Histoire du silence à l’âge moderne
Bruit & silence
1L’essai récent d’Henri Garric, Parole muette, récit burlesque. Les Expressions silencieuses aux xixe‑xxe siècles, dialogue explicitement avec les discours post- et hypermodernes sur le silence artistique, tout en prétendant défendre un autre silence — celui du hiatus burlesque.
2Un récent numéro de la revue Critique était consacré au trinôme « Musique, violence, politique1 » : articulation qui témoigne d’un souci contemporain, le bruit et la terreur étant devenus, pour « l’homme d’aujourd’hui », un milieu quotidien. H. Garric propose au contraire de se tourner vers le silence, et notamment vers les silences mineurs, qui pour certains s’inscrivent en porte‑à‑faux dans le paysage conceptuel de l’hypermodernité. Pour H. Garric, il ne s’agit pas, dans la continuité d’un Blanchot, de chercher à résoudre en l’aggravant, dans un mouvement paradoxologique, l’énigme que le silence pose à la littérature. Il s’agit de comprendre, sans aucun parti pris idéologique, comment les arts « mineurs » parviennent à se développer, dans l’ombre des « grands arts », et quelles sont les modalités — burlesques et silencieuses — de ce développement. Plus largement encore, H. Garric, tout en travaillant sur un corpus principalement artistique, exploite pleinement le potentiel transdisciplinaire de la littérature comparée. Ce qui rend son essai particulièrement intéressant, c’est l’audace qui a présidé au choix des objets qui composent le corpus d’étude, qui s’étend de la règle bénédictine, où le silence protège contre la parole vaine, jusqu’à Mickey Mouse, où le dessin transforme la nature même du silence et de sa représentation. De la sorte, ce livre « ne concerne pas seulement des textes [ou des œuvres d’art], mais aussi nos modes de vies2 ». Nous vivons — c’est une évidence, un cliché presque — à une époque où l’homme est constamment, jour après jour, confronté à la terreur, à la violence, à la mort, de telle façon que le deuil change de sens, puisqu’au lieu de mener au silence, il ouvre sur la réaction et la révolte. L’homme hypermoderne semble vivre sur le fil, entre deux extrêmes : les sons de la terreur et le silence du choc, le cri de l’insurrection et la mutité de la peine.
Le néo‑muet
3H. Garric part de l’hypothèse que le néo‑muet (dont The Artist) constitue une réaction au cinéma hyper‑digitalisé et en 3D (Avatar), et que certaines manifestations du silence dans la littérature expriment un refus du bruit, du « bavardage », de l’industrialisation de la parole. Le propos de l’ouvrage est d’analyser les œuvres étudiées (bandes‑dessinées et films néo‑muets notamment) en tant qu’elles peuvent apparaître comme des symptômes de l’expression artistique contemporaine. Or, ce qui compte dans le néo‑muet, ce n’est pas seulement le muet, mais aussi le « néo » : on pensera notamment à Baudrillard, et à ses hypothèses sur le « néo » comme résurrection anachronique, et/ou comme version caricaturale d’un événement historique réel, comme résurgence parodique « vivant d’une référence légendaire3 ».
4Le néo‑muet constitue donc une stratégie de résistance, et ce d’autant plus que, plus généralement, le muet (qu’il soit, du point de vue de l’histoire de l’art, « néo » ou non) manifeste une volonté de retour non nostalgique ; il s’agit de brider le progrès d’une parole proliférante. Ainsi, H. Garric désigne la bande dessinée sans paroles comme « l’arme salutaire, la défense nécessaire contre une société de la communication généralisée, contre une idéologie auto‑suffisante de la circulation continue de l’information » (p. 44‑45). Et il convient par ailleurs de se souvenir que le cinéma s’est doté de paroles de plus en plus abondantes pour faire face à la concurrence de la télévision. Faire parler les images était un choix économique. Les cinéastes qui refusent les paroles et préfèrent le silence résistent par conséquent au dévoiement du 7e art, dont l’industrie du cinéma a fait un produit commercial. Faire du cinéma « néo‑muet », c’est s’opposer aux médias de masse, que le cinéma imite.
