Les Œuvres complètes de Rousseau : l’édition du troisième millénaire
1Le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau aura vu fleurir, en 2012, une quantité impressionnante de célébrations, de colloques, de conférences, d’expositions, de publications, et une entreprise de publication des Œuvres complètes menée rapidement à bon port par les éditions Champion. Les sceptiques étaient en droit de se demander s’il était vraiment nécessaire de réaliser presque en parallèle, quoiqu’avec une temporalité de réalisation décalée et retardée, une autre vaste entreprise de publication des Œuvres complètes du même auteur, patronnée celle-ci par les éditions Garnier. Rousseau n’est certes pas un auteur comme les autres, il a toujours déchaîné les passions, alimenté les conflits et exacerbé les rivalités. Mais que pouvait-il donc y avoir de si nouveau à trouver dans le corpus de ses écrits déjà scrutés, épluchés, anatomisés jusque dans leurs plus discrètes virgules par des générations de chercheurs dévoués et souvent fétichistes ? Outre qu’il est difficile d’être véritablement novateur en labourant des champs aussi intensément fréquentés depuis aussi longtemps, l’équipe moins véloce de chez Garnier n’était-elle pas vouée à réchauffer les quelques trouvailles émergées des recherches les plus récentes ? Alors que tant d’auteurs injustement méconnus attendent encore impatiemment les premières Œuvres complètes qui rendront enfin justice à leur singularité hétérodoxe (Tiphaigne de La Roche, Bordelon, Mouhy, Chassaignon), pourquoi remettre tant d’énergie à ré-exhumer une œuvre dont tout semble nous dire qu’elle est déjà mise en pleine lumière ?
2À ces interrogations légitimes, le premier volume de l’édition Garnier a répondu d’une façon admirablement désarmante — en prenant à contrepied les anticipations, en faisant exploser les cadres prescrits, en rusant avec les normes d’usage, mais surtout en excédant de toutes parts ce que les attentes les plus folles étaient en droit d’espérer, et cela sans manquer de respecter à la lettre le cahier des charges le plus exigeant. Le contrepied débute par le choix de commencer par la fin. Le premier volume publié est en réalité le dernier de la série, celui qui rassemble en un tome XX les ultimes écrits de Rousseau, Les Rêveries et la trentaine de cartes à jouer, sur lesquelles il rédigeait (dans ses promenades ?) quelques notes ou quelques idées amenées à prendre place en tel ou tel détour de ses écrits.
3Derrière les contingences des rythmes variables de préparation d’une aussi vaste entreprise, l’introduction souligne clairement qu’il s’agit d’un choix — d’un choix assumé et d’un choix hautement significatif : les Œuvres complètes de Rousseau sont à lire en commençant par la fin. Non seulement parce que c’est le mode de lecture que Jean-Jacques conseille explicitement à son lecteur, mais surtout, comme l’illustre parfaitement l’introduction, parce que c’est en le prenant par derrière qu’on lui fera les plus beaux enfants dans le dos. Comme ces grands peintres dont une exposition posthume permet de voir la progression tâtonnante, contradictoire, contingente, vers des formes qui s’imposent petit à petit et viennent donner sens, rétrospectivement, jusqu’aux premiers essais de jeunesse, de même, lire Rousseau par la fin lui confère une intelligibilité renouvelée — pas forcément meilleure ni plus définitive (les rétrospections téléologiques ont aussi leurs écueils), mais puissamment convaincante et surtout inspirante. Car « la fin » de Rousseau est éminemment problématique : si Les Rêveries s’efforcent de nous faire croire que c’est une fin de sérénité et de détachement, les cartes à jouer et les extraits tardifs de la Correspondance et des témoignages de contemporains nous rappellent que c’est aussi une fin de folie — géniale et visionnaire, mais aussi douloureuse et contagieuse. Relire Rousseau par la fin, c’est donc certes se mettre en position de saisir la profonde cohérence de son système, derrière les contradictions apparentes de ses surfaces miroitantes. Mais c’est aussi faire la part de l’incontournable démence qu’il décèle au cœur de nos communications humaines.
