Cours de M. Antoine
Compagnon
Quatrième leçon : Généalogie de l'autorité
On imagine volontiers que la notion d'auteur a toujours existé. Or rien n'est moins sûr. Il s'agit bien plutôt d'une notion qui a émergé lentement, avant de se fixer, telle qu'elle nous est familière, entre les Lumières et le romantisme. La notion d'auteur n'existait ni en Grèce ni au Moyen Âge, où l'autorité émanait des dieux ou de Dieu. La Renaissance et l'imprimerie l'ont vue apparaître bien avant qu'elle fût reconnue en droit. La légitimité et l'autorité individuelles de l'auteur sont des idées modernes, idées peut-être éphémère, puisqu'elles furent menacées dès le xixe siècle par l'industrialisation de la littérature et la montée en puissance des grands éditeurs, au moment même où le statut symbolique de l'auteur atteignait pourtant son sommet. Et la notion d'auteur, on l'a signalé, a été déconstruite de manière répétée au cours et surtout à la fin du xxe siècle. Au-delà de sa légitimité philosophique, elle a acquis un statut juridique depuis la fin du xviiie siècle, statut dont on peut penser qu'il est aujourd'hui profondément remis en cause par les nouveaux médias numériques. C'est donc une revue historique de la notion d'auteur que nous allons maintenant entreprendre, en commençant par un détour par l'étymologie.
Auctor
Auctor, c'est « celui qui accroît, qui fait pousser, l'auteur », traduisent couramment les dictionnaires latins. Conrad de Hirsau, grammairien du xie siècle, explique dans son Accessus ad auctores : « L'auctor est ainsi appelé du verbe augendo (« augmentant »), parce que, par sa plume il amplifie les faits ou dits ou pensées des anciens. » L'indo-européaniste Émile Benveniste juge pourtant ce rapprochement traditionnel entre « auteur » et « augmenter » étrange, insuffisant et peu convaincant. Comme, demande-t-il, rapporter le sens politique et religieux éminent de auctor, et de son dérivé abstrait auctoritas, simplement à « augmenter, accroître » ?
Analysant la notion latine d'« autorité », au sens fort, Benveniste rappelle que les substantifs auctor et auctoritas sont issus du verbe augere : auctor est le nom d'agent de augeo, généralement traduit par « accroître, augmenter ». Le thème indo-européen sous-jacent (commun au grec et à l'allemand) signifie classiquement « augmenter ». Dérivé de ce thème, on trouve, à côté d'auctor, également en latin augur, le nom de l'« augure », et augustus. Tous ces mots, scindés en trois sous-groupes (augeo, auctor et augur) appartiennent à la sphère politique et religieuse.
Comment la notion d'autorité (bien avant celle d'auctorialité, d'authorship), demande Benveniste, aurait-elle pu prendre naissance dans une racine signifiant seulement « augmenter » ? Tel est le problème.
Si les notions de auctor et de auctoritas (les auctoritates, ce seront plus tard les extraits des auteurs, c'est-à-dire des écrivains autorisés) se concilient mal avec le sens « augmenter » qui est celui de augeo, c'est sans doute que le sens premier de ce verbe n'était pas celui-là.
En indo-iranien, la racine aug- désigne la force, notamment divine, « un pouvoir d'une nature et d'une efficacité particulières, un attribut que détiennent les dieux ». Mais en latin, quel fut le sens propre du terme premier, qui puisse expliquer les dérivations ? Si auctor ne peut dériver vraisemblablement du sens faible de « augmenter » de augeo, le sens profond et essentiel du verbe reste toutefois dans l'ombre. Augeo se traduit par « augmenter » en latin classique, mais non au début de la tradition. Le sens classique, courant de « augmenter », c'est « accroître ce qui existe déjà ». Or augeo, dans ses emplois anciens, indique non le fait d'accroître, mais l'acte de produire hors de son propre sein, l'acte créateur qui fait surgir, qui est le privilège des dieux et des forces naturelles, non des hommes. Chez Lucrèce, ce verbe renvoie ainsi au rythme des naissances et des morts.
Le sens propre de augeo serait donc « promouvoir », et auctor témoigne encore de ce sens-là : l'auctor est « celui qui « promeut », qui prend une initiative, qui est le premier à produire quelque activité, celui qui fonde, qui garantit, et finalement l'« auteur » ». La notion se diversifie ensuite, mais elle se relie au sens premier de augeo, « faire sortir, promouvoir ». Ainsi s'explique la valeur extrêmement forte de l'abstrait auctoritas : c'est l'acte de production, la qualité du haut magistrat, la validité du témoignage, le pouvoir d'initiative.