5Il n’est pas anodin, de ce point de vue, que ce soit un film musical autant que parlant (The Jazz Singer, sorti le 6 octobre 1927) qui ait le premier rompu le silence du cinéma — comme si le cinéma tentait une dernière fois de résister aux mots. Bien des cinéastes, en tout cas, furent réfractaires aux ordres du progrès cinématographique : ainsi, Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov s’opposeront très vite, dans L’Avenir du film sonore (19 juillet 1928), au cinéma parlant. En effet, pour eux, l’art cinématographique, qui est essentiellement l’art anti‑narratif du montage, est incompatible avec la parole. H. Garric fait notamment allusion à L’Homme à la caméra (1929) de Vertov : l’homme cinématographique est une créature qui a choisi de se séparer du langage pour lui substituer une caméra. Le cinéma, dès lors, est obligé, à défaut de pouvoir résister véritablement au son, de réinventer sa propre scansion : les « coupures irrationnelles » qui le rythment, dit Deleuze, sont accompagnées, soit d’un « acte de silence, au sens où c’est le parlant et le musical qui inventent le silence », soit d’un « acte de parole, mais […] fondateur4 ».
6Selon H. Garric, au cinéma, le silence se fait suspension, et donne au spectateur le sentiment d’être à l’abri du monde : le silence inviterait à faire l’expérience d’un temps subjectif et d’une forme de lenteur contemplative, l’absence de la parole transportant le spectateur au cœur de l’image. Le silence, donc, conduit à une forme d’isolement, qui peut être délectable ou effroyable. Ainsi, dans Somewhere de Sofia Coppola, l’usage du silence souligne l’incapacité du personnage à communier et à communiquer, sa « vie superficielle, allant de fêtes en conquêtes éphémères, masqu[ant] un vide abyssal, signifié par le silence qui s’installe dès qu’il se retrouve seul » (p. 31). D’autres œuvres cinématographiques sont mentionnées dans cette perspective, et en particulier Locataires, de Kim Ki‑Duk, où le silence est un pivot entre communication impossible et communion intime. Car le silence cinématographique est loin de n’être qu’un symptôme de l’échec de la communication : en effet, H. Garric note que « c’est le rêve d’un langage des images qui permet d’imaginer un langage sans paroles » (p. 34). De la sorte, le silence apparaît, sinon comme le support, du moins comme le milieu d’une possible compréhension non langagière.
Qu’est‑ce que le silence ?
7Mais, en amont de ces interrogations esthétiques et politiques, H. Garric n’échappe pas à cette question fondamentale : qu’est‑ce que le silence ? Le concept de silence est complexe, puisqu’il naît de pratiques et de percepts dont les contours varient selon l’origine du silence (timidité, orgueil), son aspect moral (le silence du deuil, de la sidération, de l’omission, de l’hypocrisie), son inscription dans la durée et dans le discours (silence éternel, hésitation pré‑discursive…) : de fait, le silence doit être envisagé en fonction de celui qui le produit (car il est, bien souvent, une production au même titre que les mots), et en fonction aussi de la parole (ou du bruit, du cri, de la musique) qui le précède et/ou le suit. Il doit être questionné à la fois comme acte et comme abstention, comme choix et comme négation, comme construction et comme refus, comme décision et comme contrainte. Car on peut faire silence comme on peut être réduit au silence, et on peut traiter le silence comme une licence aussi bien que comme une réponse à un certain besoin (typiquement hypermoderne) de se taire. Et il faut tenir compte encore de ceci, que le silence, dans son rapport au bruit, n’est pas exclusivement pris dans une dialectique négatif/positif (d’un côté le silence comme absence subie de la parole, de l’autre le silence comme désengagement, comme retrait volontaire hors de la parole). Le silence est aussi action, action sur et contre le son envahissant : il s’agit de faire taire le bruit.