4Le plus grand mérite de cette édition des Rêveries est en effet de ne pas reculer devant la folie de son objet, ainsi que de son projet. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des deux co-éditeurs s’est frotté à Lacan dans ses années de formation : il fallait rien de moins que cela pour être à la hauteur du défi. La folie tient d’abord à la démesure quantitative : pour une petite centaine de pages de texte de Rousseau, les éditeurs compilent un volume dix fois plus gros (908 p.) ! Même Mallarmé n’avait pas connu ça. Toutes les variantes du manuscrit sont bien entendu recensées, évaluées, commentées, dans un dispositif bi-paginal qui donne le texte à droite et l’appareil critique à gauche, tout en insérant de nombreuses images de bouts d’écrits particulièrement problématiques ou d’autres documents illustratifs. Mais la démesure tient surtout à un imposant dispositif de notes explicatives qui épluche sur 250 pages chaque recoin du texte (jusqu’à l’interjection Eh !).
5C’est d’une part l’occasion de construire une énorme chambre de résonances, une véritable cathédrale baroque où les pans les plus divers et les moins connus de l’œuvre rousseauiste entrent dans des dialogues étonnants (et parfois détonants). C’est d’autre part l’occasion de resituer les rêveries de ce solitaire volontairement exilé du monde dans le tissu des propos et rumeurs dans lequel il reste inscrit même s’il fait mine de le laisser derrière lui. Comme dans la merveilleuse édition que le même Alain Grosrichard avait donnée des Confessions chez GF, ces luxuriantes notes explicatives sont surtout l’occasion de multiplier les perspectives interprétatives qui, à partir d’un détail apparemment insignifiant, esquissent des chemins de traverse donnant à voir de multiples envers insoupçonnés d’un décor trop familier.
6La folie de cette édition démesurée est donc avant tout généreuse : elle donne sans compter. Bon nombre de ces notes contiennent en germe le matériau, voire l’ébauche argumentative, de tout un article, et ce sont des dizaines d’essais interprétatifs qui sont ainsi proposés au lecteur, à l’étudiant, à la communauté rousseauiste. La générosité tient aussi au riche Lexique qui, sur une quarantaine de pages, aide à comprendre certains mots rares (« Chevêche ») et fait le point sur quelques mots-clés (« Délicieux »), quand il ne révèle pas un néologisme ou une connotation inattendue (« Distraire »). La générosité consiste aussi à fournir en annexe 150 pages de Lettres et documents, qui rassemblent toute une série de témoignages aidant de façon polyphonique à comprendre ce qui se disait autour de Rousseau durant les dernières années de son existence. Son double statut de superstar et de reclus, d’adulé (qui se sent) persécuté, se déploie ici dans toute sa dense complexité, sans qu’on n’ait besoin de lire l’ensemble de la Correspondance de Leigh ni des périodiques de l’époque.
7Quoique sans doute non exhaustive, la large collection d’extraits proposés ici constitue un dossier essentiel pour comprendre les affres de cette célébrité qu’Antoine Lilti a si brillamment analysée dans Figures publiques (Fayard, 2014). La folie de Rousseau n’est pas tant la sienne propre que celle d’instances de médiatisation alors en train de se mettre en place, dont il fut tout à la fois le premier bénéficiaire et la première victime, mais dont les dynamiques ont depuis envahi et structuré l’ensemble de notre sphère publique. Le désarroi du pauvre Jean-Jacques est encore le nôtre face aux emballements apparemment incompréhensibles de nos envoûtements médiatiques : « les uns me recherchent avec empressement, pleurent de joie et d’attendrissement à ma vue, m’embrassent, me baisent avec transport, avec larmes ; les autres s’animent à mon aspect d’une fureur que je vois étinceler dans leurs yeux, les autres crachent ou sur moi ou tout près de moi avec tant d’affectation que l’intention m’en est claire. Des signes si différents sont tous inspirés par le même sentiment, cela ne m’est pas moins clair. Quel est ce sentiment qui se manifeste par tant de signes contraires ? » (carte [22], p. 645). Les marquises venant ingénument rendre visite au grand homme, les yeux encore gros des torrents de larmes que leur a arrachées La Nouvelle Héloïse, ne comprennent pas plus les rudesses du « Rhinocéros » que celui-ci ne comprend ce qui lui vaut cette célébrité d’animal de cirque. En recadrant le promeneur solitaire dans son envers symétrique qu’est la célébrité médiatique, ces généreuses 150 pages d’annexe nous font remonter aux sources des folies qui se déchaînent aujourd’hui encore sous prétexte de « burkini », de « populisme » ou de « terrorisme ».
