grandiosisme nourris par l’énorme quantité d’énergie libidinale introjectée et capitalisée dans le système conscient.
12Ce tableau bien trop rapide permet pourtant de repérer une double équivalence entre, d’un côté, « position paranoïaque » et régime de la Némésis en tant que tableau d’un monde soumis à la violence irascible des dieux, et, de l’autre, « position maniaque » et régime de l’Ùbris en tant que tableau d’un moi incapable de reconnaître d’autre puissance que son empire. Sur la scène de la tragédie, l’opération cathartique a pour objet de remédier à la double disjonction de ces positions défensives paralysant tout dialogue, tout rapport écosystémique entre le moi et le monde, ou — dans le registre culturel — entre les systèmes humains (anthroposphère) et les milieux où ils s’inscrivent (biosphère). Les deux résultantes poétiques de ces mondes assainis, rééquilibrés par la catharsis, ressemblent quant à la forme aux deux ontologies inverses — et peut-être complémentaires — de deux grands penseurs de l’écologie : Arne Naess et Val Plumwood. Je m’autorise de cette double ressemblance pour répondre à l’appel lancé par Stephanie Posthumus dans son article « L’écocritique est-elle encore possible23 ? » et tenter d’inscrire formellement la discipline en question dans le cadre épistémologique des humanités environnementales (en l’espèce, l’écosophie de Naess et l’animisme philosophique de Plumwood)24.
13Pour Arne Naess, imposer l’écologie par une série d’injonctions éthiques exigeant des sacrifices en faveur de la planète et de la biodiversité est une voie sans issue. La voie qu’il privilégie est la voie ontologique : abandon d’une conception étriquée et égocentrique du moi et adoption d’une conception omni-englobante et écocentrique. La notion de « soi écologique » (ecological self) pose que le soi ne peut pleinement se réaliser qu’en s’identifiant à l’ensemble de l’écosystème dont son existence dépend parce que tout y est interconnecté25. Cette « réalisation » de soi en tant qu’« identification » interconnective au tout sous la forme du « soi écologique » est la version tempérée, expurgée ou cathartique de l’ùbris du héros tragique. La confusion maniaque et hégémonique du moi et du monde s’y change en un processus d’identification enveloppant un double mouvement de « reconnaissance et d’empathie » (empathy and recognition). Le mouvement ressemble à la dialectique rousseauiste de l’« amour propre » qui isole et de l’« amour de soi » qui fonde une relation universelle au vivant sous l’espèce de la compassion. Sous l’égide de l’écosophie de Naess, ce paradigme intégrant une triple procédure d’interconnexion, de reconnaissance et d’empathie permet de définir un premier modèle poétique de description performante et donc de mimèsis écopoétique susceptible de servir à l’étude des textes littéraires.
14Pour Val Plumwood, le monde selon Naess privilégie beaucoup trop le soi au détriment de l’altérité26. Elle oppose à l’expansionnisme empathique du théoricien de l’écologie profonde (et à cette ontologie où le moi ressemble un peu à la version jungienne de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf27) une entreprise de multiplication des altérités agentives : sa « Nature à la voix active »28 foisonne d’agentivités, de puissances animées, d’appétences de toute espèce avec lesquelles les humains doivent apprendre aussi bien à vivre qu’à penser. Cette redistribution plus équitable de l’agentivité, en tant qu’elle réanime le monde naturel, est la version tempérée, expurgée ou cathartique de la némésis du monde tragique. La terreur panique du moi en proie à des puissances obscures s’y change en une écologie du respect et de l’attention qui accepte de partager entre tout le monde — les humains comme les non-humains, la matière comme l’esprit — le droit à l’initiative, à la conscience intentionnelle et à la créativité. Sous l’égide de l’animisme philosophique de Plumwood, un paradigme dissolvant l’hyper-séparation du rationalisme occidental dans un riche dispositif d’hétérarchies agentives permet de définir un second modèle poétique de description performante et donc de mimèsis écopoétique susceptible de servir à l’étude des texte littéraires.