8De la sorte, on comprend qu’il est impossible d’aborder théoriquement le silence, et qu’il faut, avant que de tenter de répondre à la question inévitable et indispensable — « Qu’est‑ce que le silence ? » —, aborder pratiquement les silences. C’est ce que fait H. Garric, et c’est ce qui fait la valeur scientifique (on est tenté de dire clinique) de son essai.
Une politique du silence : mutité & minorité
9Il est d’autant plus méritoire de ne pas tomber a priori dans la « théorie du silence » que tout un courant de la pensée littéraire voire linguistique postmoderne repose sur une sorte de mystique du silence comme manque constitutif, comme centre absent autour duquel gravitent les mots… On pense à Blanchot et Jabès, mais on peut aussi bien se souvenir de ces lignes de Merleau‑Ponty : « il nous faut considérer la parole avant qu’elle soit prononcée, le fond de silence qui ne cesse pas de l’entourer, sans lequel elle ne dirait rien, ou encore mettre à nu les fils de silence dont elle est entremêlée5 » — le même Merleau‑Ponty affirmant par ailleurs que, « si nous chassons de notre esprit l’idée d’un texte original dont notre langage serait la traduction ou la version chiffrée, nous verrons que l’idée d’une expression complète fait non‑sens, que tout langage est indirect ou allusif, est, si l’on veut, silence6 ».
10Plutôt qu’une mystique, c’est une politique du silence que propose H. Garric. Dans l’introduction de son essai, il affirme ainsi avoir fait le projet de repenser l’histoire littéraire et celle des arts du point de vue de la littérature et des arts mineurs. Pour Deleuze et Guattari, on s’en souvient, il y a trois traits propres à la littérature mineure : « la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation » (c’est une littérature opprimée) ; « tout y est politique » (contrairement à ce qui se passe dans les littératures majeures, qui sont individuelles) ; « tout [y] prend une valeur collective7 » (l’énonciation est elle‑même collective). C’est par la contestation de la codification et par le refus de la classification que la littérature mineure existe, et c’est pourquoi c’est en partie par et dans le silence qu’elle s’exprime. Mais H. Garric fait également le lien entre silence et littérature mineure par le biais de la notion de « culture populaire ». Il cite en particulier Michel de Certeau, qui, dans La Culture au pluriel, note que la culture populaire est condamnée au silence, et ce dans deux sens complémentaires. D’une part, elle n’a pas encore (ou plus ?) voix au chapitre ; d’autre part, dire la culture populaire, lui prêter sa voix, c’est la conduire à l’évanouissement : « La culture populaire ne se saisit que sur le mode de la disparition : le domaine populaire n’existe pas encore parce que nous sommes incapables d’en parler sans faire qu’il n’existe plus8. » C’est dans l’espace paradoxal ménagé par des écarts comme celui‑ci que se construit la périlleuse épistémologie du silence que propose H. Garric.
11Son approche générale est donc bien différente de celle d’Alain Corbin9, qui, dans son Histoire du silence, se fonde, d’un point de vue conceptuel, sur la matière offerte par Le Règne du silence (1891) de Georges Rodenbach, et qui situe son étude dans la droite ligne des travaux de Max Picard10. Alors qu’A. Corbin insiste sur le côté négatif du silence (le silence de la haine, le silence qui se cache derrière la maladie, l’agonie ou la mort, la mutité pathologique de l’angoisse, bref le silence tragique), H. Garric explore le rire burlesque du silence, qui est peut‑être lui aussi tragique, mais de façon implicite. Il n’est d’ailleurs que de considérer les corpus respectifs de l’un et de l’autre pour comprendre en quoi leurs approches du silence sont diamétralement opposées. A. Corbin s’intéresse aux silences « classiques » de la littérature et de l’art, depuis les silences de Flaubert étudiés par Gérard Genette jusqu’aux silences « profonds » de Magritte et de Dalí en passant par ceux, désertiques, de Fromentin, et par ceux aussi de de La Tour, Degas ou Redon. H. Garric, lui, propose, on l’a compris, un parcours à travers l’histoire (encore à écrire) des œuvres « mineures » : interroger le silence et les particularités du récit muet, c’est pour lui une autre façon de construire l’histoire de la littérature, qu’il conçoit comme « un champ de conflits où les traditions marginales, venues le plus souvent d’arts mineurs, demandent à être entendues » (p. 45). Ce postulat ayant pour corrélat cette autre idée, que le silence peut être, dans certains cas, considéré comme une expression du rejet du système des arts, H. Garric se voit tout naturellement amené à développer une lecture autoréflexive du silence des arts « muets » (ce qui est d’autant plus audacieux et intéressant qu’il ne peut y avoir de second degré perceptible dans le silence, que la « “citation du silence” n’a jamais un caractère explicite » (p. 37)).