8Que toute communication soit de l’ordre du malentendu, du non-dit, du substitut et du surinterprété, c’est bien ce que met en scène l’introduction de ce tome XX, qui sert de facto d’introduction à l’ensemble du projet éditorial. Car cette introduction est, à proprement parler, une histoire de fous… Un dialogue montre un lecteur réveillant un professeur rêveur, qui n’en finit pas de terminer son introduction au dernier volume des OC, qui sera le premier de la série — pour lui apprendre que « ces Messieurs de chez Garnier » l’ont fait paraître en substituant un dialogue (celui qu’on lit) à l’introduction du professeur. S’ensuivent 50 pages dignes du Diderot de la plus belle heure, où Lefrançois et le lecteur, sous couvert de deviner de quoi sera faite l’introduction du professeur-rêveur, ébauchent une interprétation qui redimensionne la chronologie éditoriale des dernières années de Rousseau autour de la date-clé du 20 décembre 1776, jour où le Courrier d’Avignon a annoncé par erreur la mort de Jean-Jacques, suite à l’accident de Ménilmontant. Il faudra passer par Descartes, Zénon, mais aussi Jurassic Park, pour arriver dans les jardins du parc d’Ermenonville, où lecteur, professeur, éditeur, auteur, promeneur et rêveur seront tous élevés au statut de revenants — immortels parce qu’êtres de papier et de langage, signes voués à une sémiose infinie. J.-J., Rousseau et le François, A.G., le professeur et Lefrançois (Jacob), le lecteur, son double et l’odd couple des éditeurs : tout cela virevolte avec une virtuosité proprement affolante, à travers laquelle tout finit par s’éclairer au moment même où tout paraît le plus s’embrouiller.
9Tout cela est-il bien sérieux, au moment de lancer une aussi ambitieuse entreprise éditoriale ? Le plus sérieux de monde. Même si « ces Messieurs de chez Garnier » y ont probablement gagné quelques cheveux blancs, même si une réjouissante espièglerie y règne pour nous surprendre au détour chaque page, ce premier-dernier volume est un modèle d’érudition qui n’a rien sacrifié de la rigueur attendue d’une édition scientifique. Toute l’énorme masse de critiques et d’interprétations des Rêveries et des dernières années de la vie de l’auteur a été lue, dépouillée, distillée, pour venir nourrir l’annotation sous une forme parfaitement digérée.
10Sous la houlette de Jacques Berchtold, François Jacob, Christophe Martin et Yannick Séité, avec pour conseillers scientifiques Bruno Bernardi, Alain Grosrichard et Jean-François Perrin, cette édition en vingt volumes rassemble toute une génération de chercheurs qui ont été à la pointe des lectures les plus originales (et parfois les plus renversantes) de l’œuvre rousseauiste. Tous figurent parmi les connaisseurs les plus fins de ce corpus, que chacun aborde à partir d’hypothèses fortes, qu’il a pris l’habitude de fortement étayer pour convaincre, alors même qu’il s’écartait du consensus prévalant. C’est à la hauteur des attentes suscitées par ce Dream Team qu’a su s’élever ce dernier-premier volume. Loin de trahir le sérieux de l’édition ainsi lancée, ses espiègleries ne font que placer la barre plus haut.
