Se souvenir de Malraux
1C’est un beau titre, et opportun, que celui donné par Jean‑Claude Larrat à ce recueil d’études. Il nous invite à réfléchir sur la situation actuelle de Malraux dans l’opinion, plus précisément dans l’opinion intellectuelle. Son nom reste certes cité ici ou là, mais plus sous la plume ou dans la bouche de gens d’un certain âge, et une fois sur deux pour son action ministérielle plutôt que pour ses livres. Peu de mentions témoignent d’une lecture de ceux‑ci, et encore moins de leur vraie présence dans l’esprit de celui qui parle. Plus gravement, on n’entend guère de jeunes lecteurs faire part de l’enthousiasme qui avait saisi leurs aînés lorsqu’ils avaient découvert La Condition humaine, L’Espoir ou Les Noyers de l’Altenburg. La question se pose aujourd’hui de savoir si Malraux n’est pas en train de glisser du côté de ces auteurs à qui on se contente de donner quelques coups de chapeau. Faut‑il admettre qu’il s’éloigne ainsi, comme une comète autrefois brillante qui sortirait peu à peu de notre champ visuel ? Ce serait se priver d’une œuvre dont beaucoup d’aspects restent à découvrir, qu’il s’agisse des romans ou des écrits de mémoire réunis sous le titre Le Miroir des limbes, ou encore de sa pensée sur les arts plastiques et sur la littérature qui aurait, si elle était saisie dans sa nouveauté et prise en compte, toute sa place dans nos débats.
2Pour remédier à cet éloignement, J.‑Cl. Larrat s’emploie à dissiper un certain nombre de malentendus. Certains tiennent à l’œuvre elle‑même et au parcours personnel de son auteur. Les deux grands romans des années 1930 étaient étroitement liés à l’actualité historique et politique. Ils lui durent, sur le moment et quelque temps après, une part de leur retentissement. Mais ce qui était alors cause d’un surcroît d’audience est devenu aujourd’hui handicap pour des lecteurs auxquels ce contexte historique est devenu objet d’un savoir à acquérir. Pour Malraux, à l’époque, cet engagement était militant, politique et par moments militaire, avec cet effet de faire coexister sous son nom un écrivain et un homme d’action. Que dire lorsque, après la guerre, cette même dualité d’images se perpétua, mais doublement aggravée. Il y avait d’abord un déplacement de l’action, d’un point de l’échiquier politique vers un autre qui pouvait paraître à l’opposé, pour peu que l’on se refuse à reconnaître sa logique, et en même temps la transformation de nature de cette action, qui, de combattante, devenait officielle et, pire aux yeux de certains, s’exerçait dans un cadre de pouvoir. J.‑Cl. Larrat voit dans cette dispersion d’images difficilement conciliables une des causes capables de dérouter, et partant d’écarter, les lecteurs d’aujourd’hui.
3Il faut compter aussi, sur un plan tout différent, avec la coupure intervenue dans le monde littéraire, pendant que Malraux se consacrait à cette tache de ministre de la Culture. Les années 1950‑1970 étaient celles où un Nouveau Roman s’était imposé, par sa doctrine au moins autant que par ses œuvres. Il considérait personnages et histoire racontée comme des « notions périmées », selon les termes de son porte‑parole Robbe‑Grillet. Que les romans de Malraux fassent « vivre » des personnages et entraînent le lecteur dans leur histoire suffisait pour ces nouveaux romanciers à reléguer leur auteur dans le passé, d’autant plus que ces personnages ne se contentaient pas d’agir mais débattaient, dans leurs dialogues, de leurs idées et de leurs valeurs. Pour ces écrivains alors au premier plan de l’actualité, Malraux faisait figure de contre‑exemple. Claude Simon, dans son discours de Stockholm en 1985, rangeait La Condition humaine et L’Espoir parmi des « milliers d’aimables ou de terrifiants récits d’aventures, à conclusions optimistes ou désespérées, et aux titres annonceurs de vérités révélées ». Neuf ans plus tôt, à l’occasion de la mort de Malraux, Barthes déclarait qu’il était « le type du faux grand écrivain ». Relisant ces déclarations de guerre, aujourd’hui que le Nouveau Roman n’est plus un modèle absolu ni ses principes des critères de valeur, nous faisons la part de la polémique, nous qui appartenons à ce que Malraux nommait la « secte » des amateurs de littérature. Mais de pareils jugements, portés par des écrivains dont l’œuvre compte, ne sont pas sans laisser de traces. Un a priori défavorable à l’égard de Malraux en subsiste à l’état diffus dans l’esprit de générations de lecteurs pour laquelle ces noms font autorité.