Carte climatique du littéraire : Rota Ecopoetica
15En manière de respiration, je raconterai deux anecdotes susceptibles d’imager ces deux schèmes performatifs des poétiques compassionnelles et des poétiques agentives (voir infra). Un soir, Arne Naess est en train d’observer au microscope la lutte chimique de deux acides. Un lemming trotte sur sa paillasse. Une puce infortunée saute du dos du rongeur et tombe dans la goutte d’acide. En regardant les mouvements « terriblement expressifs » de l’insecte à l’agonie, Naess éprouve « un sentiment douloureux de compassion et d’empathie » qui n’est rien d’autre, dit-il, qu’un « processus d’identification » : « It was a process of identification : I saw myself in the flea29 ». La seconde anecdote est racontée par Kepler. Une nuit, le grand astronome étudie à l’aide de miroirs concaves la lumière réfléchie par la pleine lune. Concentré sous le télescope, il sent brusquement un souffle chaud sur sa main : « Je me suis retourné involontairement pour savoir si quelqu’un soufflait sur ma main : c’était la chaleur de la lune30 ». Du petit corps d’une puce mourant sous un microscope à l’haleine de la lune soufflant dans un télescope, un brusque changement d’échelle31 — petit/grand, lointain/proche — dérange les dualismes de l’ontologie moderne. Le grossissement de la puce entraîne une anagnorèse : le moi se reconnaît dans le non-moi ; une inquiétante étrangeté le situe, sous ses propres yeux, des deux côtés de la lentille. La chaleur du souffle lunaire entraîne un autre type d’anagnorèse : qu’elle soit dotée d’un souffle (pneuma) est la preuve fugitive que la lune est un animé ; dans l’objet qu’il étudie, le savant reconnaît un sujet, un spectre d’agentivité qui perturbe un bref instant sa mondiation de scientifique. L’anecdote de la puce (Naess) et l’anecdote de la lune (Kepler) enveloppent in nuce les deux protocoles (éco)poétiques que je tente de modéliser. L’objet de la tragédie selon Aristote était d’abord de susciter et ensuite de purger la terreur et la pitié (ou les passions de ce genre). Or l’écophobie et l’écopathie contemporaines trahissent une crise de la présence au monde qui témoigne du retour d’une perspective tragique. Face à ce nouveau tragique, les deux modèles (éco)poétiques trop rapidement esquissés correspondent, pour le premier, à une « performation » cathartique de l’écopathie — une empathie raisonnée par l’idée d’une connectivité universelle m’identifie et me lie au destin de la biosphère ; et, pour le second, à une « performation » cathartique de l’écophobie — une terreur raisonnée en attention(s) respectueuse(s) à l’égard d’un monde peuplé d’appétences conflictuelles et de forces agentives.
Ces deux schèmes écopoétiques tracent une ligne de tension entre un pôle de l’identité (identification, empathie, soi écologique, etc.) et un pôle de l’altérité (perspectivisme pluriel, frictions agentives, etc.). Du côté de l’identité, on pourrait situer des œuvres aussi différentes que Les Racines du ciel de Romain Gary (identification fantasmatique du prisonnier aux grands troupeaux d’éléphants galopant en liberté et puis défense empathique des grandes bêtes menacées) ou les Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre (un réseau d’harmonies et de correspondances tisse la figure de l’homme comme créature dans le grand dessin de la création et efface entre l’un et l’autre toute solution de continuité). À l’autre bout de l’abscisse, du côté de l’altérité, on pourrait situer des œuvres aussi diverses que Colline de Giono (la colline comme agent, le sentiment panique des forces de la nature) ou maintes nouvelles de Philip K. Dick opposant à l’arrogance technologique des États-Unis des années 50 la paranoïa d’un espace galactique bombardant la terre de menaces obscures, métaphores d’une énergie libidinale refoulée dans la nuit psychique et faisant un retour traumatique (« Les Défenseur », « L’Imposteur », « Les Assiégés », « Être humain, c’est… », etc.)