11À le lire, on se dit en effet qu’il ne suffit plus, désormais, de faire des éditions « savantes » de nos auteurs canoniques. Savants, les éditeurs le sont, bien entendu. Mais ils mettent leur savoir au service d’une autre tâche que celle du sérieux disciplinaire et discipliné. Ils relèvent le défi de Rousseau — et de tout grand auteur — qui est de faire de l’œuvre littéraire autre chose qu’un cadavre disséqué dans le formol. À travers eux, Rousseau nous parle avec des accents particulièrement vivants. C’est bien Rousseau qui nous parle, avec toutes ses singularités (terriblement touchantes, parfois insupportables, toujours géniales), et il nous parle avec une intelligence plus vivace et plus vitale que jamais, malgré l’accomplissement de la prophétie du Courrier d’Avignon. Car jusque dans ses angoisses les plus ombrageuses, Rousseau savait lui aussi faire preuve d’une réjouissante espièglerie, se moquant de ses ennemis et de lui-même à travers des traits parfois désopilants, qu’un romantisme trop avide de pathos a trop longtemps voulu ignorer. Et c’est bien à nous qu’il parle ainsi, à nous que notre époque somme de repenser à nouveau frais la promenade, la rêverie, la vie sociale, la célébrité médiatique et notre place dans la nature — à notre époque elle aussi trop prompte à se complaire dans le pathos désespérant des passions tristes. Donner à Rousseau une édition aussi joyeuse était le plus grand cadeau qu’on pouvait faire — à lui comme à notre époque.
12Sur l’envers d’un as de pique, l’une des cartes à jouer ([26], p. 653) affirme ceci, qui tranche avec un certain espoir que Rousseau semble avoir toujours nourri quant à une providence divine censée récompenser les justes après leur mort : « Tout me montre et me persuade que la providence ne se mêle en aucune façon des opinions humaines ni de tout ce qui tient à la réputation, et qu’elle livre entièrement à la fortune et aux hommes tout ce qui reste ici-bas de l’homme après sa mort. » Rousseau — c’est la thèse de l’introduction — rédige Les Rêveries depuis une position d’« après la mort », celle qu’a annoncée le Courrier d’Avignon le 20 décembre 1776. En même temps qu’il peut se sentir libéré de ses derniers attachements aux vivants, sa déréliction est à son comble dès lors qu’il sait que tout ce qui restera de son être — son « corps médial » pour parler avec Augustin Berque, ou son « corpus » pour demeurer au plus près du travail d’édition — se voit désormais soumis aux aléas de l’existence médiatique.
13Dieu sait où l’âme de Rousseau peut bien se trouver en ce moment, et dans quel état. Pour ce qui nous concerne, nous autres humains, cette carte à jouer nous rappelle que nous ne deviendrons, après notre mort, que ce qu’on fera de nous (généralement : pas grand-chose). Les media sont notre dieu, humain trop humain. En l’absence de providence, c’est à nous de faire que Rousseau continue d’inspirer des gestes intellectuels, artistiques, éthiques et politiques qui paraissent relever de la folie en ce qu’ils transpercent la rationalité trompeuse des autorités trop confortablement assises. Maintenant que la fièvre des célébrations du tricentenaire de la naissance de Rousseau ne reste plus qu’un lointain souvenir, la folle générosité de cette édition des Rêveries et l’histoire de fous de son introduction dialoguée positionnent au mieux le corpus de Jean-Jacques dans les besoins de décadrage et de recadrage qui seront ceux du troisième millénaire. Entre tant d’autres qualités impeccablement universitaires, l’originalité de cette édition présente l’immense mérite de nous rappeler à la vérité scandée il y a quelques décennies par le chanteur Seal : « We’re never gonna survive, unless we get a little crazy ». D’autres volumes sont annoncés comme devant paraître en cet automne 2016 : espérons qu’ils n’en rabattront en rien sur un premier-dernier essai dont la joyeuse richesse est d’aussi bon augure.