12La perspective choisie par l’essayiste est donc à la fois politique et historique. C’est d’après lui — et on ne peut lui donner tort — dès le xixe siècle que commence à se former un silence qui se constitue en antidote à la prolifération. C’est plus précisément en réaction à l’industrialisation de la littérature et des arts diagnostiquée par Sainte‑Beuve11, puis pensée à nouveaux frais par Benjamin12, et à la formation de la société de pré‑consommation que naît ce qui deviendra le silence hypermoderne. H. Garric, certes, ne néglige pas l’apport des poètes qui firent du silence le point magnétique et fatal vers lequel tendrait toute littérature ; il n’ignore pas non plus le rôle du silence dans la libération des formes narratives. Mais il s’attache principalement à mettre politiquement en contexte les silences dont il s’occupe. Le silence, dans son approche, est d’abord une manifestation (dans le double sens de symptôme et de revendication) politique : on se tait parce qu’on ne parvient pas, socialement, à communiquer ; on se tait pour signaler, dans un geste hyperbolique et caricatural, qu’on est bâillonné ; on se tait parce que l’art est en crise, éthiquement et esthétiquement, et que le silence, provisoire ou définitif, est le seul recours.
13Il fallait par conséquent qu’H. Garric, avant de s’attaquer à la question (peut‑être vaine) de l’essence atemporelle du silence, explicite les raisons d’être du silence, notamment dans un monde (hyper)moderne submergé par le bruit. C’est ce qu’il entreprend de faire dans le chapitre intitulé « Histoire sans paroles » (p. 47‑74). Le silence est en quelque sorte une façon logique de tourner le dos au bruit : il est alors synonyme d’isolement, d’écart.
Les mythes du silence littéraire
14Toutefois, les mythes du silence littéraire ont eux aussi leur rôle à jouer dans la politique artistique du silence, et H. Garric n’oublie pas que le silence, du point de vue de l’épistémologie de la littérature, marque une séparation entre la pensée et la parole. Dans les mythes et les contes, l’indicible et la stupéfaction jouent un rôle non négligeable, de telle sorte que la mystique du silence est l’une des origines de la poétique hybride du silence hypermoderne. H. Garric cite Giorgio Agamben, qui suggère que l’expérience pure est muette, et que c’est le langage qui marque la limite d’une expérience sans mots13. La parole muette est l’expérience mystique du langage, et l’essence même de la fable (on peut, soit dit en passant, inverser également la perspective, passer du mythique au critique, et analyser la fable de la parole silencieuse — c’est ce que fait Jean Bessière dans Quel statut pour la littérature ?). Jacques Rancière à son tour soulignera, en se fondant sur les raisonnements de Giambattista Vico, que « [l]a parole “muette” de la poésie est aussi la forme sous laquelle une vérité est révélée aux mortels14 ». H. Garric souligne justement que ce qui constitue le paradoxe du silence littéraire, c’est le fait que la littérature n’a pas pour objet la résolution des problèmes liés à la « contradiction » entre parole et silence : au contraire, la littérature fait « de tout objet silencieux son sujet, comme pour dire qu’à force de répéter les lieux communs du silence, elle fera du silence son bien » (p. 91). On pensera aussi, à ce propos, à George Steiner, qui considère que « le mutisme représente pour l’écrivain, et pour lui plus que tout autre, une irrésistible tentation, le dernier refuge quand se montre Apollon ». Pour G. Steiner, le silence ne constitue pas à proprement parler la vocation de la littérature, mais il reste tout de même sa principale tentation, et ce même si « les frontières du langage [sont] délimitées […] par trois […] codes : lumière, musique, silence15 ».