Fig. Carte climatique du littéraire32
16De ces deux schèmes écopoétiques organisant le champ autour d’une polarité identité/altérité, on peut aisément déduire deux autres champs, situés verticalement aux deux confins d’une ordonnée opposant un pôle empirique de l’habiter à un pôle conceptuel du construire. Du côté du pôle conceptuel se rangeraient tous les textes proposant une version ou description du monde combinant le schème de l’interconnexion (pôle de l’identité) au schème de l’agentivité (pôle de l’altérité). D’une manière ou d’une autre, le conflit productif de ces textes cultiverait un pendant littéraire à la théorie des agencements ou assemblages : structures d’agentivités connectives, branchant le vivant sur le non-vivant, connectant des humains, des non-humains, des objets, des institutions, des réseaux de communications, des infrastructures et des superstructures dans de grands agencements fonctionnant selon la loi de rétroaction autopoïétique des machines guattariennes et de leur « hétérogenèse machinique »33. À l’autre bout de l’ordonnée, du côté du pôle empirique, se rangeraient tous les textes, que l’on pourrait dire « habitants », produisant des versions de monde fortement territorialisées. Dans ces textes se combinent une version du « soi écologique » de Naess limité à un territoire ou à une localité — non plus tant ecological self que local self — et une version endémique de l’agentivité multiple de Plumwood, réduite aux espèces locales et à des associations/conflits de voisinage. Autant la logique profonde de l’ensemble des textes situés en bas de l’ordonnée serait une logique cybernétique ou machinique, autant la logique profonde de l’ensemble des textes situés en haut de l’ordonnée serait une logique de composition et de coexistence dans la production locale — biorégionaliste ou territorialisée — de formes de vie commune. Ce qui importe dans le premier cas est l’assemblage autopoïétique des agentivités ; ce qui importe dans le second cas est la territorialisation et la production composite d’un milieu de vie partagé.
17Contrairement à la Rota Vergilii, roue virgilienne des styles, cette partition écopoétique des textes ne consiste en rien moins qu’en un zonage strict de quatre quarts discontinus. C’est plutôt un nuancier déclinant les tempérances et les dominances plus ou moins marquées de quatre propriétés ou qualités primaires (identité versus altérité ; habiter versus construire). Le mot de tempérance m’autorise à parler de carte climatique du littéraire. Selon leur tempérament, les textes viendraient s’inscrire soit en zone de climat extrême soit en zone tempérée, où l’influence des quatre pôles pondèrent leurs déséquilibres. Cette carte climatique ou Rota ecopoetica permet peut-être de mieux comprendre ce que serait, en théorie, une « écologie littéraire ». Deux acceptions s’articulent et les deux peuvent s’inscrire sur une carte métaphorique. Selon la première acception, l’écologie littéraire correspond à une redistribution des textes selon une logique formelle permettant de situer chacun d’eux au sein d’un écosystème situé lui-même à son tour dans un plus vaste écosystème organisant le champ de la littérature entre quatre polarités ou climax34 écopoétiques — on passerait ainsi d’une république des lettres à une climatique des lettres. Selon la seconde acception, l’écologie littéraire est le pendant (indépendant) de l’écologie politique. Émancipée du paradigme de l’action qui condamnait à l’échec la littérature engagée (textes injonctifs), elle l’a remplacé par celui de la performance au sens d’efficience, de formes effectives. La carte définit alors la géographie des combats et des fronts où le littéraire peut faire jouer ses descriptions et dispositifs cathartiques : le front de l’identité (guérir la disjonction entre le moi et le non-moi, concilier égologie et écologie, etc.), le front de l’altérité (redistribuer l’agentivité, tempérer l’hyper-séparation entre sujets et objets), le front des cybernétiques (repenser l’agentivité sous la forme de réseaux, de connections, de machines), le front des localités (produire de nouveaux territoires de subjectivation et de coexistence). Ces quatre fronts définissent autant de zones ou climax (éco)poétiques : les Poétiques compassionnelles (reconnaissance et empathie), les Poétiques agentives (tout environnement se compose de multiples perspectives agentives, chacune produisant son « milieu » — Umwelt — au sens de Uexküll), les Poétiques cybernétiques (reconfigurer en réseau les schémas actantiels) et les Poétiques situées (inscrire la pratique littéraire dans la défense/production symbolique d’un territoire, devenir indigène par adoption d’un territoire partagé35.
