Marie Miguet-Ollagnier : Sodome et Gomorrhe : une autofiction ?
Mon but est de m'interroger sur le statut générique, non de l'ensemble de la Recherche, mais de la 4ème partie de l'oeuvre, la dernière publiée du vivant de l'auteur, Sodome et Gomorrhe. Proust avait peut-être prévu qu'en avançant dans l'écriture, il modifierait ce statut puisqu'il avait lancé Du côté de chez Swann non par une préface comme l'a remarqué Gérard Genette dans Seuils[1] mais par une interview accordée à E.- Joseph Bois, publiée par Le Temps le 13.11.1913. Une interview a un caractère éphémère et ne fige pas définitivement le texte présenté dans un genre strictement défini. Sans doute au cours de l'interview emploie-t-il parfois le mot « roman »[2] mais il lui substitue souvent les mots « livre », « volume », « oeuvre ». Dans un épitexte semi-officiel, une lettre à Louis de Robert[3] destinée à être communiquée à la NRF, l'écrivain dit en fait son insatisfaction devant la dénomination « roman », refusant en tout cas fermement le genre des Mémoires pour conclure : « je serais incapable d'en dire le genre. » Alors qu'en 1913 Proust distinguait nettement « le personnage qui ra-conte, qui dit je » et le moi de Marcel Proust auteur, il est beaucoup moins ferme sur cette distinction comme le remarque encore Genette lorsqu'il publie en 1920 son arti-cle « À propos du style de Flaubert ». Il parle alors d'un « narrateur qui dit je et qui n'est pas toujours moi »[4]. Il faut donc bien en conclure qu'il l'est quelquefois et surtout, c'est ce qui nous intéresse, qu'il le fait savoir. 1920 : c'est le moment où Proust va en avoir fini, avec tant de « guermanderies » et en venir à son véritable sujet qui, dit-il en 1921, commence avec Sodome et Gomorrhe.
Cette quatrième partie de la Recherche n'inaugure-t-elle pas un nouveau statut générique auquel conviendrait le mot « autofiction » qu'a employé Serge Doubrovsky en 1977 dans le « prière d'insérer » de Fils ? Ce terme a été repris par les critiques spécialisés dans la littérature du moi et dans la réflexion sur les genres, Philippe Lejeune, Gérard Genette, Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone - ceci plus spé-cialement pour caractériser des oeuvres où le moi est présent de façon indécidable. Dans cette réflexion je m'appuierai sur le texte de Sodome et Gomorrhe et sur l'épi-texte public et privé tel qu'il s'est constitué du vivant de l'auteur. Nous examinerons ce que Proust a donné à lire directement dans l'oeuvre publiée ou indirectement dans des articles, des lettres pas tout à fait confidentielles, susceptibles d'éclairer la fiction. Mais nous n'utiliserons pas ce que nous avons appris depuis une trentaine d'années, les enquêtes biographiques de Roger Duchêne ou de Jean-Yves Tadié. Ne nous inté-resseront pas les épitextes qui se sont constitués après la mort de Proust.
Peu nous importera en effet que la brusque décision annoncée par le héros à la fin de Sodome et Gomorrhe ressemble à ce qui s'est passé en août 1913 lorsque Marcel Proust quitte Cabourg en emmenant Agostinelli sans repasser par son hôtel. Peu im-porte aussi que le duel fictif de M. de Charlus raconté au chapitre 3 de Sodome II res-semble à celui que Marcel Proust a feint d'engager en 1908 avec le père de Marcel Plantevignes. C'est alors un livre de ce dernier paru en 1966 qui nous l'apprend. En réalité on fait peut-être preuve en refusant ces éclairages d'une réticence que désavoue l'auteur de Sodome et Gomorrhe car elle ressemble à la pudeur suspecte de Bloch condamnée en ces termes avec humour : c'est la pudeur « plus respectable et plus criminelle pourtant, des fils qui vous prient de ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites, afin d'assurer le silence et le repos, d'empêcher qu'on entre-tienne la vie et qu'on crée de la gloire autour du pauvre mort, qui préférerait son nom prononcé par les bouches des hommes aux couronnes, fort pieusement portées d'ail-leurs, sur son tombeau » (III, 489). J'assume donc une pudeur suspecte comparable à celle de Bloch pour regarder avant tout le texte de Sodome et Gomorrhe. Je remarque tout d'abord que l'auteur narrateur donne à espérer mais refuse le pacte du nom. J'étudierai ensuite l'autoportrait fragmentaire que dessinent ensemble des personnages réels et des figures de fiction. J'étudierai enfin la face cachée du héros à la fois dissimulée et trouvant des ruses pour se faire deviner.
