La place de la judéité. Littératures avant & après Auschwitz
1Le lien intrinsèque entre la littérature et la judéité est apparu au cours du xxe siècle dans toutes ses complexités en regard des tribulations de l’Histoire, « la Grande [...] avec sa grande hache1 ». C’est sur le malaise grandissant face au Juif, qui connaît des périodes de latence et des rebondissements, que Maxime Decout s’interroge d’une manière éclairante et pertinente, en s’appuyant sur l’examen des champs littéraires, historiques et philosophiques. Ce sont d’abord deux événements antisémites qui ont politisé l’identité juive en constituant pour l’écrivain, juif ou non-juif, deux scènes primitives qui influencent considérablement sa réflexion et son écriture : l’affaire Dreyfus et Auschwitz. Partant de là, la fracture épistémologique signifiée par Auschwitz, qui exclut toutes les possibilités d’expression par la parole ou par l’écriture, est à l’origine d’un certain silence des écrivains. Silence qui se transformera ensuite en une réappropriation d’une mémoire juive brisée par l’horreur des camps. La redécouverte de la judéité n’émergera que plus tard, à travers un attachement particulier au livre, au texte, au mot et au signe, et annoncera l’avènement des approches postmodernes. Il s’agit pour M. Decout de dessiner « le portrait général des judéités d’une époque », de « lire l’histoire de ces écritures [de la judéité] comme le révélateur de notre lien à la littérature, à l’histoire et à l’homme » (p. 11). Objet d’étude passionnant approché avec une réelle lucidité et une objectivité permanente, en mettant l’accent sur l’aspect politique des phénomènes socioculturels qui se reflètent dans la littérature.
De l’affaire Dreyfus à Auschwitz : une politisation de la judéité
2À l’origine de ce questionnement profond sur la judéité, demeure le statut particulier du Juif au sein de la nation. Ce dernier, ayant accédé à l’émancipation au cours du xixe siècle, a toujours suscité la fascination et la répulsion à la fois, constate M. Decout : « phénomène polymorphe », la figure du juif véhicule « les plus vieux stéréotypes attachés à toutes les incarnations du racisme » (p. 13). Si le discours identitaire juif est construit par les écrivains juifs et philosémites, l’antisémitisme participe également de manière active à son élaboration. C’est ainsi que l’affaire Dreyfus éveille la judéité et « fonde son rapport actif au politique » (p. 36). C’est face aux écrits de Drumont, Maurras et Barrès que se façonne, au tournant du xxe siècle et jusqu’à l’apogée de la renaissance juive des années 1920, un appel à la redéfinition de l’identité juive s’exprimant à travers les plumes de Bernard Lazare, Jean-Richard Bloch, Edmond Fleg, André Spire, Marcel Proust, Albert Cohen et Charles Péguy. Car l’Affaire est un événement majeur, qui modifie le rapport du Juif avec la plume, en mobilisant l’espace politique et social d’une manière qui permet aux clercs d’agir par une écriture engagée en prenant une part active aux débats politiques et identitaires. L’écrivain juif cherche ainsi à faire valoir son esthétique propre et fait de la littérature un « instrument idéologique et politique » tout en exposant ses marqueurs identitaires (p. 68).
3Mais ce lien particulier du Juif avec l’écriture et le politique s’effondre après le désastre d’Auschwitz. L’horreur des camps anéantit le rapport à l’action politique et laisse une judéité blessée et fracturée, tout en mettant en échec l’art, la morale, et jusqu’au langage et au signe même (p. 36). L’expérience concentrationnaire et la mémoire juive meurtrie entrent dès lors dans la sphère du collectif et signifient cette « liquidation » du projet moderne théorisée par Lyotard2 en provoquant une crise de la mémoire et de la littérature.
