Au‑delà du militantisme : la poétique comme engagement chez Annie Ernaux
1Ouvrage collectif dirigé par Pierre‑Louis Fort et Violaine Houdart‑Merot, Annie Ernaux. Un engagement d’écriture regroupe dix‑neuf contributions sur les lieux de l’engagement et ses modalités d’énonciation chez Annie Ernaux. Une place de choix a été explicitement accordée à Regarde les lumières mon amour (2014), journal extime tenu dans un hypermarché de la banlieue parisienne qui relève une diversité de types sociaux et qui adopte un style largement accessible, valorisant une logique de démocratisation du littéraire plutôt que celle plus répandue de sa distinction. Plus largement, « les articles interrogent cette propension à aller au‑delà des évidences, des tabous, des fixités et des rigidités » (p. 9) et avancent que l’engagement de l’écrivain ne se réduit pas à l’arène politique, se situant dans une sphère interactionnelle plus restreinte avec le lecteur.
2Cinq chapitres explorent l’engagement littéraire d’A. Ernaux. « Descendre dans la réalité sociale » aborde les voix exclues des débats sociaux. « Féminin et féminisme : au‑delà des évidences » montre la prudence avec laquelle Ernaux se dissocie de ce qu’on appelle l’écriture féminine ou féministe. « Une vie à l’œuvre : identité et altérité » expose la transformation incessante du moi dans l’œuvre intime d’A. Ernaux « Présence au monde : présence du monde ? » interroge les moyens d’exprimer l’expérience sensible du monde. La dernière section, « Communauté de lecteurs », documente les moyens par lesquels A. Ernaux implique son lecteur dans ses œuvres, lesquelles inspirent d’autres écrivains ou chercheurs qui investissent à leur tour l’auto‑socio‑biographie.
Formes & moyens de l’engagement littéraire contemporain
3Chaque contributeur de Annie Ernaux. Un engagement d’écriture se laisse guider par les subtilités formelles de l’écriture d’A. Ernaux, donnant à voir l’influence des pratiques littéraires sur l’évolution des théories critiques de l’engagement littéraire. Force est de constater que les conceptions mises en avant s’apparentent à celles dégagées dans L’Engagement littéraire, ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Bouju1, qui propose d’entendre l’« engagement littéraire comme [une] gestuelle publique de l’écriture2 », scénographie sociale de l’écrivain donnée à lire et à interpréter par autrui. Les réflexions d’Alexandre Gefen sur la fragilité épistémologique des discours produits au sein de l’œuvre littéraire et sur le « déplacement des interrogations thématiques vers des questions formelles […] dans la seconde moitié du xxe siècle3 » (ibid., p. 76) trouvent un grand écho critique dans l’ouvrage recensé. Selon A. Gefen, la production littéraire contemporaine répondrait à une responsabilisation de l’auteur quant aux conceptualisations de l’humain que son travail textuel participe à forger.
4Dans cet ordre d’idées, Nathalie Froloff avance dans « Formes et enjeux de l’Histoire dans l’œuvre d’Annie Ernaux » (p. 17‑25) qu’A. Ernaux partage avec la démarche historiographique une certaine archéologie du savoir en compilant les archives photographiques et textuelles ou en utilisant l’imparfait absolu, cherchant ainsi un infra‑langage pour rendre compte de la totalité du monde tout en valorisant l’incertitude et la mobilité des interprétations. À partir d’une analyse de l’évolution poétique du traitement de l’avortement des Armoires vides (1974) à L’Événement (2000), Véronique Montémont montre dans « Avorter : scandale » (p. 27‑37) comment le travail formel indique l’état d’une question sociale. Au moment où l’avortement était tabou, A. Ernaux écrivait le sien avec véhémence par le biais d’une fiction politisée alors que lorsqu’il est devenu un droit acquis en France, l’auteur a assumé plus frontalement ce thème à travers une narration autobiographique et factuelle. Violaine Houdart‑Merot, dans « Altérité et engagement : “soi‑même comme un autre” » (p. 91‑99), insiste sur les effets discursifs de la stylistique d’A. Ernaux : « Plutôt que d’engagement, qui concerne davantage l’intentionnalité de l’auteur, on pourrait parler d’effet poétique : l’effet de ses écrits sur ses lecteurs ». (p. 98‑99)
5Par les multiples formes qu’elle mobilise, A. Ernaux chercherait ainsi à interpeller une diversité de lecteurs. Aux yeux de Fabrice Thumerel (p. 111‑121), tout un lexique du passage se déploie dans ses œuvres et imprègnerait également leur structuration à travers l’accumulation non hiérarchisée de sujet, d’observations et de détails. Cette poétique du passage, selon lui, permet au regard du lecteur de ne pas s’impliquer dans une réception normative du monde représenté.