I/ L'attente déçue d'un pacte du nom.Vers le début du chapitre 1 de Sodome et Gomorrhe II, Proust laisse le lecteur pen-ser que le pacte définissant le genre de l'autobiographie par l'affirmation d'une identité de l'auteur confondu avec le héros et le narrateur, pourrait bien être scellé puisqu'à propos de la défaillance de mémoire concernant le nom de Mme d'Arpajon, la parole est donnée au lecteur narrataire interpellant Marcel Proust en ces termes : « puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l'auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu'il est fâcheux que, jeune comme vous l'étiez (ou comme était votre héros s'il n'est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d'une dame que vous connais-siez fort bien. » (III, 51). La supposition est donc donnée comme pertinente, il n'est pas naïf d'identifier l'auteur et le héros ; de l'auteur sont exhibés l'âge approximatif - il a plus d'expérience qu'un jeune homme faisant ses débuts dans le monde - et les caractéristiques d'écriture : de longues digressions. Le nom du héros pourrait être livré et confronté à celui de l'auteur à cette occasion mais le narrataire est invité à réfréner sa curiosité ; sur un ton désinvolte, on lui refuse le droit à la parole après le lui avoir accordé : « taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit. » (III, 52).
A trois autres reprises et ceci dans chacun des trois premiers chapitres de Sodome et Gomorrhe, le récit laisse espérer que le pacte autobiographique sera signé et dans chacune de ces trois circonstances l'attente est déçue. La première occasion se situe lors de l'entrée chez la princesse de Guermantes. Le héros qui n'est pas sûr d'être invité redoute le moment où l'aboyeur va prononcer son nom, ce qui entraînera peut-être son expulsion. Or ce nom se réduit pour le lecteur à des « syllabes inquiétantes » que hurle l'huissier « avec une force capable d'ébranler la voûte de l'hôtel » (III, 38).
Deuxième vaine attente du lecteur au chapitre 2. Dans le petit train qui achemine les invités des Verdurin à la Raspelière, le docteur présente le héros à la princesse Sherbatoff « laquelle s'inclina avec une grande politesse, mais eut l'air d'entendre mon nom pour la première fois » (III, 285).
Au chapitre 3 le héros vient en visite avec Albertine chez les Verdurin qui, n'étant pas prévenus, ne sont pas dans le château mais au jardin. Un domestique depuis peu de temps à leur service va chercher Mme Verdurin, annonce des visiteurs mais en déformant le nom du héros : « je vis bien que le nouveau domestique, plein de zèle mais à qui mon nom n'était pas encore familier, l'avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d'hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n'importe qui. » (III, 391). Le récit a auparavant multiplié les mentions de cuirs ou de prononciations déformées notamment lorsqu'il s'agissait de patronymes et l'auteur en a tiré des effets comiques. Le lift a entendu Camembert au lieu de Cambremer. Mme de Cambremer-Legrandin met sa fierté à dire Ch'nouville au lieu de Chenouville, Uzai au lieu d'Uzès. Pendant quelque temps elle croit bon de dire Saint-Loupe au lieu de Saint-Loup. Mais nous ne saurons jamais de quelle façon a été déformé le nom du héros et s'il coïncidait avec celui de l'auteur. Ces occasions manquées réparties sur trois chapitres sont le signe de la ferme organisation de Sodome et Gomorrhe, la partie la mieux composée de la Recherche comme le dit à juste titre Antoine Compagnon. Elles sont à mettre en rapport avec les trois vagues d'étymologies de Brichot, les trois recours mentaux du héros aux tragédies bibliques de Racine pour traduire le désir homosexuel, sans compter bien sûr, si on regarde l'ensemble de la Recherche, les trois clochers de Martinville, les trois arbres d'Hudimesnil, les trois initiateurs à l'art.
II/ Fragments d'un autoportrait.