4Or l’un des mérites de J.‑Cl. Larrat est de montrer que cet écrivain pratiquement écarté par certains du cercle de leurs références est en réalité beaucoup moins loin qu’il ne semble de notre modernité. Dans ses romans, sitôt qu’on les regarde de plus près, ni le traitement du temps ni le souci de continuité narrative ne sont ceux du roman traditionnel, et de leur côté, les personnages ne relèvent nullement du modèle psychologique ou sociologique de ce type de roman. Ils se constituent sur un tout autre plan et s’imposent tout autrement à l’imagination du lecteur. L’un d’eux qui hante les pages de ces études, le Clappique de La Condition humaine, est l’incarnation d’un farfelu qui mine insidieusement l’apparent réalisme des autres et la cohérence idéologique à laquelle ils semblent donner corps.
5À travers les personnages s’est déjà produite chez Malraux, par rapport au roman français du siècle précédent, une rupture sans éclat, mais décisive. Si étonnant que ce soit au premier abord, ce n’est donc pas sans raison que l’on trouve ici évoqué çà et là le nom de Beckett, de même qu’ailleurs on a pu, pour les questions de construction narrative, rapprocher Malraux de ce même Simon qui tenait tellement à prendre ses distances avec lui. Ce qui est vrai des romans l’est à plus forte raison des écrits de mémoire auxquels a été consacré en 2008 un colloque dont les Actes ont pu être publiés sous le titre Modernité du Miroir des limbes dans un précédent volume de la collection où paraît aujourd’hui ce Sans oublier Malraux. Dans ce livre même, J.‑Cl. Larrat rapproche ce Miroir des limbes de l’autre grande entreprise de déconstruction de l’autobiographie, La Règle du jeu de Leiris. C’est l’objet de la première partie du livre, « Autobiographie et fiction ».
6C’est encore renouveler l’image d’une œuvre déformée ou dévalorisée pour des raisons circonstancielles et polémiques que de la resituer par rapport aux références philosophiques qui sont les siennes, implicitement ou explicitement. Dans sa deuxième partie, « Le temps de l’histoire », J.‑Cl. Larrat s’emploie à définir la place de l’œuvre de Malraux, à partir de sa dimension littéraire, dans un cadre théorique. Cela l’amène à rendre la place qui lui est due, à côté de Nietzsche et de Bergson, à Georges Sorel, dont la notion de mythe ne laisse pas d’habiter la pensée de Malraux et plus encore son imaginaire.
7Mais cette recherche ne se limite pas au passé. L’essayiste prête une attention permanente à toutes les formes de la pensée et de l’herméneutique contemporaines. Ne cessant d’avoir l’œuvre de Malraux présente à l’esprit, il la confronte à un spectre étonnamment large de domaines dans lesquels s’est exercée cette théorie. Ce sont, pour ne citer que quelques‑uns de ces domaines, et pour chacun que quelques noms : la théorie littéraire et la poétique (avec Frank Kermode, Blanchot, Bakhtine, Jean‑Marie Schaeffer, Gérard Genette, Käte Hamburger, Ricœur, Thomas Pavel etc.), la sémiotique (avec Eco), la philosophie (avec Benjamin, Foucault, Arendt, Clément Rosset, Girard, Derrida, Jacques Rancière etc.), l’anthropologie (avec Lévi‑Strauss), la psychanalyse (avec Freud et Lacan), et bien d’autres représentants d’un modernité théorique. Sous la plume de J.‑Cl. Larrat, chacun de ces rapprochements, si divers soient‑ils, révèle une pertinence, soit que la théorie projette sur l’œuvre une lumière nouvelle, sous l’angle d’incidence qui lui est propre, soit que Malraux apporte une réponse différente aux questions qu’elle soulève. Le Malraux présenté ici doit ainsi son originalité à ce qu’il est vu à la lumière de théories ou de questionnements qui sont ceux de notre temps. Il est à souhaiter que cette image renouvelée contribue à le réintégrer pleinement, de manière vivante, dans notre monde intellectuel.
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8Il n’est qu’un domaine dans lequel cette contextualisation multiple, si souvent éclairante, reste quelque peu en‑deçà de la cible, c’est celui de la création artistique, sur laquelle la réflexion de Malraux se trouve en opposition avec la pensée majoritaire en France dans les années où il rédige ses grands essais. Dans les articles réunis dans la troisième partie, « Le musée, l’art et l’histoire », Jean‑Claude Larrat tourne autour de la notion plutôt qu’il ne l’aborde. Elle n’est présente qu’en creux dans celles dont il traite ici, image, homme fondamental, origine, artifice, grandeur ou héroïsme. Même celle, si fondamentalement malrucienne, de métamorphose, ne suffit pas à épuiser ce sujet. Il est d’ailleurs significatif qu’au milieu de tant de citations pertinentes n’en figure aucune qui soit tirée de La Métamorphose des dieux, œuvre testamentaire de Malraux sur ce sujet.
9Cet univers de Malraux, dont certains croient trop vite avoir fait le tour, ne se laisse pas épuiser en un seul livre, fût‑il aussi riche et aussi stimulant que celui‑ci.