La sérialité selon Sartre et l’aliénation sociale : La question du réfugié en Europe et au Moyen Orient du 2015 à la guerre Israël-Hamas de 2023-25
1Dans cet essai je vise à explorer comment le concept de « sérialité » de Sartre, tel qu’il est développé dans son ouvrage Critique de la raison dialectique (1960), peut éclairer les débats contemporains sur l’aliénation sociale et ses implications politiques. Car je ne peux en fait être « isolée » qu’avec les autres – « solitude dans la foule » selon l’expression de Mieke Bal, utilisé comme titre du colloque du 1er juin 2023 au Collège de France. Dans l’esprit de ces actes de colloque, j’examinerai comment la sérialité sartrienne peut définir et nous aider à mieux comprendre la condition du réfugié, et tout particulièrement la situation actuelle du réfugié palestinien.
L’aliénation sociale dans la Critique de la raison dialectique
2La philosophie existentialiste de Sartre repose, comme on le sait, sur l’idée de la liberté : « l’homme est condamné à être libre » selon sa célèbre formule. Or, cette liberté « de l’homme » est conçue comme une liberté individuelle. En effet, la liberté de l’individu est au centre de L’Être et le Néant ; ses relations avec autrui sont des relations interpersonnelles et conflictuelles dans lesquelles le moi doit lutter contre « le regard » objectivant de l’autre – la réciprocité négative ou « L’enfer c’est les autres », comme le dit Huit clos, publié une année après L’Être et le Néant. Le collectif, le rapport au groupe, les idées de la solidarité ou de l’aliénation sociale, n’ont pas leur place dans cet ouvrage. En 1960, Sartre publie Critique de la raison dialectique, œuvre magistral mais malheureusement beaucoup moins connu, qui représente la réinterprétation de sa philosophie existentialiste du point de vue de l’histoire et du rôle des groupes dans les événements historiques, dont l’exemple paradigmatique, ou du moins le l’exemple principal, c’est la Révolution française. La liberté individuelle de L’Être et le Néant cède la place au groupe révolutionnaire dans la Critique. A la fois spontané et éphémère, le « groupe en fusion », selon la terminologie de Sartre, opère et représente la liberté humaine dans la dialectique de l’histoire. L’idée de la liberté persiste donc au centre de la pensée de Sartre.
3Cette vision sartrienne de la foule se transformant en groupe révolutionnaire contredit les célèbres analyses de Le Bon (dans Psychologie des foules, 1895), également basées sur la Révolution française, et de Freud (Psychologie des masses et analyse du moi, 1920), qui s’est inspiré de Le Bon. Chez les deux auteurs, la foule est présentée comme irrationnelle, conformiste et facile à manipuler. Dans ces analyses, la foule est une catégorie négative ; elle détruit l’autonomie individuelle et s’oppose à la liberté – ce qui anticipe les spectacles de masse du fascisme de la première moitié du siècle, où la foule attisée par Hitler ou Mussolini constituait une menace particulière pour la société civilisée. Sartre, au contraire, voit dans la foule la possibilité de la transcendance, de l’auto-transcendance du groupe authentique (libre) et révolutionnaire, comme dans son exemple privilégié : la prise de la Bastille.1
4Le groupe en fusion émerge organiquement de la foule lorsqu’il y a un projet commun qui unifie un ensemble dans un moment imprévu et soudain de dépassement. Ceci est rendu possible par la médiation du tiers ; le groupe se montre dans chaque individu du groupe : « je me vois venir au groupe en lui » (Sartre, 1960, p. 406). Aucun individu n’est l’origine du groupe ; il n’y pas de premier membre et ou d’hiérarchie préalable : « chacun est le 100e de l’autre » (Sartre, 1960, p. 405). Chaque membre du groupe est souverain ; il n’a pas de dirigeant, chacun dirige et est dirigé réciproquement et en alternance :
Je suis intégré à l’action commune quand la praxis commune du tiers se pose comme régulatrice. Je cours, de la course à tous, je crie « Arrêter ! » ; tout le monde s’arrête ; quelqu’un crie : « Repartez ! » ou bien « A gauche ! A droite ! A la Bastille ! » Tout le monde repart, suit le tiers régulateur, l’entoure, le dépasse ; le groupe reprend dès qu’un autre tiers par un « mot d’ordre » ou une conduite visible de tous se constitue un instant comme régulateur. Mais le mot d’ordre n’est pas obéi. Qui obéirait ? Et à qui ? Ce n’est rien d’autre que la praxis commune devenant en un tiers régulatrice d’elle-même chez moi et chez tous les autres tiers dans le mouvement d’une totalisation que me totalise avec tous. (Sartre, 1960, p. 408)
5C’est-à-dire que chaque membre du groupe est le médiateur des autres du groupe et le groupe en général est le médiateur de chaque individu. Le groupe n’a pas de « chef » (« La différence du tiers régulateur et du dirigeant, c’est que l’un n’est pas chef et que l’autre l’est » [Sartre, 1960, p. 521]). Le groupe est donc une coïncidence particulière de la praxis individuelle et celle de groupe, c’est ce que Sartre appelle la « réciprocité médiatisée » – la réciprocité médiatisée par un « tiers ». Un bon exemple récent, pour citer un exemple moderne, c’est les émeutes de Stonewall, une résistance spontanée et violente contre une descente de la police au 28 juin 1969 à New York, au Stonewall Inn. C’est cet événement qui a lancé le mouvement pour les droits des homosexuels. On peut faire la ligne directe entre cet événement imprévu et le mariage gai comme son aboutissement.