15Toujours est‑il que le silence exprime, bien souvent, un sentiment de dénuement et d’angoisse. Celui qui se tait, selon un schème mythique puissamment ancré dans l’inconscient collectif littéraire, est celui qui se trouve démuni devant quelque chose qui dépasse le langage — lequel langage s’engage alors sur ces « lignes de sorcière16 » si chères à Deleuze. D’ailleurs, cette impuissance est aussi une puissance : car avoir accès à ce qui dépasse l’entendement comme le langage, c’est avoir « le sens du possible17 », c’est être, pour reprendre le mot de Melville réinvesti par Deleuze, un « Original18 ». Être capable de dire « I would prefer not to19 », être capable d’inventer cette formule qui se clôt sur un silence abrupt, ce n’est pas (seulement) savoir résister ; c’est avoir accès, positivement, à quelque chose qui soutient la résistance. G. Agamben souligne l’ambivalence essentielle de ce silence à la fois logique, épistémologique et (déjà) politique : « La “puissance de ne pas” est le secret cardinal de la doctrine aristotélicienne sur la puissance, qui fait de toute puissance en soi une impuissance20 ». C’est donc la dualité, pour ne pas dire l’ambiguïté, du silence qui retient l’attention d’H. Garric. Cet aspect de son travail l’apparente à quelques autres tentatives de rendre compte du balancement entre faillite et triomphe : on pensera notamment au volume collectif Dire ou ne pas dire21, paru en 2013.
Les silences de la philosophie
16Ce ne sont pas seulement les silences de l’art et de la littérature qu’interroge H. Garric : il fait également une place, dans sa réflexion, au(x) silence(s) de la philosophie. Le silence, dit‑il, est, du point de vue de la logique, une pratique individuelle : non seulement il permet « un retrait stratégique », mais son « avènement » accompagne de plus « la naissance de l’individualisme » (p. 60). Le cogito ergo sum fondateur de la critique cartésienne suppose en effet en creux la possibilité d’une pensée sans parole(s). Mais, du point de vue de la morale, le silence est à la fois individuel et collectif. « The rule of silence applies to the things that cannot be communicated, to the things that might be said but ought not to be22 », écrit ainsi Felix Adler, tout en notant que le silence est un droit pour l’individu désireux de se retirer du jeu de la communication — on pensera à cet égard à Sartre, qui affirme que « se taire, ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler23 ».
17C’est d’ailleurs, à notre sens, un discours philosophique sur le silence qui permet de comprendre en quoi éthique et esthétique du silence sont liées. En effet, dans son Tractatus logico‑philosophicus (qui se conclut sur cette affirmation célèbre, et si souvent déformée : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence24 »), Wittgenstein propose de relier les concepts de l’éthique et de l’esthétique. La résistance à la parole apparaît comme un acte éthique/métaphysique, le silence étant la condition d’une contemplation mystique. Le silence est non seulement un symptôme moral, mais aussi une catégorie mystique, par conséquent le support d’un possible discours artistique.