Si le nom du héros est refusé en revanche un résumé de sa vie et des fragments de ce qu'on peut supposer un autoportrait du narrateur confondu avec l'auteur s'introduisent dans Sodome et Gomorrhe. L'autoportrait le plus incontestable étant donné l'autorictas de ses auteurs, les soeurs courrières de Balbec, est placé presque au centre de Sodome et Gomorrhe II. Les auteurs sont deux personnages réels, Céleste Albaret et Marie Gineste, présentées comme étant au service d'une vieille dame étran-gère mais se conduisant en fait comme si elles étaient attachées depuis longtemps à la personne du héros. L'exigence référentielle qui est celle de la littérature autobiogra-phique est donc respectée en ce qui concerne deux témoins privilégiés de la vie du héros, de son intimité, de son passé. Depuis 1914, date à laquelle Céleste Albaret est entrée au service de Proust, se faisant parfois aider de sa soeur Marie Gineste, tous ceux qui essayent de rendre visite à l'écrivain doivent passer par Céleste. Il y a une notoriété semi-officielle de Mme Albaret. En l'introduisant en compagnie de sa soeur, l'auteur de ce qui devient ainsi une autofiction ne cède pas à un pieux devoir de re-connaissance mais il se sert d'elle comme garant de renseignements sur lui-même qu'il tient à communiquer mais qu'il jugerait maladroit de présenter en son nom pro-pre. Il a reconnu en 1920 dans son article sur le style de Flaubert que le personnage disant je était quelquefois lui-même. Je viens de mentionner la place centrale de l'au-toportrait dans Sodome et Gomorrhe II ; en effet dans l'édition Folio 200 pages le précèdent, 176 le suivent.
Les propos des deux soeurs éclairent les origines familiales du héros, topos presque incontournable de la littérature du moi. Le fils, disent-elles, est le portrait de la mère qui semble l'avoir tiré d'elle-même : « je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait » (III, 240). La vie du père, apprenons-nous, a été remplie par sa pro-fession et sa passion du travail. Entre dans « l'espace autobiographique » selon l'ex-pression de Philippe Lejeune, la dédicace que Proust a jadis faite à son père en 1904 de sa traduction annotée de la Bible d'Amiens de Ruskin : « À la mémoire de mon père frappé en travaillant le 24.11.1903 ». La dédicace se voyait alors à son tour ren-forcée par l'épigraphe empruntée à Ruskin : « Puis vient le temps du travail... ; puis le temps de la mort qui dans les vies heureuses est très court. » Il y a une continuité entre le paratexte ancien et la fiction de 1922 car nous lisons dans Sodome et Gomor-rhe cet avis que le héros déclare entendre dans les chemins de Balbec : « En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonné l'heure du repos éternel. » (III, 401). Sur la profession du père le roman est à la fois déceptif et proche d'une exigence référentielle. Déceptif : chez la princesse de Guer-mantes, quelqu'un demande au fils s'il embrassera la carrière du père, sans que celle-ci soit précisée. Mais au cours d'un dialogue avec le héros, « une petite dame brune » donne cette information : « L'empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé à Petersbourg. » (III, 66). Quelques lecteurs de l'époque savaient que le médecin hygiéniste Adrien Proust avait effectué une mission en Russie en 1869. Proust qui, au temps de ses travaux sur Ruskin avait admiré dans les cathédrales gothiques des petits personnages cachés au regard, esquisse ici une modeste silhouette du père.
La conversation de Céleste et de Marie, pour revenir à elle, nous fait connaître quelques caractères physiques du héros : une chevelure noire, et des traits moraux : il est autoritaire et dominateur. Découverte comme par hasard dans un tiroir, une photographie de l'ancien petit prince permet de céder à un autre topos presque obligé de l'autobiographie : l'évocation des premières années. On découvre un garçonnet en « fourrures et dentelles » (III, 241) avec une petite canne, il a été surprotégé, féminisé, il a vécu dans le luxe. L'adulte mondain qu'ont devant elles les courrières est un enfant prolongé, « gaspilleur » (III, 240), ayant eu la chance de « naître dans le rang des riches », faisant changer des draps qui n'ont qu'un jour, jetant un croissant qui a effleuré son lit.