6L’idée partagée d’un engagement littéraire à travers les effets poétiques des œuvres renvoie évidemment à la figure du lecteur qui les capte. Yvon Inizan lit dans Les Années une « autobiographie vide » (p. 101‑110), sujette à différentes interprétations. Élise Hugueny‑Léger (p. 159‑168) avance de surcroît que l’état de non‑finitude des écrits de l’auteur invite le lecteur‑auteur à les poursuivre par leur réinvestissement, manifestant dans l’écriture une éthique relationnelle fondée par le retour incessant sur les lieux et les impressions du passé. Pour Francine Dugast‑Portes (p. 169‑177), cette poétique d’interpellation se concrétise dans les journaux extimes d’A. Ernaux par le fragment, forme contestant l’idée même d’une totalité. Selon elle, l’auteur « assume sans pessimisme l’incertitude, intègre par l’écriture même une pensée de la complexité […]. Elle traduit au plan éthique l’essentielle ambivalence » (p. 177). Le témoignage d’Anne Coudreuse montre que les œuvres d’A. Ernaux inspiraient ses travaux sur les littératures intimes au début des années 1980 alors qu’elle ne pouvait pas les mobiliser puisque les lecteurs valorisés par l’institution littéraire (professeurs, chercheurs, écrivains) n’accréditaient pas encore sa production. Même si A. Ernaux concevait son écriture comme un don, encore fallait‑il accepter de le recevoir. A. Coudreuse éclaire donc la responsabilité partagée de l’héritage littéraire.
7Plusieurs contributeurs nuancent aussi la notion d’engagement littéraire. Selon Br. Blanckeman (p. 125‑131), les œuvres d’A. Ernaux ne relèvent pas de l’engagement, mais de l’implication. Son écriture appartiendrait à
[u]ne éthique appliquée, référée à une expérience de la vie commune, [et à] une éthique impliquée, fondée sur le constat d’être partie prenante d’un tout, d’une collectivité, de ses événements et de ses années de vie commune, dont tout un chacun est à la fois agent et objet, en partie responsable, en partie contraint. (p. 125)
8Cette éthique de l’implication, nous dit B. Blanckeman, naît d’une idée de partage et d’une valorisation de l’équité à l’époque contemporaine, insérant l’auteur parmi ses lecteurs. Par exemple, Isabelle Roussel‑Gillet (p. 133‑143) lit dans Regarde les lumières mon amour une stratégie formelle par laquelle A. Ernaux expose les filiations et les lieux « dans » lesquels elle est embarquée plutôt que de dire dans quoi il faudrait s’embarquer ou pas. Par un perpétuel déplacement du regard, à travers un métatexte par lequel elle observe son écriture et par la recherche de mots justes, A. Ernaux engage le lecteur à interroger son appréhension de la complexité du monde. Comme I. Roussel‑Gillet, Aurélie Adler (p. 145‑155) remarque qu’elle refuse d’apparenter le centre commercial au non‑lieu littéraire :
Ernaux propose moins une théorie qu’une phénoménologie du supermarché ; moins une fiction apocalyptique qu’une rééducation du regard jouant de « l’effet document ». (p. 148)
9Cet effet donne de la teneur au lieu de l’hypermarché et suggère que la représentation littéraire s’envisage dans le monde réel. Lyn Thomas avance d’ailleurs que le genre du journal extime est le plus politisé chez A. Ernaux. Se représentant elle‑même comme un personnage ordinaire de l’hypermarché, elle arrive à faire redescendre de son piédestal la figure sociale de l’écrivain (p. 185) en ne cachant toutefois pas la spécificité de son rôle puisqu’elle reste, par l’œuvre, aux commandes de la représentation de cet espace.
