De L’Homme précaire et la littérature à « l’homme‑flou » du musée imaginaire
1L’actualité de Malraux ne relève ni d’une prophétie, relayée par divers interlocuteurs, sur un xxie siècle « religieux », ni de la mention d’un certain François de Hollande1 dans L’Homme précaire. Il s’agit plutôt de redécouvrir Malraux en tant qu’éclaireur d’une conception de la création littéraire comme transcendance, terme religieux dont il « s’irrite » de ne pouvoir l’éviter.
2Depuis les années 1990, Henri Godard, avec L’Autre Face de la littérature, et Jean‑Claude Larrat, avec Malraux théoricien de la littérature, nous ont alertés : Malraux perçoit très tôt les modalités de la création. Même son Esquisse pour une psychologie du cinéma rend compte d’une priorité de la forme sur le récit romanesque — toujours dans un dialogue entre la littérature et les arts, parce qu’un roman raconte toute de même une histoire, alors qu’il est plus facile de percevoir la primauté des formes dans une œuvre d’art — surtout si elle est abstraite.
3Il faut donc répéter l’importance du Malraux « théoricien de la littérature » et permettre à un large public de l’apprécier. Plusieurs initiatives récentes se chargent de le promouvoir : l’édition en « Folio » de L’Homme précaire ; les diverses parutions chez Garnier ; le n° 42, en 2015, « La littérature à l’essai », sous la direction d’Henri Godard et de Jean‑Louis Jeannelle, dans La Revue André Malraux Review dirigée par Michel Lantelme; le nouveau tome de la Pléiade, Morceaux choisis présentés par H. Godard aidé de quelques dyables et chats — comme le recueil Malraux et les poètes de François de Saint‑Cheron2, qui paraît en même temps que Malraux l’homme des ruptures d’Alain Malraux3. Mais il reste fort à faire : le Malraux farfelu mérite une étude approfondie, car il ne se limite ni aux écrits du même nom, ni à ses dessins — Clappique, Mercuriol et le guide de Tolède, parmi tant d’autres, en témoignent. Ses analyses invitent à décliner plusieurs titres encore : Malraux et le théâtre ; Malraux et l’aléatoire ; Malraux et l’érotisme ; Malraux et les Russes — ou les Américains (écrivains et cinéastes4), voire Malraux et les médias… Si l’on finit par lui reconnaître une intuition de la génétique, de l’intertextualité et de la théorie de la réception, n’hésitons pas plus sur la médiologie ! La fin de L’Homme précaire ouvre également une perspective herméneutique et métaphysique qui pourrait déboucher, pourquoi pas, sur un Malraux et Gadamer.
4Toutefois, nous nous limiterons à re‑présenter L’Homme précaire à partir des thèses d’H. Godard et de J.‑Cl. Larrat, renouvelées dans la Revue André Malraux5 et accompagnées des articles de Jacques Lecarme, J.‑L. Jeannelle et Joël Loehr pour L’Homme précaire, ainsi que des études de Jean‑Pierre Zarader, Évelyne Lantonnet, Monique Gosselin‑Noat et Fr. de Saint‑Cheron — dont le dernier ouvrage complètera ces rappels avant que nous nous recentrions sur cette obsession de la précarité, du flou et de l’aléatoire chez Malraux.
Malraux théoricien de la littérature
5L’Homme précaire et la littérature n’a reçu ni le traitement, ni l’accueil qu’il méritait, depuis la polysémie du titre jusqu’aux analyses les plus subtiles de ce théoricien que l’on persiste à méconnaître en Malraux. Dans son introduction au n° 42 de la Revue André Malraux, J.‑L. Jeannelle déplore le désintérêt pour la parution en 2010 du t. VI des Œuvres complètes en Pléiade, sobrement — ou dubitativement — intitulé « Essais », indifférence surprenante après la réhabilitation de l’écrivain d’art, quand paraissent les t. IV et V des Œuvres complètes en 2004. L’hétérogénéité des textes (articles, comptes rendus, préfaces, discours) ne permettait pas plus de fixer le genre que l’attention, mais surtout occultait la présence de L’Homme précaire — qui est à la littérature ce que La Métamorphose des dieux est à l’art. Rappelons la désinvolture des critiques, à de rares exceptions près (Jérôme Serri), et le mépris des spécialistes de l’essai pour les analyses littéraires de Malraux. Pourtant, que de recours, ça et là, aux préfaces à L’Imposture (1928) ou à L’Amant de Lady Chaterley (1932) et, plus encore, à la définition du roman de Faulkner : « Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. » (1933).