18On peut aussi songer à Kierkegaard, qui affirme l’insuffisance du langage, incapable selon lui d’exprimer ce qu’il y a de plus important dans la vie de l’homme : seul le silence peut exprimer l’expérience de l’absolu. Si Wittgenstein insiste sur le rôle du silence dans le déni d’articulation, dans le refus de l’argumentation et dans le processus de monstration de ce qui ne peut être dit, Kierkegaard, de son côté, insiste sur le silence comme réaction à la surabondance des paroles, et sur la relation dialectique entre le langage et le silence, seul l’homme capable d’accepter le silence pouvant, d’après lui, dire l’essentiel25.
Le burlesque, le théâtre & la bande dessinée
19Mais, tout en tenant compte du rôle des mythes littéraires et de la « mystique » philosophique de la mutité dans la politique artistique du silence (s’il ne cite ni Kierkegaard, ni Wittgenstein, il convoque Bergson, Derrida, Jankélévitch et bien d’autres), H. Garric dote son étude d’un centre de gravité conceptuel surprenant : c’est le burlesque, ce genre/procédé qui consiste à exprimer le sérieux par le cocasse et le vulgaire, qui permet d’assurer la cohérence du corpus, et de tisser un lien « rhizomatique » entre la littérature, le vaudeville, la bande dessinée et le cinéma néo‑muet. Certes, H. Garric n’est pas le premier à s’intéresser au saltimbanque, à l’arlequin ou à la marionnette (parmi ses prédécesseurs, on pourra penser, entre de nombreux autres, à Starobinski26). Mais ce qui fait l’originalité de l’approche d’H. Garric, c’est qu’il s’intéresse à la marionnette en tant qu’elle constitue un modèle paradoxal pour le personnage et l’acteur dramatiques. On est alors dans une logique du renversement, de l’« anti ». Il s’agit de renverser les codes : dans le domaine graphique, H. Garric donne l’exemple de Töpffer, qui en effet développe dans son œuvre une esthétique résolument et violemment anti‑académique. Or, l’académisme est l’art du dictionnaire : il s’agit de figer un système du sens qui ne laisse aucune place à l’énergie, au mouvement, à ce qui est dynamique — en un mot à la vie. C’est pourquoi le geste burlesque mène au silence : il s’agit de montrer, sans avoir recours aux codes, qu’ils soient langagiers ou esthétiques, la vie humaine et ses émotions. C’est d’ailleurs le romantisme qui, dans le mouvement de sa métamorphose, réalise l’union du silence mystique et du silence politique : si le premier romantisme prétend soulever la parole jusqu’au silence de la nature, le second romantisme (celui de Gautier, par exemple) veut, par le biais de l’oxymore, du Witz, de la parodie, de la caricature et du burlesque, faire taire une littérature industrialisée et un art mécanisé.
20Töpffer, par ailleurs, permet de faire le lien entre les deux siècles dont s’occupe H. Garric. En tant qu’« inventeur » de la bande dessinée, il revient à l’artiste suisse d’avoir donné corps aux théories de Lessing sur l’art visuel comme poesia muta et (surtout) comme récit sans voix27. La bande dessinée ne serait‑elle pas par excellence l’art du langage silencieux, et l’aboutissement d’un mouvement de spiritualisation du geste28 poétique/dramatique, qui de déclamatoire se fait visuel ? C’est en tout cas la thèse d’H. Garric, qui convoque Aristippe pour soutenir cette idée, que le silence constitue, à certaines époques du moins, un véritable idéal pour l’expression théâtrale : « Le sublime de l’art est d’être deviné par un jeu muet, des uns et des autres ; enfin, c’est de faire parler son silence29. » Et de fait, de Shakespeare (on pense aux silences d’Hamlet ou de Cordelia) à Strindberg et Maeterlinck s’affirme la nécessité d’un théâtre où l’optique a pris le pas sur l’oratoire.