L'autoportrait central se complète de quelques touches disposées çà et là dans le roman à l'intention des amis et des relations qui connaissent les manies de l'auteur frileux. On le voit revêtir un pardessus malgré la grande chaleur (III, 117). Du vivant de Proust cette frilosité était légendaire et Léon Daudet l'avait évoquée en 1917 dans Salons et journaux. Le texte s'ouvre aussi au paratexte et fait savoir au lecteur de Pas-tiches et mélanges, recueil publié en 1919, que celui qui dit je en 1922 a le talent virtuel d'un pasticheur. Ainsi lorsqu'il est question du philosophe norvégien, le narrateur coïncidant avec l'auteur des Pastiches déclare qu'il pourrait imiter le lan- gage de ce philosophe (III, 374) mais qu'il s'en abstient pour ne pas ralentir le récit.
Mais un autre autoportrait plus grave et relatif à la vie austère du narrateur, con-temporaine de l'écriture du livre majeur, se trouve inséré dans le développement sur le sommeil et le rêve, vie privilégiée au sortir de laquelle on s'éveille « neuf, prêt à tout » (III, 371), libéré de l'habitude et des lois de l'intelligence. Le texte commence et s'achève en méditant sur cette catégorie générale, « le dormeur », faisant l'expé-rience d'une sortie du temps. C'est le Proust adoptant un langage « ondrogyne » selon l'expression d'Emily Eells[5], remontant aux origines pour rencontrer la race androgyne des premiers humains. Au centre de ce développement général on lit tout à coup un passage solennel à la première personne : « je peux en témoigner, moi l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres » (III, 371). Le narrataire avec lequel le narrateur auteur scelle ici un pacte est d'abord le même que celui à qui Céleste apporte son témoignage : c'est l'en-semble des amis, des proches, à qui Proust fait habituellement fermer sa porte ou n'accorde - comme à Gide - que de rares rendez-vous nocturnes. Toutefois il lui laisse entendre qu'il ne s'agit pas des manies d'un hypocondriaque mais d'une ascèse nécessaire à la clairvoyance : il est l'aveugle voyant. Il confie également qu'il sacrifie sa vie à une tâche surhumaine. En cela il est digne de ce père que Céleste a évoqué. Le narrataire contemporain est dépassé au profit de l'ensemble des lecteurs suscepti-bles de prendre une vocation au sérieux. Un personnage appartenant cette fois à la fiction romanesque et non à la vie réelle comme Céleste, ou à une vie en dehors du temps comme celle de l'étrange humain, confirme de place en place le caractère valétudinaire d'un narrateur souffrant de maux réels ou imaginaires, je veux parler du marquis de Cambremer comparant les étouffements du héros à ceux de sa soeur, le prévenant qu'après la violente crise qu'il vient d'avoir (III, 494) le lendemain matin il ne pourra pas se tenir debout. Ainsi trois instances narratives, Céleste, personnage réel, le narrateur, auteur d'un texte au genre indécidable en même temps que de pasti-ches connus d'un public lettré, enfin M. de Cambremer s'unissent pour dessiner un portrait aux lignes partiellement concordantes : ce dernier le voit du dehors, Céleste pressent une autre dimension, le narrateur essaye de se faire deviner dans sa vérité essentielle.
L'aspect semi-référentiel de Sodome et Gomorrhe que nous nous sentons ainsi autorisée à appeler autofiction, apparaît encore dans le grand nombre de lieux et de personnages réels appartenant aux relations familiales, intimes, sociales de Marcel Proust. Proust joue à insister sur le 40bis Boulevard Malesherbes où aurait habité le grand oncle de son héros. Il mêle ainsi le boulevard qui a été effectivement celui de la demeure de ses parents jusqu'en 1900 et le numéro 40bis qui a été celui de ses grands-parents maternels qui habitaient au 40bis rue du Faubourg-Poissonnière [6]. C'est l'homme privé Marcel Proust qui déplore avec émotion la mort de Bertrand de Fénelon, diplomate, ayant donc eu une existence officielle, disparu en 1914 : « ayant pour ami le plus cher l'être le plus intelligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l'ont connu, Bertrand de Fénelon » (III, 168). Le ton ému incline le lecteur à penser, même en dehors de toute enquête biographique, que Bertrand de Fénelon a été un ami particulier.