La mémoire juive ou la littérature en question
« Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes3. »
4Dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, M. Decout souligne un paradoxe étonnant qui a modelé pendant au moins deux décennies le discours sur le génocide et sur le destin des survivants. D’une part, commence l’ère de l’engagement intellectuel avec le modèle de l’écrivain « en situation4 » défini par Sartre. D’autre part s’ouvre une ère de tabou sur le mot « juif » (p. 85). Un silence partiel s’installe alors autour de la judéité, peut-être plus encore qu’autour d’Auschwitz, signifiant l’indicible du désastre mais engendrant surtout un « dégagement de la question identitaire et mémorielle portée par la judéité » (p. 93). Dans ce contexte, le postulat de Sartre dans Réflexions sur la question juive est très revendicatif : à plusieurs reprises, l’essayiste insiste et répète que « les juifs n’ont aucune histoire5 ». Même si Sartre se reprendra plus tard au sujet de sa vision superficielle de la réalité du juif6, cette affirmation, sur laquelle revient justement M. Decout, cristallise le mutisme qui entoure après la guerre l’Histoire et la mémoire juives. D’autant plus qu’avec les nouvelles théories et le formalisme, le Texte devient tout puissant, l’intime et la subjectivité se trouvent bannis, et aucun discours sur la Shoah n’est possible hors de celui du témoignage. C’est contre ce formalisme que Perec se positionne par exemple dans La Disparition, en employant le lipogramme de la lettre « e » qui inscrit formellement la disparition des Juifs tout en devenant l’arme littéraire qui les met à mort (p. 102). Les écrivains partent ainsi en quête d’une réparation de la parole littéraire, qui pourtant ne sera plus jamais la même. Aussi est-il nécessaire pour ces écrivains de forger de nouveaux moyens d’expression, d’inventer de nouvelles formes, pour faire apparaître la lacune de l’intémoignable, le blanc de la perte, le fragment de la fracture.
5C’est ainsi qu’éclate l’affaire Schwarz-Bart, qui aura contribué à accorder à la mémoire juive une visibilité médiatique exceptionnelle (p. 117). M. Decout met en lumière les éléments qui ont gêné dans le roman Le Dernier des Justes pour lequel Schwartz-Bart a obtenu le Prix Goncourt en 1959. En effet, le livre place les camps et les fait signifier à l’intérieur d’une légende talmudique, en retraçant la généalogie d’Ernie Lévy sur mille ans et jusqu’au deuxième quart du xxe siècle. L’écrivain jette ainsi un pont entre l’ancien et le nouveau, ce qui a été considéré comme irréalisable après la fracture épistémologique signifiée par Auschwitz. De même, il mêle deux espaces génériques qui apparaissaient jusqu’à présent en opposition : la fiction et le témoignage. Dès lors, après la publication de cette œuvre, qui « fait l’effet d’une bombe [...], on ne peut plus faire comme si la question juive n’existait pas » (p. 115, 117). Ce travail sur la douleur et la souffrance, qui a réveillé une légende juive enfouie, a permis de concilier les voies de la mémoire avec l’Histoire, de briser le tabou. À partir de là, l’écriture du souvenir se fera souvent litanique et incantatoire. Elle défait la syntaxe du récit et produit une continuité discontinue, ajourée, trouée, comme on la trouve par exemple chez Jabès (p. 124). M. Decout rappelle tout de même que certains écrivains ne se reconnaissent pas dans la figure du Juif martyr, associée au Dernier des Justes et à d’autres œuvres, et cela malgré son apparente positivité et son importance dans la reformulation de la parole après Auschwitz. C’est le cas de Romain Gary par exemple qui, dans La Danse de Gengis Cohn, se rit de toute posture doloriste. Ou encore de Patrick Modiano, qui, par un pastiche littéraire remarquable, dénonce dans La Place de l’étoile la figure essentialisée du Juif imposée dans l’après-guerre. M. Decout définit ainsi les différents modes d’expression qui sont apparus après la guerre dans la seconde moitié du xxe siècle. Si Jean Cayrol et Robert Antelme ont amorcé le sauvetage du langage littéraire, Georges Perec a décidé de résister au naufrage de la parole, de « se guérir par les lettres, en jouant avec elles » (p. 150, 153-154). Or, la plupart des écrivains juifs, dont Perec, Doubrovsky, Modiano, Cixous, Fleischer et Raczymow, vivent dans un éloignement du judaïsme. Coupés de leur héritage, ils se confrontent au vide de la mémoire qu’ils tentent de reconstituer. C’est ainsi que M. Decout introduit le concept de « Juif de l’autre » ou de « judéité de l’autre » qui désigne « cet effondrement irrémédiable du “nous”, ce délitement total de la mémoire » (p. 163). On pense à la circoncision chez Doubrovsky que ce dernier nomme « la mort entre les jambes7 », ce signe d’appartenance avec les siens et l’Histoire, qui signifie toutefois une amputation de tout lien avec l’Histoire.