6La praxis dans ces exemples c’est la réciprocité positive du groupe en fusion, le groupe révolutionnaire. C’est cela qui distingue l’analyse sartrienne des analyses traditionnelles de la foule comme une simple réciprocité négative : par la médiation du tiers, l’aliénation et l’isolation de l’individu sont dépassées et remplacées par une praxis commune. La foule devenue groupe en fusion agit toujours et par définition pour la liberté humaine, car sa transcendance est tout simplement la négation des conditions de rareté et d’oppression sociale, de ce que Sartre appelle le pratico-inerte : les restes matériels de la praxis passée qui persistent comme inertie et qui ne répondent plus ou qui résistent aux besoins humains. Le pratico-inerte réside dans le langage, les institutions, les rituels, les normes, comme ossification des pratiques sociales et donc comme anti-praxis.
7Cette dichotomie fondamentale de l’ontologie sociale de la Critique, celle du pratico-inerte et de la praxis du groupe nous propose donc une reformulation au niveau social de la dichotomie de L’Être et le Néant de l’être-en-soi de et l’être-pour-soi, l’inertie et la spontanéité, la facticité et la transcendance. Mais d’autre part, on y voit l’influence de Lévi-Strauss, car cette dichotomie rappelle l’opposition structuraliste de langue et parole, mais Sartre y trouve un rapport proprement dialectique, qu’il oppose à la méthode « analytique » qu’il attribue à Lévi-Strauss, méthode qui, selon lui, présuppose une notion statique de la structure. Chez Sartre, le pratico-inerte est la négation de la praxis comme la praxis est la négation du pratico-inerte ; cette oscillation c’est la dialectique de l’histoire. La structure du pratico-inerte est l’événement de son dépassement dans la négation opérée par la praxis. On peut dire alors que Sartre est d’une certaine manière « poststructuraliste » dans cette œuvre.
8Au groupe en fusion, au groupe révolutionnaire, Sartre oppose ce qu’il appelle le « collectif ». Le groupe est l’aspect actif de la société, le collectif, l’aspect passif. Les collectifs sont ce que Sartre appelle une série : ni purement aléatoires (comme un groupe d’individus à un carrefour qui attendent pour traverser la rue) ni coordonnée (un groupe). C’est le cas dans les transports en commun, par exemple, où les individus d’un ensemble ont le même intérêt – arriver à leur destination par un moyen choisi – mais pas d’objectif ou de projet commun. L’intérêt qui unit les membres d’un collectif est purement extrinsèque : il n’émane pas du rassemblement lui-même. Le collectif se définit par ce que Sartre appelle la « sérialité », concept clé de la Critique de la raison dialectique. Bien que figure de la passivité, la sérialité n’est pas une catégorie neutre ; c’est une forme sociale oppressive produite par la structure du pratico-inerte, et donc par la rareté et par l’ossification. C’est donc une condition sociale aliénée, imprégnée de solitude – la solitude qui, dans ce contexte, est une condition spécifiquement sociale et non pas individuelle ou spatial (être seul, éloigné des autres).
