L’engagement théâtral de Michel Vinaver
1L’ouvrage de Catherine Brun, Michel Vinaver : une pensée du théâtre, (in)augure un fructueux chantier de recherches. Accompagné d’une journée d’étude lors de sa parution en novembre 20151, il invite à revaloriser le pan dit « secondaire », « circonstanciel » ou « infra littéraire » de la production théâtrale : le versant critique. Ensembles discursifs aux multiples enjeux (littéraires, historiques ou encore sociopoétiques), les écrits de théâtre offrent un précieux objet de recherche pour qui souhaite considérer, avec C. Brun, la pensée d’une œuvre et la pensée faite œuvre. Le présent travail répond ainsi à un double mouvement : l’un, centrifuge, offre un horizon critique, l’autre, centripète, éclaire de façon singulière la pensée de Michel Vinaver.
2L’étude confronte soixante années de réflexion et de pratiques théâtrales. À partir des Écrits sur le théâtre (I et II), du Compte rendu d’Avignon, de l’ouvrage collectif Écritures dramatiques. Essais d’analyse du théâtre, de nombreux articles publiés — recensés dans une copieuse bibliographie (p. 383‑429) —, d’écrits inédits (correspondance, notes de cours, avant‑textes, après‑textes) conservés dans le fonds d’archives de l’IMEC, à partir enfin d’entretiens radiophoniques, l’ouvrage se propose de replacer en leur temps les cheminements d’une pensée. En mettant en lumière la genèse des recueils (chapitre I), en dévoilant la poétique du langage des Écrits sur le théâtre et des Écritures dramatiques (chapitre II, index p. 445), en rappelant les lignes de force de l’art poétique et de l’appareil critique élaborés par M. Vinaver (chapitre IV et V), l’ouvrage ne se contente pas de décrire ou de consacrer « l’autre versant de l’œuvre » (p. 57). L’étude se veut, avant tout, analytique. Non sans paradoxe, les écrits de M. Vinaver mettent en gage la parole d’un auteur se refusant à toute forme d’engagement. L’« Autre de l’œuvre » (p. 57) ne peut être l’œuvre d’un Autre. Comment concilier, sinon concevoir, la présence extrêmement marquée de la voix critique et l’absence supposée de la voix auctoriale ?
Pensée & pesée auctoriale
3Les cinq chapitres (« Dedans/Dehors », « Situations », « Une poétique », « Le texte et la scène », « Une utopie de la réception ») mettent en lumière la polymorphie du Je auctorial, tour à tour spectateur, lecteur, critique, auteur dramatique, traducteur, adaptateur, co‑metteur en scène, professeur à l’Université, responsable de la collection « Répliques », président de la commission du CNL. Composée de plusieurs instances, l’auctorialité de M. Vinaver apparaît, selon un terme de Marie‑José Mondzain, résolument « atopique », diffuse et inassignable (p. 50). En interrogeant la manière dont s’enchevêtrent et s’entrechoquent les propos de l’écrivain, C. Brun fait entendre, au sein même de la polyphonie, la présence d’une parole engagée dans la vie théâtrale de son temps.
4Dans le premier chapitre, « Dedans/Dehors », l’universitaire montre la place singulière qu’occupe M. Vinaver sur la scène littéraire. Plus qu’une mise en scène de soi, l’inscription marginale de l’auteur à chacun des postes occupés relèverait, selon elle, d’une véritable « éthique » (p. 53), d’une conduite morale imposant à l’écrivain de figurer constamment « à côté » d’un groupe, d’un rôle, d’une cause. L’étude ne s’engage pas, dès lors, sur le terrain de la sociolinguistique et de la sociopoétique pas plus qu’elle ne convoque les récents travaux de Dominique Maingueneau, Ruth Amossy et Jérôme Meizoz. Lié à un triple exil « historique », « culturel », « artistique » (p. 8), l’impératif vinavérien ne dicte pas seulement une façon d’être au monde, il ordonne une façon d’être à l’œuvre et dans l’œuvre. Le maintien d’une activité en entreprise, la multiplication des pratiques théâtrales périphériques à l’écriture dramatique, l’ouverture constante aux arts picturaux, cinématographiques et musicaux témoignent d’une incessante recherche d’altérité. Objecteur, ou, pour mieux dire, « résistant par soustraction » (p. 52), l’écrivain n’en reste pas moins engagé dans son temps. La profusion des emplois lui a permis d’imposer, plus fermement qu’aucun autre, une conception du théâtre.