Être femme, mais encore
10La seconde partie de l’ouvrage, « Féminin et féminisme : au‑delà des évidences », nuance l’association généralisée de l’œuvre d’A. Ernaux à l’écriture féminine ou féministe. Par l’analyse des entretiens et de la critique, Michèle Bacholle‑Bošković (p. 63‑72) montre qu’A. Ernaux refuse l’étiquette de littérature féminine pour ses œuvres. L’expression renvoie pour elle à une domination implicite du domaine masculin, par rapport auquel les lecteurs positionnent d’emblée toute production littéraire, devenant les principaux agents du concept de littérature féminine. M. Bacholle‑Bošković reprend à Camus l’idée de l’auteur comme « premier homme » :
Annie Ernaux se rapproche de Camus car elle fait figure de « premier homme », ou plutôt, de « premier écrivain », cet écrivain qui doit faire seul ses choix thématiques, narratifs, esthétiques, qui se fait seul, tout en ayant derrière lui (ou elle) une lignée d’écrivains. (p. 72).
11L’écrivain n’est pas sans connaissance des enjeux de sa condition féminine, mais il s’agit pour elle d’un élément d’une personnalité complexe qui n’a pas préséance sur les autres et qui se conçoit différemment selon chaque communauté (p. 70).
12Marie‑Laure Rossi (p. 73‑79) invite à une certaine prudence quant au rapprochement des figures de Beauvoir et d’A. Ernaux comme intellectuelles. Selon M.‑L. Rossi, le contexte et la définition de l’« intellectuelle au féminin » ont évolué avec l’ère médiatique qui prend forme en même temps qu’apparaissent les œuvres d’A. Ernaux dans les années 1980. Alors que Beauvoir met la représentation du monde au service de la théorie selon M.‑L. Rossi,
Annie Ernaux propose une vision de la condition féminine par le moyen d’une écriture narrative, autobiographique, refusant une théorisation trop marquée, voire trop intellectualisée. (p. 75)
13Contrairement à Beauvoir, elle se garde de prendre position à l’intérieur de ses œuvres, qu’elle protège de l’urgence de se prononcer qui teinte l’ère des médias de masse. M.‑L. Rossi avance que le rapprochement serait plutôt à faire en regard de leur usage commun de la polygraphie, qualité d’un récit qui passerait par différents chemins narratifs afin d’exprimer la spécificité et la richesse de l’expérience féminine.
14Pour sa part, Barbara Havercroft (p. 81‑88) soutient que la complexité contemporaine impose le renouvellement de la notion d’engagement à travers celle d’agentivité développée chez les théoriciennes féministes d’Amérique du Nord. B. Havercroft propose de suivre
[l]es propos de Butler concernant la répétition et la variation qui sont, pour elle, au cœur de l’agentivité, [et avance] que le discours utilisé pour (re)présenter le passé dans l’œuvre d’Annie Ernaux est lui‑même susceptible de constituer une forme d’agentivité (p. 83).
15B. Havercroft repère chez A. Ernaux deux stratégies itératives : le stéréotype et la citation (p. 87). Le stéréotype fonctionne à partir de catégorisations réductrices par lesquelles A. Ernaux aborde les mythes collectifs entretenus autour de la figure féminine pour exposer leur caractère construit, mais montre aussi les limites d’une critique de ces schèmes collectifs puisque ses personnages s’en éloignent intellectuellement sans arriver à incarner cette distanciation au quotidien. Quant à la citation, son appropriation a pour effet de critiquer l’aveuglement de celui qui appuie ses pensées sur des sources répétées et non réactualisées, tout en insistant sur la filiation aux récits fondateurs.