Sous le signe juif
6Dans un chapitre fascinant M. Decout interroge « la judéité comme outil herméneutique » en s’appuyant sur Blanchot qui souligne « l’apport de la judéité à un siècle ébranlé par l’horreur » (p. 207, 211). Il décrit la manière dont un certain retour vers la mémoire juive et les commentaires bibliques et talmudiques, a permis de fonder une nouvelle démarche philosophique et de penser un nouveau statut pour l’écrivain. La fascination pour l’être juif ou même le désir d’être juif exprimés par Blanchot, Lyotard ou Duras, se rejoignent ainsi dans une démarche qui se nourrit de la pensée hébraïque mettant en jeu l’appel, situé au-delà de l’être, vers l’autre. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ordonne Dieu dans le Lévitique. Emblème de l’altérité et d’un mouvement permanent vers l’autre en soi, ce commandement est devenu fondamental dans le champ philosophique judéo-chrétien et acquiert une nouvelle portée dans l’après-guerre. C’est sur ces fondements qu’apparaît l’image du Juif disponible à l’errance et à l’exil, pour qui la terre n’est plus un ancrage terrestre, qui refuse la sédentarité et connaît la souffrance et l’existence de l’autre. Dans le rapprochement de l’écriture et de la judéité s’énonce l’impossibilité du lieu juif et l’ancrage retrouvé dans le texte, la lettre et la parole : « la terre promise où l’exil se constitue en séjour8 » (p. 230). Selon Blanchot, « ce que nous devons au monothéisme juif c’est la révélation de la parole comme du lieu où les hommes se tiennent en rapport avec ce qui est exclu de tout rapport : l’infiniment distant, l’absolument Étranger9. » Dans cette perspective, le concept de la « différance » élaboré par Derrida et les théories de la postmodernité propres à Lyotard « se nourrissent aussi de la pensée juive telle qu’elle se construit après guerre et agissent en retour sur leur conception de la judéité » (p. 212). M. Decout revient également sur l’épisode biblique de la brisure des Tables de la Loi par Moïse, interprété par Blanchot comme un geste littéraire par excellence qui signifie une certaine transgression et lie le Juif à l’écriture tout en appelant à la reconstruction et à l’interprétation. Or, si la métaphore du Juif écrivain pourrait se donner à la fois comme modèle et comme illusion, c’est cette « danse avec l’Idée », avec les judéités et les textes, qui a permis une refondation de la pensée et de l’écriture après les camps (p. 244, 246).
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7Écrire la judéité, définir les rapports entretenus par les différents modèles de la judéité avec la littérature française, analyser les liens de l’écrivain juif au texte et à l’œuvre, tout comme la fascination des écrivains non-juifs pour le monde juif, tel est l’enjeu du livre et du questionnement perspicace de Maxime Decout. Il montre de quelle manière la fracture historique et littéraire qui se réalise après Auschwitz, provoque a posteriori une reformulation et une réinvention de la parole littéraire par un appel constant à la renaissance juive. À l’ère du retour à un certain particularisme identitaire et au repli sur soi, M. Decout nous rappelle ainsi l’aspect universel de la judéité.