9Sartre consacre de belles pages à l’analyse du concept de la solitude comme aliénation sociale : « La solitude de l’organisme comme impossibilité de s’unir avec les Autres dans une totalité organique se découvre à travers la solitude vécue comme négation provisoire par chacun des rapports réciproques avec les autres » (Sartre, 1960, p. 309). Cette solitude est une relation de la non-réciprocité ou de la fausse réciprocité au niveau de la série, car il s’agit d’une relation d’impuissance, d’altérité ; les membres d’un « collectif », dans leur situation de sérialité, se trouve donc incapables d’agir de concert pour atteindre un objectif commun. Ils restent au niveau des individus atomiques où chacun est un obstacle ou un rival pour l’autre, même en cas de panique ou d’émeute, c’est « chacun pour soi » – c’est la foule irrationnelle des analyses de Le Bon. Sartre insiste aussi sur l’ « intensité de solitude, comme relation d’extériorité entre les membres d’un rassemblement » et des « solitudes réciproques comme négation de la réciprocité » (Sartre, 1960, p. 309). La solitude, puisqu’elle est complément imprégnée de sérialité, est une anti-autonomie. Ça serait la réponse sartrienne à la question qu’a proposée l’intervention de Rahma Khazam au colloque du 1er juin : « La solitude est-elle une forme d’autonomie ? » Car « la solitude est projet » dit Sartre, mais c’est un projet de dépendance :
S’isoler par la lecture du journal, c’est utiliser la collectivité nationale et finalement la totalité des hommes vivants, en tant qu’on y figure et qu’on dépend de tous, pour se séparer de ces cent personnes qui attendent ou qui utilisent la même voiture de transport en commun. Solitude organique, solitude subie, solitude vécue, solitude conduite, solitude comme statut social de l’individu… solitude comme réciprocité d’isolements dans une société créatrice des masses. (Sartre, 1960, p. 310)
10La solitude pour Sartre existe comme négation de la réciprocité positive du groupe authentique ; en bref c’est une figure privilégiée de l’aliénation et de l’impuissance sociale.
11Les célèbres exemples quotidiens de sérialité que donne Sartre sont des descriptions vivantes d’une atomisation qui nous empêche de nous rassembler en tant que groupe authentique (la praxis). L’auto-aliénation que je ressens dans des situations comme faire la queue pour l’autobus, ou dans le rassemblement indirect de l’émission de radio, résulte d’une « intériorisation » de l’altérité, un rapport d’extériorité à l’égard de l’autre :
Voici un groupement de personnes sur la place Saint-Germain ; elles attendent l’autobus, à la station, devant l’église. Je prends ici le mot groupement au sens neutre : il s’agit d’un rassemblement dont je ne sais encore s’il est, en tant que tel, le résultat inerte d’activités séparées ou une réalité commune qui commande en tant que telle les actes de chacun ou une organisation conventionnelle ou contractuelle. Ces personnes – d’âge, de sexe, de classe, de milieu très différents – réalisent dans la banalité quotidienne le rapport de solitude, de réciprocité et d’unification par l’extérieur (et de massification par l’extérieur) qui caractérise, par exemple, les citadins d’une grande ville en tant qu’ils se trouvent réunis, sans être intégrés par le travail, la lutte ou toute autre activité dans un groupe organisé qui leur soit commun. Il faut remarquer d’abord, en effet, qu’il s’agit d’une pluralité de solitudes : ces personnes ne se soucient pas les unes des autres, ne s’adressent pas la parole et, en général, ne s’observent pas ; elles existent côte à côte autour d’un poteau de signalisation. (Sartre, 1960, p. 308)
12Le comportement souvent décrit comme « antisocial » est tout simplement une socialité aliénée, dépourvue de la possibilité de transcendance. La sérialité sartrienne définit ainsi tout une manière d’être social, « il y a des comportements sériels, des sentiments sériels et des pensées sérielles » (Sartre, 1960, p. 316), et en ceci Sartre reprend l’analyse heideggérienne de das Man : « Dans l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information (journal), tout autre ressemble à l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le Dasein propre dans le mode d’être “des autres” ».2
13C’est clair que Sartre s’inspire de Heidegger, de son concept existentialiste de la culture de masse, pour sa conception de la sérialité. La sérialité est donc une catégorie négative et non simplement descriptive ; c’est ce qui fait obstacle à la liberté humaine et maintient l’homme dans l’état de rareté. Dans l’esprit de ce volume, nous allons maintenant examiner comment la sérialité peut définir et nous aider à mieux comprendre la condition du réfugié.