Quant à augur, ancien neutre, il désigne la « promotion » accordée par les dieux à une entreprise et manifestée par un présage. L'action de augere est donc bien d'origine divine. Augustus est celui qui est « pourvu de cet accoissement divin ».
Cet ensemble rattaché à augeo s'est ensuite disloqué en cinq groupes : 1) augeo, augmentum ; 2) auctor, auctoritas ; 3) augur, augurium ; 4) augustus ; 5) auxilium, auxilior, auxiliaris. Mais « le sens premier de augeo se retrouve par l'intermédiaire de auctor dans auctoritas » : « Toute parole prononcée avec autorité détermine un changement dans le monde, crée quelque chose » ; elle a le pouvoir qui fait surgir les plantes, qui donne existence à une loi. Et « augmenter » n'est donc qu'un sens secondaire et affaibli de augeo, non pas celui dont dérivent auctor et auctoritas. « Des valeurs obscures et puissantes demeurent dans cette auctoritas, ce don réservé à peu d'hommes de faire surgir quelque chose et - à la lettre - de produire à l'existence. »
Souvenon-nous de ce sens premier, profond, essentiel d'auctor. Ensuite, l'auctor deviendra « celui qui se porte garant de l'oeuvre ». Le dérivé auctoritas fait de l'auteur « celui qui par son oeuvre détient l'autorité », désignant un lien de responsabilité avec l'oeuvre, ou avec le sens de l'oeuvre. Au Moyen Âge le terme auctor dénote celui qui est à la fois écrivain et autorité, l'écrivain qui est non seulement lu mais respecté et cru : tout écrivain n'est pas auteur. Et l'auctoritas devient la citation d'un auctor, sententia digna imitatione.
Enfin, dans le Trésor de la langue française, les deux sens d'« auteur » sont ceux-ci : « I. Celui ou celle qui est la cause première ou principale d'une chose. Synon. créateur, instigateur, inventeur, responsable. II. Domaine des arts, des sc. et des lettres. Celui ou celle qui, par occasion ou par profession, écrit un ouvrage ou produit une oeuvre de caractère artistique. »
Grèce ancienne
En l'absence de la notion d'auteur, l'inspiration est d'abord la notion pertinente. Dans l'Iliade et l'Odyssée, l'aède, c'est-à-dire le poète épique qui déclamait ses propres oeuvres (les termes poème et poète étant ici des anachronismes), reçoit sa parole de la Muse, comme encore dans le dialogue de Platon, Ion, où le rhapsode, c'est-à-dire le chanteur itinérant qui récite et commente des extraits des poèmes épiques, est décrit comme possédé par l'enthousiasme. L'enthousiaste, c'est celui qui est en-theos, qui a un dieu en soi, par qui un dieu parle ; c'est un inspiré, un possédé par la mania, le furor en latin, c'est-à-dire la folie, qui désignera encore le furor poeticus à la Renaissance.
Homère s'adresse ainsi à la Muse au premier vers de l'Iliade pour qu'elle « chante la colère d'Achille », qui sera le sujet du poème. C'est elle, non pas lui, qui chante. Et le poète renouvelle sa prière au deuxième chant, avant le grand catalogue des vaisseaux, un morceau de bravoure. Il demande alors aux Muses :
Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l'Olympe - car vous êtes, vous des déesses : partout présentes, vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit, nous, et nous ne savons rien - dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens. La foule, je n'en puis parler, je n'y puis mettre de nom, eussé-je dix langues, dix bouches, une voix que rien ne brise, un coeur de bronze en ma poitrine, à moins que les filles de Zeus qui tient l'Égide, les Muses de l'Olympe ne rappellent elles-mêmes ceux qui étaient venus sous Ilion (II, 484 sqq.).
La même invocation figure au début de l'Odyssée, attestant une théologie de la parole pour laquelle il y a équivalence entre la Muse et la notion de parole chantée, ou de parole rythmée, dans le milieu des aèdes et poètes inspirés. Les Muses filles de la mémoire, Mnémosyné, sont sacrées dans une civilisation fondée non sur l'écriture mais sur les traditions orales, reposant sur un dressage de la mémoire, comme pour les grands catalogues d'Homère.
Plus loin dans l'Odyssée, le poème met en scène l'aède Démodocos chez les Phéaciens, devant son auditoire. Ulysse lui parle au chant viii : « C'est toi, Démodocos, que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut ton maître, ou peut-être Apollon. » Un dieu « dicte le chant divin » de Démodocos, en accord avec l'origine réputée du récit d'Homère, reçu de la Muse ou des Muses, ou d'Apollon, à l'origine du chant de l'aède.