6Pour expliquer cette défaillance, J.‑L. Jeannelle constate que, de Diderot et Baudelaire à Aragon, la critique littéraire chez les écrivains attire moins que leur critique d’art ; il souligne d’autre part l’absence de « posture réflexive ou métalittéraire » chez Malraux. Gallimard aura voulu, quatre ans plus tard, restaurer l’intérêt de L’Homme précaire en le publiant isolément dans la collection « Folio essais » — hélas sans aucun aménagement de la notice et des notes de la Pléiade. La préface générale de Jean‑Yves Tadié étant supprimée, les renvois aux pages de cette préface, à des tableaux absents de la version Folio, voire à certaines notes, peuvent troubler le lecteur de la version poche.
7Devant un certain embarras de richesses — « fouillis et incomplétude des textes littéraires et politiques », surabondance de notes — Jacques Lecarme s’agace d’une préface qui présente certains oublis et des sous‑titres peu engageants comme « Une œuvre de fin de vie ». Il rappelle la salle de cinéma hypnotisée par la scène du film L’Exercice de l’État, où le conseiller d’un ministre se rase en écoutant Malraux faire « entre[r] ici Jean Moulin », pour l’opposer aux quolibets persistants lancés contre l’écrivain‑ministre. Barthes pensait éphémère le succès de ses romans et, comme pour Sartre, la mode était au dénigrement, alors que Malraux avait une vertu d’admiration pour les grands textes. J. Lecarme regrette la surdité de la Pléiade aux conseils de L’Homme précaire : le refus de l’histoire littéraire et du biographisme réducteur — que l’appareil critique, pourtant nécessaire et propre à cette édition, ne fait que reproduire. Ces critiques sont confortées par les attaques rageuses des Voix du silence : « La critique de Stendhal par Sainte‑Beuve repose sur le sentiment suivant : “J’ai bien connu M. Beyle. Vous ne me ferez pas croire que ce plaisantin a écrit des chefs‑d’œuvre.” Restait à savoir si La Chartreuse avait été écrite par M. Beyle, ou par Stendhal. » (VS, Œ 4, p. 563). Bonne leçon pour le préfacier qui expliquerait par sa vie les sentences de Malraux. J. Lecarme ajoute que ce contresens s’inscrit dans une pédagogisation maladroite : des adjonctions sont utiles, mais « trop de péritexte éditorial peut tuer le texte auctorial ». Les précisions biographiques et le recours à des interviews mineures n’ajoutent rien au texte ; on découvre des anecdotes mais on perd, écrit‑il, « le style aviateur (survol, piqué, décollage) qui agace les critiques fantassins ». Il note que la confusion de l’écrivain avec le ministre fausse l’interprétation et préfère les premières Pléiades désencombrées et les Folios qu’on peut annoter — par exemple pour modaliser les notes sur Gide et son « Victor Hugo, hélas ! » ou sur Dostoïevski. Si Malraux répète que Flaubert n’écrit pas l’histoire de Mme Delamare, ni Dostoïevski celle de Netchaïev, c’est que Yonville n’existe pas plus que le romancier russe ne décide d’écrire Les Démons après l’assassinat d’Ivanov par Netchaïev — puisqu’il a entrepris son roman deux ans plus tôt. Bref, J. Lecarme déplore une sorbonnisation de l’édition des Essais et proclame qu’il faut encore abondamment creuser L’Homme précaire et la littérature.
8Son ouverture sur le Tableau de la littérature française donne le ton : supprimer le spécialiste au profit du récepteur littéraire ; opposer à l’histoire littéraire, une « histoire de la création ». Comme Malraux achève L’Intemporel dans le temps où il conçoit L’Homme précaire et parce que sa postface à Néocritique de Martine de Courcel l’incite à développer ses analyses en créant un pendant à sa critique esthétique, une relation dialectique s’établit d’emblée entre musée et bibliothèque imaginaires, jusqu’à en superposer les étapes : le surnaturel, l’irréel de la fiction et l’intemporel de l’art moderne… Mais les tripartitions ne coïncident pas toujours.