La sérialité du réfugié : la pitié et la peur
14On pourrait être tenté de dire que les réfugiés d’une région ou d’un pays précis forment en quelque sorte des « groupes » et non des « collectifs » : ils parlent la même langue, ont la même culture et partagent les mêmes causes de victimisation. Mais a priori, les réfugiés forment des séries et non pas des groupes au sens sartrien. C’est vrai que les réfugiés se distinguent selon leurs origines, mais ils sont identiques quant à leurs besoins, par la nécessité de demander l’asile dans un pays où la situation est meilleure ou du moins tolérable. Les réfugiés ont le même intérêt – la sécurité, la possibilité de l’emploi et être accueillis – mais ils n’ont pas de projet commun. Ils n’agissent pas de concert pour atteindre leurs objectifs ; ils ne coopèrent pas. Au contraire : puisque le nombre de réfugiés est strictement limité selon la politique et la capacité d’accueil de chaque pays, chaque réfugié est un obstacle pour l’autre – ils sont complétement déterminés par la condition de rareté et donc de sérialité. Leur aliénation, leur isolation est d’autant plus intense, car ils sont tous par définition arrachés à leur pays et à leur culture d’origine.
15C’est une sérialité dans la sérialité ; ils sont doublement aliénés. Leur condition de rareté en tant que réfugié est superposée à une condition de rareté dans le pays d’accueil – et c’une rareté à l’échelle du monde, un système global de réfugié-sérialité dans lequel il y a une pression constante de migration ou de mouvement entre les pays en situation de rareté ou d’oppression politique vers des pays en situation d’abondance relative, de libéralisme politique et de stabilité sociale, et entre les pays où la natalité est très élevée et les pays où la natalité est faible. Pour chaque réfugié ukrainien admis aux États-Unis, il y a un réfugié guatémaltèque qui est refoulé. Pour chaque réfugié qui réussit il y un autre qui échoue. Ils font tous la queue, métaphoriquement and littéralement, pour adapter l’exemple de l’autobus de Sartre. Les réfugiés sont donc des collectifs par leur statut même de réfugiés – une catégorie politique et juridique – ce qui les distingue des autres ensembles analysés par Sartre. A la différence des citoyens des pays démocratiques qui choisissent ceux qui établissent des règles, les réfugiés dépendant des règles qui leur sont totalement extérieure. En tant que « réfugiés » ils sont privés de pouvoir d’action.
16Pourquoi, alors, les réfugiés provoquent-ils les sentiments aussi opposés que la pitié et la peur ? On s’identifie au réfugié individuel, avec sa détresse, comme la mort du petit garçon kurde, Alan Kurdi, en 2015, immortalisée sur une photo de son corps sans vie par le journaliste turc Nilüfer Demir, qui a provoqué pitié et indignation dans le monde entier. Or, nous avons peur de leur nombre, nous avons peur de leur masse. Tant qu’ils restent peu nombreux, la plupart ont tendance à ne voir que leur détresse. C’est lorsqu’il y a des masses de réfugiés, comme les réfugiés syriens en Europe entre 2015 et 2017, que la politique des réfugiés devient difficile. La peur suscitée par l’arrivée de hordes de réfugiés ne peut pas être entièrement due au racisme, mais bien sûr, cela joue un rôle. L’intégration des réfugiés ukrainiens suite à l’invasion russe de février 2022 a provoqué moins de controverses et s’est réalisée plus facilement que ce ne fut le cas lors de la vague syrienne. Et ce n’est pas seulement une question de ressources économiques. Rappelons-nous que l’Union européenne a payé des milliards d’euros à la Turquie pour garder les réfugiés syriens chez eux. Néanmoins celui qui acceptera très volontiers 5 000 réfugiés à bras ouverts hurlera devant 500 000 ou 5 millions. La raison est très simple : nous craignons que s’ils sont suffisamment nombreux et s’ils ont la possibilité de rester dans le pays d’accueil, éventuellement avec le droit de citoyenneté, ils pourraient se transformer en un groupe qui changerait la politique du pays. En d’autres termes, ce qui nous fait le plus peur, ce ne sont pas les réfugiés en tant que foule-collectif, mais les réfugiés en tant que groupe.
17C’est aujourd’hui la source de tensions politiques dans de nombreux pays parmi les plus développés, comme en sont des exemples la montée de l’extrême droite en Europe et le phénomène Trump aux États-Unis. La gauche est confrontée à un choix difficile, voire impossible, entre ses principes et ses revendications pratiques. S’ils sont trop accueillants, l’extrême droite gagnera les élections et le résultat sera pire ; s’ils acceptent des réductions et des limitations trop sévères, ils trahissent leurs principes. Reste à suivre la voie modérée qui ne plaît à personne.