Chez les poètes inspirés, la mémoire est une omniscience de caractère divinatoire, grâce à laquelle le poète accède aux, voit les événements qu'il évoque ; elle est « la puissance religieuse qui confère au verbe poétique son statut de parole magico-religieuse » (Detienne, 15). Le poète, comme le prophète et le devin, qui, eux, voient en avant, est un « maître de vérité ».
La fonction du poète archaïque est double : « célébrer les Immortels, célébrer les exploits des hommes vaillants », soit l'histoire des dieux et les exploits guerriers. Seule la parole du poète permet aux hommes d'échapper au silence et à la mort (Detienne, 23). La louange du poète accorde à l'homme une mémoire ; le poème s'oppose à jamais à l'oubli.
Chez Hésiode comme chez Homère, dans la Théogonie comme Les Travaux et les jours, « le poète est l'inspiré des Muses, son chant est l'hymne merveilleux que les déesses lui font entendre » (Detienne, 25).
Ainsi l'aède ne peut pas opposer à la Muse son propre savoir. Qu'il s'agisse d'une croyance religieuse ou d'une contrainte générique, en tout cas l'aède ne produit rien de lui-même. Un aède prétentieux figure ainsi au chant ii de l'Iliade, Thamyris : « vantard, il se faisait fort de vaincre dans leurs chants les Muses elles-mêmes [...]. Irritées, elles firent de lui un infirme ; elles lui ravirent l'art du chant divin, elles lui firent oublier comment jouer de la cithare. » Thamyris, aède vantard, est puni pour son défi aux Muses, une forme d'hybris, et il est privé de son chant.
Censé porter la parole de la Muse, l'aède est aussi le porte-parole du groupe devant lequel il chante, auquel il ne peut opposer ses propres valeurs. D'un côté il dépend de la Muse, mais de l'autre il parle sous le contrôle des auditeurs, sans pouvoir s'opposer à aucun des deux, et l'inspiration des Muses est aussi une figuration du contrôle social. Son activité est conçue comme sacrée, mais elle s'inscrit inséparablement dans un rapport de forces.
Le thème est fréquent de l'aède qui se vante de mieux chanter que les Muses et qui est puni. On ne possède donc pas son art ou sa tekhnè, quel qu'il soit (pas plus l'archer ou le tisserand que l'aède, suivant la conception homérique) : la divinité est à l'origine de l'art. Et l'aède homérique n'est jamais pensé comme l'auteur de son chant.
Croyance archaïque, la doctrine de l'inspiration était devenue une convention au ive siècle, lorsque Platon la met en cause. Son dialogue Ion met en scène un dialogue entre Socrate et un rhapsode ; il porte expressément sur l'art du rhapsode mais, à travers sur lui, il vise aussi le poète. Au ve siècle, la distinction entre aède (Homère, Hésiode) et rhapsode (récitant des poèmes dont il n'est pas l'auteur, poèmes de « beaucoup de bons poètes », mais principalement poèmes homériques) est devenue nette, même si les notions de poète et d'auteur, elles, ne le sont pas encore. Ion commente aussi les poèmes homériques qu'il récite, et le dialogue s'engage sur ses commentaires, de l'ordre de la paraphrase élogieuse (dianoiai), plutôt que de l'exégèse allégorique visant les sens cachés du texte (hyponoiai).
Socrate établit que les commentaires du rhapsode ne sont fondés sur aucune tekhnè ou art, puisque, d'une part, ses exégèses ne concernent qu'Homère et non les autres poètes qui traitent des mêmes sujets, et que, d'autre part, elles concernent, chez Homère, ce qui relève de toutes sortes d'arts différents (art militaire, navigation, etc.) qui ont pourtant chacun leurs spécialistes. En vérité, l'argumentation, derrière le rhapsode, conteste les compétences du poète lui-même, Homère derrière Ion. Le poète n'a pas lui non plus d'art en propre, puisqu'il est limité à un genre et qu'il parle de tout.
Au centre, après la critique, le dialogue cède la place à deux longs discours de Socrate, exposant didactiquement la thèse platonicienne sur l'origine de la parole du rhapsode comme du poète. Le rhapsode n'a pas de tekhnè, mais, interprète du poète, il est un anneau de la chaîne qui part de la Muse et aboutit aux auditeurs, et qui est parcourue par l'inspiration divine. Socrate explique ce phénomène par l'image de l'aimant, de la pierre magnétique, dont l'effet s'étend sur plusieurs cercles concentriques : la Muse, l'aède, le rhapsode, le public. Le rhapsode tient son inspiration du poète, qui la tient lui-même de la Muse, et il transmet son enthousiasme à ses auditeurs. Les poètes sont pris par une possession divine (mania), un délire sacré qui leur ôte la raison, comme c'est aussi le cas de devins ou de la Pythie. Et ils ne réussissent que dans le genre où la Muse les pousse. L'inspiration est un don divin qui met les poètes en branle ; elle provoque une perte momentanée de la raison.