9L’Homme précaire met en place plusieurs notions clefs : la métamorphose ; la présence de l’œuvre, ce qu’H. Godard nomme le « cogito » de Malraux ; enfin la création, l’englobant, la bibliothèque et l’aléatoire. Le monde de l’art n’est pas une mimesis, toute œuvre étant « un système de formes qui n’existent pas telles quelles dans le monde réel ». L’étude que L’Autre face de la littérature proposait du style malrucien (ellipse, asyndète) est reprise dans la notice de Chr. Moatti. On pourrait y ajouter ces fameuses prolepses qui esquissent un dialogue et permettent, selon la formule godardienne, de « déplier les raisonnements télescopés », ou encore ces chiasmes, ces parallélismes antithétiques et ces anacoluthes hérités de Pascal. Tous les articles, préfaces et comptes rendus NRF qui préparent L’Homme précaire, répondent aux fulgurances sur la création des écrits sur l’art : « Tout artiste commence par imiter. Pour trouver sa forme, il est obligé de partir, non de la vie, mais de la forme d’un autre artiste. » À quoi s’ajoute souterrainement le désir de détruire les formes admirées. Puisque Malraux parle de schèmes dans Les Voix du silence, on regrette de ne pas les voir plus développés dans L’Homme précaire, mais peu importe, on y retrouve la palette du romancier. De même, ce qu’il dit de Sanctuaire (« Je ne serais nullement surpris qu’il pensât souvent ses scènes avant d’imaginer ses personnages… »), il le redit de Bernanos et de Dostoïevski en déniant à leurs personnages la fonction de porte‑parole. Associant ces propos à la lecture des Carnets de L’Idiot, H. Godard évoque la navette que passe le romancier « de son imagination fixée à son imagination disponible » et condense l’originalité de la critique malrucienne : « l’intuition de cette double dialectique entre un sentiment du monde et une “vision”, d’une part, entre les formes de cette vision et les formes de l’écriture qui lui correspondent, d’autre part6 ». Il pointe aussi l’intuition génétique de Malraux, devant les épreuves de Balzac et sa recherche éperdue de l’épithète, comme devant ces carnets de Dostoïevski, qui sont, selon la formule malrucienne, la « matière première, la puberté de la création ».
10La décomposition‑recomposition des temples de La Voie royale métaphorise toute métamorphose esthétique et indique le fondement antispenglerien de la réflexion malrucienne sur l’art : des morts et des résurrections, dans une culture universelle. Si les œuvres ne redeviennent présentes qu’en perdant leur signification originelle, Malraux sait que dans le sentiment de présence en littérature entre aussi une connaissance. Mais si le sens, enchaîné aux mots, maintient la réception première, la réception évolue : « si nous ne lisons pas Recueillement comme le lisait Baudelaire, c’est que nous avons lu Rimbaud et Mallarmé : la métamorphose nous sépare d’abord du génie par les créations qui ont succédé aux siennes7 ». Chaque génération actualise les réseaux d’effets et de significations et l’œuvre appartient au temps « de son auteur, au nôtre […] et à celui de l’avenir8 ». L’Homme précaireapprécie que les nouveaux lecteurs aient corrigé les méprises sur Dostoïevski (la pitié) et Proust (l’analyse psychologique) :
Nous avons appris que si la mort ne contraint pas le génie au silence, ce n’est pas parce qu’il prévaut contre elle en perpétuant son langage initial, mais en imposant un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un écho qui répondrait aux siècles avec leurs voix successives9.
11Enfin, les nouveaux malruciens s’arrêtent sur la notion d’englobant, totalité irréductible aux éléments qui la composent (les œuvres et leurs métamorphoses) et se définit plus « par rapport à la réalité psychique de l’artiste que par rapport à la réalité objective du monde » — l’artiste ne copie pas le monde, mais le feuillette comme un dictionnaire.