5Examinée de près, la genèse des Écrits sur le théâtre éclaire, de la même façon, les stratégies de l’auteur pour définir l’univers scénique de ses pièces, légitimer son regard critique et diffuser sa pensée du théâtre. C’est M. Vinaver, apprend‑on, qui est à l’origine de la publication des deux volumes, lui qui apporte un grand soin à leur confection, élabore, en étroite collaboration avec Michelle Henry, l’appareillage critique du premier tome et ambitionne d’élargir le lectorat du second.
6Le chapitre II, « Situations », replace la pensée de l’auteur dans le paysage théâtral passé et contemporain et souligne à quel point l’écrivain contribue à façonner ce dernier.
7Les écrits de M. Vinaver témoignent de vives manifestations auctoriales et révèlent la présence de fortes dispositions affectives : l’homme ne conçoit de rapport savant à l’objet que dans une prise de connaissance passionnée avec ce dernier. Revendiquée par l’auteur (p. 149‑150), la subjectivité de son discours est particulièrement remarquable lorsqu’il se réclame d’un héritage (celui des Grecs et des Élisabéthains notamment), lorsqu’il opère des omissions (à l’égard de la dramaturgie contemporaine et du théâtre documentaire, p. 148), des raccourcis (au sujet de Sartre notamment, p. 109), des rapprochements hasardeux (tel que le parallèle entre Stanislavski et Brecht, p. 119 sq.), lorsqu’il commet quelques contradictions (louant et blâmant tout à tour le théâtre de la décentralisation, p. 153) ou approximations (au sujet du théâtre de l’intimité, p. 111). En recensant les écueils de la critique vinavérienne, C. Brun s’attache moins à pointer les failles d’un propos qu’à mettre en lumière les rouages d’une argumentation : l’évaluation esthétique participe d’un plaidoyer pro domo.
8« Commentateur intéressé » des œuvres du répertoire (p. 149), M. Vinaver est également engagé dans les polémiques de son temps et utilise des revues théâtrales (Théâtre populaire, Travail théâtral, Théâtre/Public, Théâtre en Europe, Les Cahiers de Prospero) comme de puissants réseaux de diffusion. Il y relaie les débats qui l’ont opposé aux praticiens (Vitez, p. 166) et aux théoriciens tels que Bernard Dort (p. 176), Anne Ubserfeld (p. 178), ou encore Patrice Pavis (p. 185). M. Vinaver est ainsi parvenu à s’imposer durablement dans la société culturelle, littéraire, théâtrale et universitaire. Réservé probablement à l’usage strict qu’en fait la sociologie, le terme de « champ » n’est jamais avancé. Sans qu’il fasse l’objet d’une note explicative, celui d’« implication » revient, en revanche, plus fréquemment. La notion d’« implication » — permettant de penser2, hors de la conception sartrienne de l’engagement, les différents modes de participation et d’intégration d’un écrivain dans la cité — semble pourtant trouver ici toute sa pertinence. Rendu publique et légitimé dans les revues, perceptible dans la valeur d’usage des références théâtrales, le point de vue de M. Vinaver est bien celui d’un acteur « impliqué » dans son temps, renonçant à toute forme de neutralité.
9La lettre des textes rend d’autant plus ostensible la sensibilité de l’écrivain. De façon tout à fait originale, le chapitre III souligne la présence poétique de l’auteur dans ses écrits, éclaire la genèse de certains termes vinavériens (« théâtre de chambre », « parole-action », « entrelacs » (p. 200‑202), etc.). Par le recours à un nouveau lexique, étranger au domaine littéraire et largement métaphorique, l’insaisissable créateur sollicite de la part de ses lecteurs une imagination critique. En enrichissant la langue de la théâtralogie, l’auteur réinvente également l’analyse du fait théâtral. Passée dans la parole des praticiens (p. 315), diffuse devrait‑on ajouter dans les écrits des critiques vinavériens, la phraséologie des Écrits sur le théâtre impose un modus loquendi, une façon de dire le théâtre et, semble‑t‑il, de le penser.