Les poètes n'ont donc pas plus de tekhnè que les rhapsodes, mais un délire enthousiaste. Homère, Hésiode, Pindare sont les porte-parole de la Muse. Désormais Platon les critique pour cela. Sa réfutation du rhapsode est conforme au procès des poètes qu'il entreprend ailleurs (Apologie de Socrate, République). Dans le Phèdre, Platon distinguait aussi diverses sortes de délire (maniai) envoyées aux hommes par les dieux : les prophètes, les devins et le poètes.
Un troisième sorte de possession et de délire est celle qui vient des Muses. Lorsqu'elle s'empare d'une âme encore tendre et neuve, qu'elle la transporte, en lui inspirant des compositions lyriques et toutes les autres formes de poésie, et pare de ses charmes d'innombrables exploits des anciens, elle instruit les générations suivantes. Mais celui qui, sans ce délire des Muses, approche des portes de la poésie, persuadé apparemment que l'art suffira à faire de lui un poète, celui-là n'aboutit lui-même à aucun résultat, et son oeuvre poétique, celle de l'homme de sang-froid, est éclipsée par celle des poètes en proie au délire (245 a).
Il y a de l'ironie de la part de Socrate dans cette imputation d'un délire divin aux poètes, et Platon ne respecte plus ce délire sacré au regard de la science et de l'art. Sous l'éloge de l'inspiration, il dépouille le poète de toute faculté propre et de la raison.
Cette contestation va évidemment de pair avec la condamnation des poètes dans la République. Platon met en question la doctrine traditionnelle, archaïque et homérique ; il oppose une rationalisation du discours à la théologie de la parole.
Entre les poèmes homériques et les dialogues socratiques, un changement décisif était apparu avec les poètes choraux du vie-ve siècle, Simonide de Céos et Pindare en particulier, permettant d'illustrer le passage de la pensée religieuse à la pensée traditonnelle. Le poète choral vend son habileté, se fait payer pour ses odes à la gloire des vainqueurs aux jeux, pour ses louanges des hommes. « Simonide est le premier à faire de la poésie un métier : il compose des poèmes pour une somme d'argent », rappelle Detienne (106). Son activité est intéressée, la Muse devient cupide et mercenaire ; le poète force son client à reconnaître la valeur commerciale de son art. Il se déplace, travaille comme un artisan, et cela implique une réflexion sur la nature de la poésie. Ainsi on attribue à Simonide l'adage : « La peinture est une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle. » Or la peinture, elle, est une technique, un art d'illusion. Penser la parole poétique sur le modèle de l'image, c'est admettre son caractère artificiel. « Simonide est à peu près le contemporain d'une mutation qui bouleverse [...] les rapports de l'artiste et de l'oeuvre d'art » (Detienne, 108). La signature apparaît en effet en sculpture et peinture, et le poète se découvre comme un agent par la comparaison avec le peintre et le sculpteur. Tout cela se manifeste à travers une série de métaphores : « construire » ou « tisser » un poème, ou « bâtir » un monument, ce sont les images désormais habituelles pour désigner l'activité poétique. La poésie est un métier, en rupture avec la tradition du poète inspiré et la conception religieuse du maître de vérité. Appliquant la théorie de l'image à la poésie, Simonide est un des premiers témoins de la doctrine de la mimèsis. Une tradition lui attribue aussi l'invention de la mnémotechnique, attestant que simultanément la mémoire n'est plus perçue comme religieuse ni comme fondement sacré de la parole poétique et du statut privilégié du poète.
Vers 450 avant notre ère, ces métaphores artisanales se sont rassemblées dans le verbe poiein, « faire, produire », et ses dérivés poiètès et poièsis. Une nouvelle figure du poète producteur s'impose alors. Si Pindare n'emploie pas ces mots, Hérodote les utilise pour s'en démarquer et présenter l'historien comme témoin à l'opposé du poète.
La poiètès est la préfiguration de la notion d'auteur : situé dans un rapport contractuel avec un commanditaire, il transforme une matière en poème. Les métaphores artisanales de l'art du poète étaient absentes chez Homère, pour qui le tissage était lié à la ruse, à la tromperie de l'auditoire. L'aède, lui ne tissait, ne fabriquait, n'ourdissait rien, mais recevait son discours de la Muse comme un don ; des métaphores artisanales auraient été offensantes pour les divinités.