12C’est à propos de l’univers balzacien, où « l’englobant devient englobé dans La Comédie humaine » que Malraux trouve son raccourci lumineux : « Surprenant carambolage métaphysique, car jamais on n’avait tenté de saisir l’homme, du dedans et du dehors à la fois10 ». H. Godard définit ce carambolage comme la « dimension prométhéenne du roman, qui ne se soucie plus de légitimer ce qu’il raconte, ni les incursions dans le personnage, car il transgresse dans l’imaginaire, une limite métaphysique — de la “concurrence” balzacienne à la proclamation, par Flaubert ou Joyce, d’une volonté de se retirer de l’œuvre faite comme Dieu de la création11 ». Que le romancier s’intoxique de son personnage (Balzac) ou qu’il le roule dans la boue (Flaubert), il s’inscrit toujours dans un « irréel ». En rapprochant les réponses de Malraux à Grover12 ou à Picon13, des sentences du Stieglitz de l’Altenburg, H. Godard précise la conception malrucienne du « personnage qui conserve sa part d’énigme ». L’Homme précaire ajoute que « Le roman d’analyse aboutit moins à préciser la connaissance de l’homme qu’à approfondir son mystère14 », car « Bien que chaque paragraphe d’un roman affirme, tout grand roman interroge ». D’où la volonté qu’a Malraux de minorer l’importance du personnage dans le processus créatif : « Je ne crois pas que le romancier doive créer des personnages ; il doit créer un monde cohérent et particulier, comme tout autre artiste ».
La création du roman
13Dans son article de la Revue André Malraux, J.‑Cl. Larrat rapproche les théories malruciennes sur la discontinuité culturelle de L’Archéologie du savoir de Foucault ; il note l’influence du reportage sur ses romans (substitution de l’ellipse à la métaphore) et ses conséquences sur sa conception antirhétoricienne du roman. H. Godard fait des annotations de Malraux à l’étude de Picon la matrice de L’Homme précaire selon deux axes : l’un synchronique, sur la nature de la création ; l’autre diachronique, sur l’histoire des arts, pour conclure sur la rivalité euphorisante du monde l’art avec notre monde. J. Loehr vise plutôt Néocritique comme « maquette farfelue » de L’Homme précaire et s’arrête d’abord sur la notion de bibliothèque. Pour Malraux,tout romancier « examine l’humanité dérisoire du haut d’un dialogue avec les grands morts, seule légitimation de la vie15 ». Dostoïevski écrit à l’écoute de ses livres — les pères de l’Église, mais aussi le Gogol du Révizor et « Flaubert a vécu avec sa bibliothèque comme Victor Hugo avec Juliette Drouet ». Comme le musée imaginaire, la bibliothèque « est nécessairement un lieu mental » ; ce qui explique et le pastiche et l’intertextualité, dans leur version constructive ou destructrice.
14Puis J. Loehr en revient au cœur de la création comme « opérations sur les formes ». Il s’appuie sur Pascal Quignard pour dégager les trois types d’intention qui s’affrontent dans un livre sans se superposer : intentio auctoris — intentio operis — intentio lectoris, pour en rappeler les prémices dans Néocritique : « Les grands créateurs font rarement ce qu’ils croient faire16 », sentence qu’il rattache à une formule de L’Homme précaire : « l’artiste ne possède pas le secret de son génie », et que Malraux illustre par « l’écart entre le dessein initial et l’œuvre achevée ». Il y a trois raisons à ce phénomène. D’abord, selon la préface à Sanctuaire : « de tous les arts, […] le roman est le moins gouverné, celui où le domaine de la volonté se trouve le plus limité ». La vie autonome des formes (intentio operis) dicte à l’auteur ce qu’il n’a ni conçu, ni imaginé. L’Homme précaire précise :
L’écriture, la typographie disent à Balzac (son imagination ne le lui avait pas dit) qu’entre tels paragraphes, un événement s’est produit, une analyse est nécessaire : béquets. Qu’il peut supprimer tel passage — et il connaît la vigueur de l’ellipse : suppression. Les adjonctions vont jusqu’à introduire de nouveaux personnages17.