18Avec la chute du régime syrien de Bachar al-Assad en décembre 2024, les gouvernements européens ont immédiatement suspendu les programmes d’accueil des réfugiés syriens et ont appelé au rapatriement rapide, même pour ceux qui ont établi leur vie dans leur pays d’accueil. Bien que la Syrie soit dans un état lamentable, un responsable allemand, Jens Spahn, a suggéré que l’Allemagne offre à ses réfugiés syriens « 1 000 euros » pour rentrer dans leur pays.
La sérialité permanente : les refugies palestiniens
19Même si l’intégration d’un grand nombre de réfugiés est difficile en Europe et aux États-Unis, elle se fera selon la volonté politique du pays. Les réfugiés seront soit expulsés, soit intégrés d’une manière ou d’une autre et les descendants de ceux qui resteront s’identifieront au pays d’adoption. Mais parfois la volonté du pays préfère la non-intégration des réfugiés, comme c’est le cas dans l’Israël et les territoires occupés aujourd’hui par Israël. Dans ce cas-là, il s’agit d’une sérialité permanente dans laquelle le réfugié devient une personne sans État. Et il y a, bien sûr, d’autres exemples, comme les réfugiés syriens en Türkiye dont parle Özge Biner dans sa contribution à ce volume, avec le titre significatif « Temporalité comme frontière : L’attente et la solitude en exil. »
20Après la guerre israélo-arabe de 1948, environ 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés des territoires devenus Israël. Il y a aujourd’hui près de 6 millions de réfugiés palestiniens apatrides. La guerre Israël-Hamas, déclenchée par l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, marque un nouveau chapitre dans cette histoire névralgique et sanglante. La carrière intellectuelle de Sartre coïncide avec les événements majeurs du conflit entre l’État d’Israël et les Arabes palestiniens : la création de l’état d’Israël en 1948, la guerre de Six Jours de 1967, la Guerre de Kippour en 1973. En 1948, Sartre se déclare favorable à la création de l’État d’Israël :
J’ai toujours souhaité et je souhaite encore que le problème juif trouve une solution définitive dans le cadre d’une humanité sans frontières mais, puisque aucune évolution sociale ne peut éviter le stade de l’indépendance nationale, il faut se réjouir qu’un État israélien autonome vienne légitimer les espérances et les combats des Juifs du monde entier… La formation de l’État palestinien doit être considérée comme un des événements les plus importants de notre époque, un des seuls qui permettent aujourd’hui de conserver l’espoir. (Contat et Rybalka, 1970, p. 212. Cité dans Merida, 2020)
21À l’ombre de la Seconde Guerre mondiale et des horreurs de l’Holocauste, cette position ne prêtait pas à controverse. Dans les années 1950, grâce à ses prises de position publiques et surtout grâce à ses écrits anticolonialistes tels que Orphée noir (1948, sa préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, de Léopold Sedar Senghor), Le colonialisme est un système (1956), et sa préface à l’œuvre de Franz Fanon, Les Damnés de la terre (1963), Sartre connaît, selon Reda Merida, « l’apogée de sa célébrité parmi les intellectuels arabes, séduits par ses positions tranchées et la figure de l’intellectuel engagé qu’il a façonnée. D’Alger à Bagdad, en passant par le Caire, Damas et Beyrouth, Jean-Paul Sartre est l’un des intellectuels les plus traduits, lus et écoutés » (Merida, 2020). On peut ainsi observer dans cette période l’éclosion d’un « existentialisme arabe » forgé dans le contexte de la décolonisation, tel qu’il a été exploré par Yoav Di-Capua (No Exit : Arab Existentialism, Jean-Paul Sartre, and Decolonization, 2018).
22Sartre continuera à soutenir le droit d’Israël à exister et donc à se défendre, mais il s’alignera sur un changement d’attitude politique. « A partir des années 70 », observe Reda Merida, « avec l’intensification et l’exportation de la lutte palestinienne en Europe, l’opinion des intellectuels de gauche concernant Israël commence à se renverser. Jean-Paul Sartre va alors jusqu’à soutenir les opérations suicides des fedayin » (Merida, 2020). Sartre déclare à propos : « J’ai toujours soutenu la contre-terreur contre la terreur institutionnelle. Et j’ai toujours défini la terreur comme l’occupation, la saisie des terres, les arrestations arbitraires, ainsi de suite » (cité dans Merida, 2020).