La notion de poiètès dérive du mot clé qui désigne le travail artisanal, poiein, « faire, fabriquer », en rapport avec un travail rémunéré : le poète choral est rémunéré, il vend sa sophia, son habileté professionnelle, qui lui permet de transformer une matière qui lui est fournie en poème. Il est auteur de ses odes en ce sens seulement, nullement avec l'idée qu'il exprimerait quelque chose qui lui serait propre. Il ne parle pas avec ses propres paroles : dans l'Ion, Platon oppose ainsi l'idiotès, l'« homme privé », qui, lui, est libre de dire la vérité, au poète soumis à son commanditaire, au producteur de poièmata : « vous êtes habiles, vous les rhaspodes ainsi que les acteurs et les poètes dont vous chantez les poèmes ; moi, par contre, je ne dis rien d'autre que la vérité, comme on peut s'y attendre de la part d'un homme privé » (532 d).
Ainsi les époques archaïque et homérique marquèrent peu d'intérêt pour la notion d'auteur, puis le poète choral affirma sa compétence d'artisan ; mais nulle idée du poète comme créateur individuel. Gregory Nagy a même parlé de « poète générique » pour certains poètes archaïques, comme Théognis, qui sont des étiquettes, des fictions dont le corpus, hétérogène, est l'oeuvre d'un ensemble de poètes anonymes composant dans la même tradition. Théognis n'est pas l'auteur historique de ses poèmes, où il dit pourtant je, mais une figure fictive, une signature collective qui assure la cohérence d'un corpus et d'une tradition. Théognis ressemble plus à un personnage qu'à un auteur.
En revanche, le je que l'historien utilise renvoie à sa qualité de témoin (Hérodote), qui n'est soumis à personne : c'est le je désintéressé de l'idiotès ou du citoyen libre. L'historien est une témoin qui dit ce qu'il a vu, par opposition à l'aède comme au poète choral, et c'est pourquoi il se met en scène comme auteur, à la première personne.
Pourtant, la formule d'entrée de l'historien est toujours à la troisième personne au seuil de son oeuvre : « Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches. » Puis il passe à la première personne. De même chez Thucydide. Les premières phrases désignent l'auteur comme absent (un peu comme un nom sur une couverture) ; la première personne qui suit est donc un artifice, au sens ou l'auteur n'est plus là, où on assiste à la transcription d'une voix qui n'est plus. Le je désignant l'auteur réel, historique, apparaît donc chez les historiens, très différent du je fictif du « poète générique ». qui désigne une tradition et assurant une cohérence.
Platon, dans le Phèdre, se méfiera pourtant de ce je absent et de toute écriture, car l'auteur ne peut plus élever la voix pour répondre, et le lecteur risque le contresens. En l'absence de l'auteur, l'écrit est suivant Platon voué à la méconnaissance. « La plus grande sauvegarde sera de ne pas écrire », dit Platon, ce qui explique l'attitude de Socrate. L'attitude est inverse de la confiance du poète choral, qui attend de son poème qu'il garde pour toujours en mémoire fidèlement l'homme qu'il loue. Platon redoute la circulation de l'écrit, comme trahison de l'énonciation, dérive du sens : le discours écrit « s'en va rouler de droite et de gauche [...], et il ne sait pas quel sont ceux à qui justement il doit ou non s'adresser ». L'auteur du poème se sépare avec confiance du monument qui survivra ; le philosophe vit au contraire la tragédie de la disparition de l'auteur, qui ne sera plus là pour se porter garant du sens. Platon craint que l'écrit sans l'auteur soit mal lu ; il demande que ses lettres soient brûlées, car tout autre lecteur que le destinataire les lirait mal. Il laissa cependant des écrits, à la différence de Socrate, car l'Académie qu'il avait fondée avait pour fin de préserver fidèlement l'auteur, le sens de l'auteur, c'est-à-dire de protéger le texte de la dérive que subit fatalement le sens une fois l'auteur mort. Ainsi chez Platon nous trouvons bien une réflexion sur l'auteur, sur l'auteur en tant qu'absent, que mort qui ne contrôle plus ce qu'il a voulu dire. L'auteur émerge chez Platon comme un problème herméneutique.
Bibliographie complémentaire
Benveniste, Émile, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Éd. de Minuit, 1969, 2 vol.
Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 2e éd. Maspero, 1973.
Svenbro, Jesper, La Parole et le marbre : aux origines de la poétique grecque, Lund, 1976.
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