15Ensuite, les « préconceptions d’un auteur sont en décalage avec sa praxis » — qui peut même parfois démentir ses positions doctrinales. « Les artistes mettent en théorie ce qu’ils voudraient faire, mais font ce qu’ils peuvent ; et leur pouvoir, parfois trop faible pour leurs théories, est parfois plus fort qu’elles ». Cette sentence des Voix du silence18 annonce L’Homme précaire : « ce ne sont pas les théories de Flaubert, Dostoïevski ou Rimbaud, ni même Mon cœur mis à nu, qui nous révèlent le mécanisme créateur ; c’est ce qui se dérobe à Flaubert dans sa Correspondance, à Dostoïevski dans ses Carnets […]19 ». Enfin, l’œuvre ne s’achève que dans sa lecture ; or l’intentio lectoris est nécessairement disjointe de l’intentio auctoris par le contexte de réception, et Malraux peut écrire que les tableaux de Cézanne annoncent les gratte‑ciel… C’est de ce dialogue entre les « lobes du cerveau » du romancier, entre sa création in progress, sa bibliothèque imaginaire (qui contient aussi ses œuvres) et les trois formes d’intentio, que naît l’œuvre que nous lisons. Ce que Malraux résume ainsi : « Le romancier a créé le roman, mais la réciproque est vraie20 ».
L’audiovisuel & la poésie
16Ces aperçus sur L’Homme précaire et ses commentaires écartent toutefois trois domaines importants. Il faudrait étudier le rapport de Malraux à l’audiovisuel, mais l’enjeu est trop lourd. Citons pourtant sa lettre à Gallimard : « Le bouquin […] marque mieux les limites de l’audiovisuel en tant que dernier imaginaire, car l’Apocalypse me paraît chimérique. Le roman n’a pas tué le théâtre. » (Fonds Doucet). Puis notons qu’il perçoit si bien le rôle des médias qu’il anticipe la télévision par câble et les vidéodisques. Ses analyses préparent la médiologie, comme le signalent J. Lecarme (« l’une des meilleures théories des effets audiovisuels ») et Régis Debray (« Malraux, ce médiologue hors pair »). L’Homme précaire affirme que l’audiovisuel a mis en place un « imaginaire de l’aléatoire [qui] succède à la presse en la syncopant et la synthétisant, cherchant son impact dans la forme qu’il donne et non dans le commentaire qui l’accompagne21 ». À coup sûr, un essai sur Malraux et l’audiovisuel s’impose !
17Par ailleurs, Malraux s’avère, face à la poésie, beaucoup plus formaliste qu’on ne le pense. Malraux et les poètes présente divers textes consacrés principalement à Corneille, Hugo, Claudel et Shakespeare, réunis dans la rubrique « Éloquence et lyrisme » avant d’ouvrir sur celle de « La Modernité », avec Baudelaire, Mallarmé, Max Jacob et Senghor, entre autres. Une dernière rubrique, « Du tragique à la lumière », associe notamment Verlaine, Villon, Péguy et Nietzsche, pour laisser place à la correspondance de Malraux avec Claudel, Cocteau et surtout Max Jacob (émouvante quand le jeune Malraux écrit des fatrasies de dandy en donnant son humble adresse à Bondy). N’oublions pas les lettres de Jean Grosjean et de Pierre Emmanuel, dont les propos sur Les Noyers de l’Altenburg méritent l’attention. La critique s’est trop rarement penchée sur la polygraphie, la polyphonie, le montage de lettres, de poèmes et de discours, — ce que J. Lecarme a nommé « le projet de déconstructionnisme » des Noyers — et son ironisation, chère à J. Loehr, n’a guère été perçue.