La résistance ou la terreur : Hamas et la question du « groupe » révolutionnaire
23Si Sartre était en vie aujourd’hui, il serait contraint de choisir entre son soutien à « un État israélien autonome » et la résistance représentée par l’attaque du Hamas, qui vise à détruire cette réalité géopolitique. L’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 serait-elle, pour Sartre, du « contre-terrorisme » ou autre chose ? Une question spéculative, certes. Cependant, nous pouvons aborder cette question en nous demandant si la catégorie sartrienne de « groupe » s’applique au Hamas. Est-ce un groupe révolutionnaire au sens sartrien ?
24Il faut résoudre quelques problèmes avant de pouvoir répondre à cette question :
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le problème de la relativité – groupe terroriste ou révolutionnaire ?
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le problème du type de groupe dans la typologie sartrienne
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le problème de l’intentionnalité des agents (libération/terreur)
25Concernant le premier problème, Sartre n’aura aucune perspective extérieure au conflit. Il est clair que Sartre s’identifie à la fois au droit d’Israël à se défendre contre ceux qui cherchent à le détruire, et à ceux qui résistent à l’oppression israélienne à Gaza et dans les territoires occupés. Car il s’agit en fait de deux résistances : 1) la résistance d’Israël à l’antisémitisme mondial, son statut de dernier refuge contre les forces d’oppression contre les Juifs de tous les pays, oppression rendue palpable par la mémoire de l’Holocauste ; 2) la résistance des Palestiniens contre l’occupation israélienne et la condition de sérialité permanente qu’elle engendre. Nous devrions alors nous demander si le Hamas veut la libération au prix d’une autre terreur, d’une autre oppression. Car selon le Hamas, il s’agit d’une simple inversion : les Juifs devraient être assujettis, expulsés ou pire par un Hamas victorieux. Il ne s’agit donc pas d’une simple « résistance » mais d’une volonté d’assujettissement. Il s’agit bien d’une « contre-terreur contre la terreur institutionnelle », mais c’est une contre-terreur qui aspire elle-même à être une terreur institutionnelle contre les Juifs. La résistance du Hamas est donc catégoriquement différente de celle de l’Autorité palestinienne, qui reconnaît l’existence d’Israël et dont la politique vise une solution à deux États.
26Cela nous ramène au problème numéro deux, le type de groupe que représente le Hamas selon la typologie de Sartre. Il ne s’agit évidemment pas d’un « groupe de fusion » ; il ne s’agit pas d’un rassemblement spontané contre un pouvoir oppresseur ou contre la rareté d’une sérialité. Le Hamas est certainement un groupe efficace ; ce serait un type de groupe que Sartre appelle « organisation », dans lequel « le groupe s’affect[e] d’inertie pour lutter contre l’inertie ». C’est-à-dire que le groupe organisé conserve sa liberté en utilisant sa structure comme une « passivité active » pour ne pas tomber dans la sérialité (Sartre, 1960, p. 494-495). Cependant, dans le cas du Hamas, est-ce une liberté libératrice ?
27Nous voici au numéro trois, l’intentionnalité des agents. Comme nous l’avons observé, le Hamas se déclare pour la libération de tous les Arabes palestiniens, mais cette libération n’est pas une émancipation humaine, car elle présuppose l’asservissement ou même le génocide des Juifs (Hoffman, 2023). Le Hamas ne peut donc pas être un groupe révolutionnaire au sens sartrien, car la véritable révolution vise une émancipation généralisée et non une terreur qui en remplace une autre.
28La Terreur de 1793 n’était pas le but de la révolution qui commença par la prise de la Bastille en 1789, même si elle s’inscrivait dans sa logique contradictoire et implacable. Il faut dire que la liberté est aussi une valeur morale pour Sartre. Dans un entretien de 1974 avec Simone de Beauvoir, Sartre dit : « Le Bien, c’est ce qui sert la liberté humaine, ce qui lui permet de poser les objets qu’elle a réalisés, et le Mal c’est ce qui dessert la liberté humaine » (De Beauvoir, 1987, p. 617). Et J. S. Catalano, dans son commentaire sur la Critique de la raison dialectique souligne qu’ « il est évident mais important de garder à l’esprit que, tout au long de la Critique, Sartre considère toujours le groupe dans la mesure où sa finalité originelle est de donner une plus grande liberté à chaque individu » (Catalano, 1986, p. 185, ma traduction).3
29Il serait bien évidemment impossible de savoir exactement ce que Sartre dirait de la situation actuelle à Gaza, mais je pense qu’il aurait du mal à articuler une position claire, compte tenu de la complexité de la situation et des enjeux de sa philosophie, une philosophie qui ne coïncide pas toujours avec ses déclarations publiques.