Enfin le héros narrateur comme Marcel Proust a appartenu à une histoire parisien-ne dont des figurants reconnaissables peuplent la fiction Sodome et Gomorrhe. Proust multiplie plus que dans les parties précédentes de la Recherche les signes amusés adressés aux personnes du Tout Paris qui le reçoivent ou l'ont reçu : la princesse de Caprarola (III, 141), Montesquiou, le prince de Sagan, Mme Greffulhe - non direc-tement nommée mais désignée comme la soeur du prince de Chimay (III, 73), Mme Standish, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Mme Léon Daudet dite Pampille : ces deux dernières sont nommées pour leurs ouvrages relatifs à la gastronomie. Leur no-toriété dans un milieu parisien à une époque voisine de celle où écrit Proust, enracine sa fiction dans le réel. De même les échos mondains écrits dans Le Gaulois ou Le Figaro dont Sodome et Gomorrhe fait souvent état, renvoient le lecteur contemporain de Proust à l'activité d'échotier qu'il a eue au début du siècle.
III/ « Front (...) qui caches tant de choses »
Sodome et Gomorrhe nous invite enfin à essayer de justifier les propos mystérieux de Céleste : « front qui as l'air si pur et qui caches tant de choses » (III, 242). Le texte nous donne des clés de lecture nous invitant à trouver à l'intérieur de la fiction des transpositions d'éléments autobiographiques qu'en principe l'auteur ne tenait pas à révéler.
Le mouvement sioniste, explique Sodome I, est la métaphore de la cité sodomite. Jeanne Bem a bien montré comment les deux races maudites échangeaient leurs qualités[7], Sion servant de comparant au comparé Sodome. Ceci nous permet de dé-crypter la proclamation du je en position risquée de voyeur lors de la conjonction Charlus / Jupien : « moi qui viens d'avoir plusieurs duels sans aucune crainte à cause de l'affaire Dreyfus » (III, 10). Si Sion est l'équivalent de Sodome, la réciproque est au moins possible. Nous sommes autorisés à lire : moi qui suis prêt à me battre en duel pour Sodome. Le duel esquissé en 1897 contre Jean Lorrain ayant insinué que Proust était l'amant de Lucien Daudet, ce duel est encore présent à l'esprit de quelques lecteurs de 1921. Proust s'est plu à en rappeler le souvenir en décembre 1907 dans une notice nécrologique publiée par Le Figaro lors de la mort d'un de ses témoins, Gustave de Borda. Cette notice est donc un épitexte public. Une lettre adressée à Jean de Pierrefeu en 1920[8] et rappelant une menace de provocation en duel à propos d'insinuations analogues, est un épitexte qui, au départ est privé mais qui, étant donné le métier de journaliste de Jean de Pierrefeu, a vocation à devenir semi-officiel.
De même un développement sur le rêve dans le chapitre 3 de Sodome II fournit une sorte de clé des songes : « Un homme y apparaît au bout d'un instant sous l'aspect d'une femme. » (III, 370). Il faut comprendre que la femme vue en rêve est la nature profonde, enfouie, de celui qui a une apparence masculine. C'est l'explication donnée à plusieurs reprises sur M. de Charlus et ses semblables ; il est de ces « fem-mes angéliques » qui « ont été comprises par erreur dans le sexe masculin » (III, 357).
Or Sodome et Gomorrhe insiste à mainte reprise sur la femme que le héros narrateur porte en lui, sans en tirer toutefois la conséquence d'une appartenance à la famille des Charlus. Le cou qu'il tourne avec souplesse selon Céleste (III, 240), les « petites mains de satin tout pelucheux » (III, 241), les « joues amies et fraîches comme l'inté-rieur d'une amande », le « teint clair », donnent à voir des attraits physiques féminins. Sodome et Gomorrhe contient d'autre part plusieurs développements théoriques sur le flair infaillible qu'à l'inverti, autrement dit l'homme-femme, pour détecter son semblable : « De profession à profession à, on se devine, et de vice à vice aussi. » (III, 39). Or se multiplient dans la fiction les scènes où on voit le héros inspirer du désir à des hommes-femmes. Dans la soirée chez la princesse de Guermantes, M. de Vau-goubert lui parle « d'un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s'agiter comme s'il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. » (III,45). Par mimétisme botanique, pour complaire à son mari, Mme de Vaugoubert est devenue femme-homme, elle voit le héros avec le regard concupiscent de son époux : « L'at-trait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu'elle alla jusqu'à m'empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d'orangeade. » (III, 4è).