18La double polarité inscrite dans la rose des vents au moyeu de la figure (oikos/poiein ; eleos/phobos) résume la double tension de l’écopoétique d’aujourd’hui. L’axe vertical représente la tension inhérente à la discipline en tant que telle et inscrite dans son nom même : éco-poétique, de oikos en tant qu’« habitat » (côté environnement, ouverture au contexte) et de poiein en tant que « faire » (côté système, clôture du texte), c’est-à-dire le texte littéraire étudié dialogiquement comme écrit/inscrit. À cette tension structurelle, l’axe horizontal ajoute une tension conjoncturelle : l’écopoétique d’aujourd’hui prise dans la pince affective de l’écophobie et de l’écopathie — le phobos et l’eleos de la tragédie du terrestre en temps de désastre écologique. La Rota ecopoetica articule ainsi une dialectique systémique à une dialectique historique et cette structure complexe permet de rendre compte de l’autopoïèse de la discipline, c’est-à-dire de sa capacité à intégrer des différences significatives et à réagir aux influences du milieu (histoire et géographies), non par une hémorragie, mais par un supplément de systématicité.
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19Je remarquerai pour finir, avant de laisser Alain Romestaing présenter les contributions qui composent ce numéro, que ce cadran d’écopoétiques recoupe assez exactement le cadran des ontologies définies par Descola dans Par-delà nature et culture. Les poétiques agentives sont la version littéraire des mondiations « animistes » : tout y parle à la voix active. Les poétiques compassionnelles sont la version littéraire des mondiations « analogistes » : la loi générale est celle des « patterns qui connectent » (Bateson36) ; tout y est relié à tout par une série d’analogies, de correspondances, de similitudes. Les poétiques situées sont la version littéraire des mondiations « totémistes » : ce qui compte avant tout est l’unité de lieu — territoire ensemencé par les grands êtres du Rêve mêlant toutes sortes d’entités, des humains et des non-humains, du vivant et du non-vivant dans le même topocosme et la même parenté clanique. Ces trois poétiques se donnent à l’évidence comme autant d’alternatives possibles à une poétique qui, relevant d’une ontologie « naturaliste », privilégierait l’homme comme seul agent, les actions humaines comme seul sujet de narration et entasserait le reste du vivant, simples objets de description, sous les pendrillons du décor où sont peintes des vues de « nature ». Mais quid du quatrième pôle des poétiques cybernétiques ? Dans la grande partition des ontologies descoliennes, sa position est ambiguë. On pourrait dire que, justement, ses protocoles constructivistes échappent à tout discours de type ontologique : ce sont les poétiques trickster — ou les poétiques cyborg, pour plagier Donna Haraway ; elles jouent simulation contre représentation, connections contre origine et déjouent toute tentative d’essentialisation ou d’assignation dans le cadre d’une ontologie. Mais on pourrait dire aussi bien que ces poétiques cyborg en tant qu’elles truquent la nature, neutralisent la différence entre le corps et l’esprit et court-circuitent les différences psychologie/physiologie et biologie/technologie, sont l’expression par excellence d’une mondiation anti-naturaliste et assoient un spectre automate, un joker au rire mécanique sur le trône abandonné de la quatrième ontologie de Par-delà nature et culture.