16Force est de constater que l’approche féministe ou la littérature féminine ne définissent pas d’emblée le travail d’écriture et les engagements d’A. Ernaux, même si des notions qui viennent de ces champs de recherche éclairent l’interprétation sociale ou politique de ses œuvres. S’il est indéniable que les critiques d’A. Ernaux lisent en son œuvre un espace de réflexion sur les modalités d’expression et les lieux de l’engagement littéraire contemporain, il s’avère surprenant de constater que les chercheurs ne citent qu’exceptionnellement l’œuvre d’A. Ernaux pour illustrer leurs propos dans le champ actuel des réflexions théoriques et méthodologiques sur le sujet. Puisque les spécialistes n’ont pas le réflexe d’aborder les œuvres féminines pour réfléchir aux enjeux et pour définir les contours de cette problématique4, c’est un apport des plus précieux que d’avoir su repérer dans l’œuvre d’A. Ernaux un cas de figure majeur de l’engagement littéraire contemporain et d’avoir ainsi pallié la préconception genrée de la critique sur cette question.
Regarde les lumières mon amour & la frilosité numérique
17Il est regrettable que le rapport évident de Regarde les lumières mon amour avec le contexte émergent de la littérature numérique ne soit pas traité par les contributeurs de l’ouvrage. L. Thomas est l’une des seules à souligner la nouveauté d’une publication hybride (papier et numérique) dans la trajectoire d’ensemble d’A. Ernaux. Elle mentionne que
sa présence dans une série publiée en partie en ligne et exploitant efficacement les médias sociaux apporte une nouvelle médiatisation de l’œuvre ernausienne, publiée jusque‑là avec quelques exceptions chez Gallimard, maison d’édition qui s’est montrée relativement réticente par rapport à l’Internet […]. (p. 179)
18Cela dit, L. Thomas analyse la réception de l’œuvre et la figure d’auteur en abordant notamment les médias sociaux mais ne renvoie jamais à la plateforme web interactive du Seuil qui accompagne la version numérique. D’ailleurs, personne ne soulève la question de la place d’A. Ernaux sur la plateforme web de la collection « Raconter la vie », qui avait comme visée première celle d’une interaction sociale permettant de démocratiser la circulation et la diffusion des imaginaires sociaux français. L’orientation souhaitée de la plateforme se distancie de l’image qui se dégage de son utilisation par différents acteurs (critiques journalistiques et universitaires, écrivains, lecteurs), lesquels n’exploitent majoritairement pas le côté interactionnel offert et les potentialités poétiques engendrées par ce type de support et de contexte. Cet angle mort de l’ouvrage s’explique par le manque d’implication d’A. Ernaux sur « Raconter la vie », l’œuvre étant même publiée chez Gallimard en 2016 dans une version exclusivement constituée de l’imprimé. Figure d’ailleurs dans ce journal un univers technologique (caisse automatisée, coin informatique, appareils intelligents) déprécié qui décourage l’exploitation critique de la question.
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19Somme toute, la cohérence d’ensemble de l’ouvrage prouve la richesse des discussions collectives partagées lors du colloque à son origine. Le collectif met à jour les lectures critiques sur l’œuvre ernausienne et aborde une grande diversité de ses écrits. L’entretien qu’A. Ernaux accorde à P.‑L. Fort, consigné en fin de volume, confirme la pertinence et l’acuité du regard des chercheurs. A. Ernaux avoue notamment que les thèmes du genre, des rapports sociaux et de la pauvreté (p. 206) motivent son écriture et que son implication se trouve surtout dans la démarche poétique par laquelle elle aborde ces thématiques. L’ouvrage constitue l’un des plus complets à propos de la place de l’écriture d’A. Ernaux dans la société française.