Envoyé par Charlus en émissaire vers Morel dans la scène du duel fictif, le héros est l'objet de sollicitations on ne peut plus claires de la part de Morel (III, 452). Il s'agit de faire une partie de canot, de passer la soirée ensemble, de faire de la musi-que. Se réveille chez le lecteur de « Combray » le souvenir des propos amusés des voisins de Vinteuil sur la musique que font la fille de celui-ci et son amie.
Les dénégations du narrateur déclarant être d'une indifférence absolue à l'égard de Charlus et de Morel, ressemblent à l'apparence virile et réservée que tient longtemps à se donner le baron. Elles risquent d'être senties par le lecteur de même nature que les dénégations formulées dans « Combray » à propos de la « terre promise ou mau-dite », Roussainville (I, 150) dans les murs duquel le narrateur déclare n'avoir jamais pénétré.
Mais si le héros se déclare insensible aux avances de Morel il avoue une émotion allant jusqu'aux larmes lors de la contemplation d'une sorte de demi-dieu, l'aviateur s'arrachant à la terre dans un aéroplane qui pique vers le ciel, sa véritable patrie (III, 417). Lorsqu'il se sent alors ramené au temps de la Grèce, le lecteur est invité à se souvenir des propos tenus dans Sodome I sur l'âge d'or de la Grèce, temps d'une homosexualité innocente. Le même lecteur ne peut plus manquer de faire un rapprochement entre le Charlus centaure - image de bisexualité - qui s'est découvert dans Sodome I, et le héros faisant corps avec son cheval dans ce même épisode de la rencontre avec l'aviateur. Le héros se souvient en outre à ce moment de l'aquarelle mythologique d'Elstir, « Jeune homme rencontrant un centaure ». Enfin c'est Proust lui-même qui semble vouloir faire lire cette fiction comme une autofiction lorsqu'il republie en 1919 dans Pastiches et mélanges l'article de 1907 « Impressions de route en automobile » où est cité le nom de son chauffeur Agostinelli ; il ajoute une note autobiographique : « Je ne prévoyais guère quand j'écrivais ces lignes que sept ou huit ans plus tard ce jeune homme me demanderait à dactylographier un livre de moi, apprendrait l'aviation sous le nom de Marcel Swann dans lequel il avait amicalement associé mon nom de baptême et le nom d'un de mes personnages et trouverait la mort à vingt-six ans, dans un accident d'aéroplane, au large d'Antibes. »[9] Anonyme dans la
fiction, l'aviateur reçoit un nom dans Pastiches et mélanges, recueil qui joue ainsi le rôle d'épitexte. Incompréhensibles dans l'épisode romanesque, les larmes du héros deviennent des larmes de deuil par l'explication qu'en donne la note ajoutée en 1919. Cette même note révèle l'intimité fusionnelle supposée par le nom d'emprunt Marcel Swann. Double intimité : avec la vie privée, Marcel, avec la vie littéraire : Swann. Eclairée par le paratexte la fiction devient autofiction. Quant à l'article de 1907, apparemment autobiographique et référentiel lors de sa parution dans Le Figaro, il avait alors un aspect semi-fictionnel puisque son auteur imaginait que les parents du voyageur étaient vivants et se levaient la nuit pour accueillir chaleureusement leur fils et son compagnon chauffeur.
Un troisième moyen fourni par Proust lui-même et cette fois au coeur de la fiction, sans recours au paratexte, pour décrypter le texte et en permettre une lecture autobiographique, est constitué par le répertoire de références littéraires empruntées aux pièces bibliques de Racine. Ce répertoire révèle un imaginaire commun de Char-lus et du héros narrateur. Ces « jeunes gens en fleurs » selon l'expression d'Antoine Compagnon[10] ont des charmes ambigus, végétaux, ils exposent l'hermaphroditisme qui a existé aux origines de la vie.