10Prolongeant un article de Yannic Mancel3, le chapitre IV revient sur la relation problématique entre l’auteur et les hommes de plateau. Défenseur du texte, le littérateur n’est nullement un pourfendeur de la scène : il conçoit l’autonomie de l’écriture scénique et s’enthousiasme des mises en scène modernes des classiques (celles de Barrault, Monnet, Dougnac, Planchon). Il en va autrement du répertoire contemporain et des explorations scéniques menées par les artisans du spectaculaire. Relevant d’indubitables déconvenues (avec Vilar et Wilson, avec Planchon, avec Françon et avec Lassalle lors des créations respectives de La Fête du cordonnier (1958), Par‑dessus Bord (1969), Les Travaux et les jours (1977) et À la renverse (1979)), les prises de position extrêmement sévères de M. Vinaver à l’égard d’un « théâtre de metteurs en scène » sont étroitement liées à la réforme théâtrale que l’écrivain souhaite engager. Le durcissement de ses propos à l’égard de la « mise en trop » (1988) fustige, selon C. Brun, un théâtre‑image disparu à la fin des années soixante‑dix. M. Vinaver fait siennes les critiques formulées avant lui par les « émancipateurs » de la représentation (Dort et Planchon pour ne citer qu’eux). L’auteur ferait ainsi feu de tout bois.
11Le dramaturge entend également, malgré ses déclarations d’indépendance, surveiller l’ordonnance des spectacles. L’étude éclaire, de façon inédite, le compagnonnage entre M. Vinaver et Françon lors de la création des Travaux et les jours (1980) et de L’Ordinaire (1983), fait état du tandem entre M. Vinaver et Catherine Anne pour À la renverse (2004), met également en lumière le partenariat de l’écrivain avec Gilone Brun lors des mises en scène d’Iphigénie Hôtel (2006) et de L’Ordinaire (2007). L’acuité scénique de l’homme de lettres ne peut être ignorée, ni l’une des composantes qui fonde son auctorialité : l’auteur de théâtre s’impose comme une « autorité » à la scène. Sa voix seule autorise, contraint, encense ou condamne l’ordonnance spectaculaire de ses pièces. Prescriptifs plus que descriptifs, les écrits sur le théâtre auraient valeur, risquons le mot, d’« édits » sur le théâtre. Dans les relations qu’il entretient avec la scène et les praticiens, M. Vinaver ne fait pas seulement figure de réformateur et d’« auteur » au sens fort du terme, il incarne aussi l’image du maître, du « didascalos », qui enseigne aux jeunes générations. Sa présence dans les milieux scolaires (notamment lors de la création, en 2011, D’un 11 septembre à l’autre, qui réunit non moins de quarante‑quatre lycéens de Seine‑Saint‑Denis) et dans le théâtre amateur demeure encore un sujet à explorer.
12Le chapitre V, « Une utopie de la réception », souligne le rêve vinavérien de réformer la lecture du texte dramatique à travers la conception collective d’une méthode, expérimentée dans les dossiers dramaturgiques de la collection « Répliques » et théorisée dans les Écritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre (1993). En s’efforçant de former des lecteurs avisés, examinant, au plus près d’un fragment, la mécanique théâtrale, hors de toute intention et de toute contextualisation, M. Vinaver tend à créer le « relais » idéal de ses pièces, espère maîtriser jusqu’à la réception de son œuvre.