Silence & contemporanéité
21Reste la question des noces du silence et de la contemporanéité. On a vu comment le « néo », selon Baudrillard, suppose un décrochement à l’égard de l’époque. Or, pour peu que l’on se souvienne de la formule de Barthes : « Le contemporain est l’inactuel30 », l’on comprend que notre contemporanéité ne pouvait pas ne pas être « néo‑muette ». Dans Qu’est‑ce que le contemporain ?, G. Agamben mentionne les Considérations inactuelles de Nietzsche, qui écrit qu’être contemporain, c’est régler ses comptes avec son époque. La contemporanéité est dyschronique, c’est une relation singulière au temps et à l’actualité, on y adhère par le « déphasage et l’anachronisme31 ». Le contemporain sait voir ce qui est dans l’obscurité, il sait entendre ce qui est passé sous silence — et il sait, aussi, se taire quand l’époque parle (trop) : « le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité32 ».
22Blow‑Up illustre de manière particulièrement éclatante cette pratique de la contemporanéité. Les agrandissements « photo‑graphiques » non seulement lèvent le voile sur les obscurités du monde (alors) contemporain, mais surtout se substituent à la parole pour montrer que les mots sont fragmentaires comme les images photographiques, et qu’ils finissent par s’évanouir… Et c’est cette disparition des mots, résultat de la fragmentarité, qui permet de libérer l’essence de la contemporanéité post- puis hypermoderne. Ainsi, Blow‑Up relève presque de la néo‑photographie, et il révèle par là l’un des pouvoirs du silence, qui, au cinéma, allonge ou étire l’image fixe, lui imprimant une sorte de mouvement intensif anti‑temporel. De plus, dans le film d’Antonioni, le silence accompagne la genèse de l’image photographique, c’est‑à‑dire ces instants où Thomas prépare la photo, ou plutôt se prépare pour la photo, se prépare à glisser hors du temps avec ce qu’il photographie — le « clack » de l’obturateur suggérant l’idée d’une rupture non seulement dans le temps, mais surtout dans la temporalité.
Le silence des sirènes
23Le livre d’Henri Garric ouvre donc des perspectives nouvelles sur un silence lui‑même nouveau (celui du « néo » et de la contemporanéité post- et hypermoderne), tout en proposant une synthèse inattendue des appréhensions mystique/mythique d’une part et politique d’autre part du silence.
24Il parvient ainsi à rompre avec Blanchot (et avec tous ceux dans la continuité desquels l’auteur de L’Espace littéraire s’inscrit) tout en lui rendant hommage, et en tirant profit de sa pensée. Pour H. Garric, Blanchot est le « héros du silence » (p. 125). Citant « Le chant des sirènes33 », il écrit : « L’allégorie qui ouvre Le Livre à venir dit parfaitement combien la littérature doit refuser cette facilité du roman, incarnée par Ulysse se bouchant les oreilles pour ne pas entendre le chant des sirènes. » (p. 129.) Mais justement, tout en reprenant partiellement à son compte l’éthique véhiculée par cette allégorie à plus d’un égard fondatrice, H. Garric sort de la voie dessinée par Le Livre à venir, pour s’intéresser à l’« interruption burlesque » (p. 136). C’est dès lors aux silences au second degré, hypertextuels sinon parodiques, de Kafka34 ou de Joyce35 que le lecteur est invité à prêter l’oreille. Prenons les sirènes kafkaïennes : elles oublient « tout leur chant36 », et se font danseuses, le scopique se substituant à l’auditif, dans un mouvement qui prolonge, dans le récit, le remplacement, dans le drame, du rhétorique par l’iconique.
25De la sorte, le lecteur hypermoderne est amené à repenser les grandes théories postmodernes du silence : oui, « [l]a limite du langage, c’est la Chose en sa mutité — la vision37 ». Mais ce glissement n’est pas purement cosmique ; il est politique aussi bien. Il est intemporel, si l’on veut, mais selon la flexion critique du terme : anachronique plutôt qu’achronique, il manifeste le choix contemporain (dans les deux sens, circonstanciel et permanent, du mot) de recourir à une gestique burlesque qui fasse taire les « grands récits38 » qui prolifèrent depuis l’avènement de l’ordre bourgeois — et de ses ennemis.