Le rythme ternaire se prolongeant en quaternaire qu'on observe dans les trois séances d'étymologies d'un Brichot dont le narrateur prend ensuite le relais, s'observe aussi pour ces citations d'Esther et d'Athalie : c'est à trois reprises que le héros traduit le désir de l'inverti par des vers de Racine pour dire la concupiscence de M. de Vau-goubert, de Nissim Bernard, de Charlus. Enfin dans un quatrième temps c'est Charlus lui-même qui cite des vers d'Esther, si bien que le baron dans son travestissement profanatoire paraît au lecteur le disciple du héros. De même le héros disant que Par-ville vient de paterni villa se fait le disciple de Brichot. L'important est l'effet de lecture ici induit. Le narrataire - et ici il ne s'agit plus d'un narrataire contemporain de Proust, mais d'un narrataire en dehors du temps - peut légitimement conclure que Charlus et le héros appartiennent à un même univers mental régi par un imaginaire du travestissement. C'est ce qui se cache sous ce « front si pur » dont parle Céleste et que Proust donne les moyens de découvrir au lecteur attentif.
Et pourtant à l'époque où se prépare la parution de Sodome et Gomorrhe, Proust dans sa correspondance prend des précautions comiques pour qu'on ne puisse pas lire une ressemblance entre le héros narrateur et Charlus et pour que Sodome et Gomorrhe n'apparaisse pas comme une confession déguisée. Une lettre d'octobre 1921 adressée à Henri Duvernois, directeur des uvres libres qui va publier sous le titre Jalousie une partie de Sodome et Gomorrhe II, demande la rectification d'un erratum. Proust craint que cet erratum ne favorise une lecture erronée du texte et de celui qui en est l'auteur : « On a mis à propos des invertis que j'avais ce jour-là même été « initié » dans l'après-midi. Or ce n'est pas du tout cela. Dans l'après-midi j'ai vu M. de Charlus lever quelqu'un. Cela peut se dire une découverte, ou comme vous voudrez ; mais initié semblerait dire que « le personnage qui dit je » est inverti. Or c'est tout le contraire. »[11]. Proust craint non seulement que ce je qui, il doit le reconnaître, a des points communs avec lui, soit mal compris mais aussi qu'on en fasse une lecture autobiographique dans un domaine où il estime l'avoir mis à l'écart.
Il faut donc conclure à un dédoublement sinon à une duplicité de Proust. L'homme privé se met à couvert, l'écrivain prend ce risque d'être découvert dont s'enorgueillit le héros de Sodome I, ayant le courage de traverser la cour à l'air libre. J'ai supposé dans un article ancien[12] que ce courage ressemblait à celui d'un dompteur jouant dangereusement avec les fauves jusqu'au jour où il est mangé. Les fauves sont l'opinion avec laquelle Proust engage un jeu risqué : laisser entendre qu'il ressemble à ceux qui « en sont » pour qu'on ne le croie pas. Il est partiellement découvert mais non nommé. Le nom est réservé à des témoins vivants ou morts, identifiables, Céleste ou Bertrand de Fénelon. Ceux-ci se mêlent à des personnages de fiction, cyniques ou burlesques, Morel, M. de Cambremer. Tous ensemble sont chargés de réfracter différents aspects d'un héros ondrogyne, androgyne.
Le texte cité renvoie au tome III de À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, nouvelle édition, 1988.
[1] Gérard Genette, Seuils, Le Seuil, 1987, p. 330.
[2] « Swann expliqué par Proust » in Contre Sainte-Beuve Essais et articles, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 557 - 559.
[3] Citée par Gérard Genette, op. cit., p. 348.
[4] Contre Sainte-Beuve Essais et articles, op. cit., p. 599.
[5] Emily Eells, « Proust ondrogyne » in Marcel Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne 1, Minard 2000, p. 335 - 350.
[6] Jean-Yves Tadié, Gallimard, 1996, p. 32.
[7] Jeanne Bem, Le juif et l'homosexuel dans À la recherche du temps perdu, Littérature n° 37, 1980.
[8] Correspondance, t. XIX, Plon, 1991, p. 48.
[9] Contre Sainte-Beuve Essais et articles, op. cit., p. 66.
[10] Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Le Seuil, 1989, p. 82.
[11] Correspondance, t. XX, Plon, 1992, p. 481.
[12] Marie Miguet-Ollagnier, « Le jeu du dompteur dans Sodome et Gomorrhe », Revue d'Histoire littéraire de la France, n° 4-5, 1991.