18Il était donc ardu de collecter tous ces propos — sur les poètes plutôt que sur la poésie —, plus complexe encore de les commenter, tant les raccourcis de Malraux sont exigeants — ne serait‑ce que ce chiasme de L’Homme précaire : « Depuis des siècles, la poésie était réponse quelle que fût la question ; elle devient question quelle que soit la réponse. » Malraux sait que, dans un poème le signifiant se joue du signifié et note avec humour que, dans « La fille de Minos et de Pasiphaé », la prosodie et l’imaginaire l’emportent sur la généalogie. La poésie n’est pas réductible aux vers ; c’est, dit L’Homme précaire, « cette création où l’insaisissable que poursuit l’homme se saisit à tâtons22 ». François de Saint‑Cheron présente d’emblée Malraux comme un « poète au sens large du mot » et affirme son goût « pour les poètes de l’héroïsme et de la grandeur, ou ceux qui le touchaient par leur ton oraculaire et leur lyrisme ». Il rappelle son éclectisme : de Max Jacob aux Fioretti — François d’Assise ayant séduit, dit‑il, « d’autres écrivains incroyants du xxe siècle », Roman Rolland et André Suarès par exemple. Passant des écrits sur l’art aux Essais, l’auteur retrouve aussi des échos de Chénier ou de Hugo dans les oraisons funèbres et dans Le Miroir des limbes. L’on comprend que les tragédies de Corneille et de Shakespeare cohabitent avec les recueils de poèmes, grâce à cette citation de L’Irréel : « Shakespeare rend à la lande, à la forêt, à l’océan, à la folie, à la mort, leur grande voix mystérieuse, parce qu’il ressent l’âme de l’univers comme mystère, non comme révélation ». Pour Baudelaire, les hommages malruciens sont nombreux, surtout autour de « L’Irrémédiable ». L’on pourrait y ajouter le choc des bûches dans la cour de L’Altenburg — écho à Chant d’automne — ou la réflexion de Vincent Berger imprégnée du premier des Petits Poèmes en prose : « la patrie d’un homme qui peut choisir […] c’est où viennent les plus vastes nuages… » On pense aussi à ces vers de La Tristesse d’Olympio, que Malraux cite régulièrement, dans Le Miroir des limbes comme dans ses écrits sur l’art ou la littérature, parce qu’ils incarnent l’indifférence de l’univers face aux passions humaines : « Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude/ Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau, est‑ce que vous serez à ce point insensibles/ De nous savoir couchés, morts, avec nos amours,/ Et de continuer votre fête paisible/ Et de toujours sourire et de chanter toujours ? » Malraux s’approprie ce schème hugolien dans ses romans : « […] l’immense indifférence du monde s’établissait avec la lumière immobile sur les disques, sur les morts, sur le sang23 », dans La Condition humaine, ou encore : « le soir tombant donnait une vanité infinie à l’éternel effort des hommes qu’enveloppaient peu à peu l’ombre et l’indifférence de la terre24 », dans L’Espoir.
Un homme précaire & flou
19Toutefois le lecteur attend précairement un éclairage des notions qui concluent l’essai. L’univers aléatoire et irrémédiable du précaire ouvre une réflexion métaphysique qui nous reconduit à son titre énigmatique. H. Godard remarque que « la portée métaphysique que Malraux prête à la création repose d’abord sur une affirmation épistémologique qui est aussi bien celle de la science moderne25 » : une science qui doute à la fin du xxe siècle, quand le scientisme triomphait à la fin du précédent, et qui substitue le comment au pourquoi. Face à elle, il ne reste que la secte de ceux à qui « un art est nécessaire26 » ; les « professions délirantes » et leurs admirateurs. Ceux qui, pour Malraux, « sans devenir des fous, subissent ce que les autres appellent imaginaire avec la force que les autres accordent au réel27 ». Les intoxiqués plutôt que les sectaires, devrait‑on dire pour contourner le lexique religieux. Mais précaire en relève car, s’il désigne l’instable, il dérive du latin precarius, obtenu par prière. Cette épithète pourrait venir de Chestov, opposant Dostoïevski à Tolstoï dans La Philosophie de la tragédie28. « Il semble que Tolstoï sait tout et comprend tout ; il semble que ce qu’il y a dans l’existence de problématique et de contradictoire n’est qu’un mensonge troublant, et que le caractère précaire de la réalité n’est qu’une illusion. “Précaire” — cette expression n’existe pas pour Tolstoï29. »
20Or, le dernier essai de Malraux s’achève sur une étrange conclusion où l’être précaire de la littérature répond à « l’homme‑flou » du musée imaginaire. Selon la belle métaphore de J.‑Cl. Larrat, il y a deux façons d’appréhender l’aléatoire : par la « paume ouverte [du farfelu, qui] frôle de son mouvement souple les énigmes du monde » ou par « le poing fermé […], qui imprime sa volonté et sa marque sur le monde qu’[il] transforme30 ». Dans les deux cas il y a interrogation du monde : de l’amateur d’art, ce Clappique « aux mains de brouillard », qui interpelle ceux qui peuvent lui expliquer la vie ou conjurer son angoisse, à tous ceux qui affrontent leur destin dans l’action ou la création. Or cet homme précaire et flou, critique d’art et trafiquant, dévoile à Gisors les secrets de la création :
Personne ne s’est jamais exprimé. On se conquiert. On imite ; on isole le dixième qui n’est pas imité ; et on met patiemment, peu à peu […] le reste d’accord avec ce dixième isolé31.