13La présente étude offre ainsi deux apports majeurs : elle revalorise les écrits de théâtre et redonne à M. Vinaver la voix auctoriale que l’écrivain, après Barthes, tend à nier, estimant que l’écriture est première et qu’il n’est rien en dehors d’elle. Au regard de la production critique, la forme ne peut être l’unique instance de responsabilité (politique ou esthétique). L’écrivain se tient engagé dans son temps comme dans son œuvre. Sans tenir un discours surplombant à l’instar du mage romantique et de ses avatars au xxe siècle, M. Vinaver demeure le garant du sens et de la cohérence de ses pièces. Loin d’une disparition de l’instance auctoriale, les écrits témoignent d’un vaste jeu de figuration (manifestation, déplacement, dissimulation) et reconfiguration de celle‑ci. C. Brun invite ainsi à réfléchir sur le caractère pluriel et hétérogène de l’auctorialité vinavérienne, à penser ensemble les différents emplois supposés « disjoints » de l’écrivain. Replaçant l’œuvre critique et dramatique de M. Vinaver dans le contexte de son énonciation, l’historienne de théâtre pratique une méthode de lecture aux antipodes de celle préconisée par l’auteur. L’ouvrage conserve, dès lors, une distance critique à son objet. Le fait est rare dans les études sur M. Vinaver et mérite d’être salué.
Horizon critique & polémique
14Prolongeant les vues d’Armelle Talbot4, qui jugeait suspecte l’antienne vinavérienne du refus de dire ou de l’incapacité de commenter, C. Brun se démarque de la doxa critique et des thèses les plus récentes qui reformulent la pensée de l’écrivain, déconnectent le politique du poétique et envisagent la production d’un discours comme une pure émanation de l’écriture5. Éclairer la genèse d’une telle posture auctoriale lui permet de nuancer le refus monolithique de l’intention. C. Brun dissipe ainsi trois préjugés. L’auteur a apprécié la conception sartrienne de l’engagement et n’a jamais exclu, dans la correspondance qu’il entretient avec Camus, les « formes d’action les plus directes » (p. 9).
[I]l s’agit moins de « différencier deux plans, l’écriture et la vie », comme l’affirme Chemama, que de moduler sa posture, et la nature éventuelle de sa riposte, selon le niveau d’urgence historique et politique de la situation. (p. 41)
15Écrire « n’importe quoi » ne relève pas d’un choix délibéré mais d’un pis‑aller auquel l’après‑guerre a, selon le dramaturge, contraint tout écrivain. Le renforcement de la position auctoriale de M. Vinaver doit enfin, plus qu’on ne le croit, à la figure de Barthes. Le critique a « autorisé » (p. 44) et affirmé la vision de M. Vinaver. Dissident, l’ouvrage de C. Brun tend, il va sans dire, à la nuancer.
16Celui‑ci soulève de nouvelles questions. Appréhendée dans sa différence et son indépendance à l’égard de l’œuvre dramatique, envisagée comme unique « contrepoint », l’œuvre critique de M. Vinaver semble demeurer, au terme de l’étude, extrêmement solidaire des pièces, soutenue par une voix constante, formant avec elles « un tout compréhensif ». Comment, dès lors, penser le lien et les incidences de ce lien ? Quels effets la mise en tension du discours critique peut‑elle avoir sur la relecture de l’œuvre dramatique ? Quelle frontière peut‑on (doit‑on) établir entre le texte, le discours sur le texte et celui sur le monde ? S’il n’en existe pas, au terme de quelles stratégies d’effacement le point de vue « impliqué » de l’auteur peut‑il être « neutralisé » dans l’écriture théâtrale ? Défendant sans doute, avec M. Vinaver, « l’insolubilité » — non plus du texte dramatique — mais de l’œuvre intégrale (formée de deux parties non‑étanches mais résolument autonomes, l’une critique, l’autre dramatique), C. Brun n’en dit mot. C’est là refuser, à son tour, de tenir un discours de surplomb ; c’est là encore inviter la critique à explorer de nouvelles pistes de recherche.
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17À l’instar de l’auteur, dont l’ambition et la pensée sont de promouvoir une « connaissance d’une autre sorte » (p. 226), Catherine Brun désamorce tout esprit de système susceptible de figer la production vinavérienne. La possibilité de se positionner dans, contre et aux marges du discours auctorial révèle la discursivité des écrits sur le théâtre de Michel Vinaver. Pensés comme œuvre, ces derniers échappent désormais à leur auteur.
182 Voir les travaux de Bruno Blanckeman : « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité », dans Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.),Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français. 2001‑2010, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013. Voir également l’ouvrage collectif dirigé par Catherine Brun et Alain Schaffner, Des écritures engagées aux écritures impliquées : littérature française (xxe-xxie siècles), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015.