21Pourtant Clappique n’écrit rien et se dissout à la fin de La Condition humaine, mais il trouve dans Antimémoires, avec son projet cinématographique (Le Règne du Malin), une réponse à cette aboulie esthétique qu’emblématise son œil meurtri. Il fait triplement partie de la secte précaire, parce qu’il est le seul personnage de Malraux à passer d’un texte à l’autre, parce qu’il « accueille [toute] épreuve comme [une] chance […] de s’accomplir face à ce qui le menace » et parce qu’il aime l’art. Il est précaire dans l’aléatoire du politique et des textes malruciens comme il est flou en amateur de musées imaginaires. La notion d’homme‑flou apparaît dans L’Intemporel à propos des peintres français fascinés par l’art nègre : « Un monde‑de‑l’art différent ; lié, qu’il le sût ou non, à une mise en question de l’homme, beaucoup plus qu’à un nouveau concept : le musée imaginaire sera celui de l’homme‑flou ». Le flou de la disparition de Clappique, si l’on se réfère au latin flavus, « flétri, épuisé », se justifie, mais on32le rattache aussi à fluidus : coulant, flottant. Clappique est l’homme précaire par définition, flottant comme un vêtement sur un personnage inachevé, s’agitant sur la scène de l’aléatoire, mais aussi flou et fluide que le mercure et son dieu éponyme, intercesseur et psychopompe.
***
22Le xxie siècle ne sera peut‑être pas religieux, mais L’Homme précaire renouvelle le constat de Valéry : « nous autres chrysalides, nous savons maintenant que nous sommes provisoires33 ». Cette précarité s’inscrit dans l’aléatoire et l’homme ne retrouve une maîtrise qu’en les interrogeant. Même s’il écrit que « l’appel à la création […] existe à l’égal du besoin religieux de communion34 », Malraux ne confond pas les pratiques esthétique et religieuse, car l’art accuse le monde, quand la religion le justifie. L’art se poserait même en herméneutique du monde, puisqu’il le questionne. L’Homme précaire ajoute que, « [b]aigné par l’imaginaire, le monde‑parallèle de la secte reste une île35 » assurant une survie. L’aléatoire caractérise « notre génération capable de détruire l’humanité par inadvertance36 », mais l’art reste la seule nef de survie dans ce monde imprévisible que la science ne prétend plus maîtriser.
23Si, comme le dit un fragment inédit de L’Homme précaire, l’« humanité n’a point remplacé ses dieux par l’athéisme, mais par l’aléatoire37 », toute herméneutique se noie : « Devant l’aléatoire, ni le monde, ni l’homme n’ont de sens, puisque sa définition même est l’impossibilité d’un sens — pour la pensée comme pour la foi38 ». Mais l’art se dresse face à ce constat désespérant, parce qu’il suscite une attente. « L’aléatoire ne peut rien contre le Mal, […] mais il agit contre la mort […], en liant tout problème métaphysique posé par la vie, à un élément de surprise : un monde inélucidable peut être tragique : il est d’abord surprenant39. » Cette divine surprise corrige la sentence qui clôt L’Homme précaire, parce qu’elle fait vivre l’interrogation : « Homme de l’aléatoire, devant l’univers, l’homme précaire est nécessairement l’homme de la métamorphose en face de l’histoire, et surtout de l’art — car il apparaît comme le premier artiste né dans la métamorphose […] [et il] se sait précurseur40. »
24Cet antidote à l’anxieuse conclusion de L’Homme précaire s’en remet à la main de l’artiste, quand il empoigne le flou de la précarité pour réévaluer la transcendance.