Inventer une vie ; réinventer la littérature
« Apronenia Avitia naquit en 343. Constant gouvernait l’empire. Elle vécut soixante et onze ans. Elle était puissante, patricienne, et l’essentiel de l’année séjournait dans ses palais de Rome ou dans sa riche villa du mont Janicule. Dans ses lettres et dans l’éphéméride qu’elle tenait à l’instar de Paulin et Rutilius Namatianus, on ne trouve pas une remarque qui évoque la fin de l’empire. Soit qu’elle dédaignât de voir. Ou bien elle ne vit pas. Ou bien elle eut la pudeur de ne rien dire, ou encore le ferme propos d’en user comme si de rien n’était. Ce mépris, cette indifférence lui valurent le mépris, l’indifférence des historiens1. »
1Qu’est‑ce qu’une vie ? Cette question, au fondement de la pensée philosophique, prend une signification spécifique dès lors qu’on la circonscrit au domaine de la littérature : qu’est‑ce que l’on appelle une vie ? Quelles sont les formes, les normes et les fonctions de ces textes que l’on désigne avec ce terme ? Alexandre Gefen a proposé une réponse à ces questions dans un ouvrage paru en 2014, Vies imaginaires, de Plutarque à Pierre Michon2, réponse naturellement multiple, qui prenait la forme d’une anthologie : des vies, reproduites par extrait ou dans leur intégralité, étaient assorties de commentaires assez courts, permettant de contextualiser les œuvres, d’en saisir les apports et les singularités, notamment grâce à des analyses littéraires au plus près de la phrase. En 2015, l’auteur a fait paraître un essai, Inventer une vie : la fabrique littéraire de l’individu3.
2Si, formellement, ce livre est proche du précédent, consistant en une succession d’extraits dans un ordre chronologique plus ou moins régulier, il en diffère néanmoins par l’inversion du rapport quantitatif entre texte cité et analyses. Ici, chaque chapitre s’ouvre sur un extrait de quelques lignes, quand le corps du chapitre, lui, s’étend sur plusieurs pages.
3Pareillement, les deux ouvrages semblent thématiquement assez proches puisque, en 2014, il s’agissait de traiter des « vies imaginaires », et qu’en 2015 l’essai a pour objet « un genre littéraire, la fiction biographique4 », autrement désignée comme « la biofiction » (quatrième de couverture). Pourtant, l’objet d’étude de 2014 ne se retrouve que partiellement dans Inventer une vie : les vies brèves et complètes sur lesquelles se concentrait Les Vies imaginaires trouvent leur place parmi d’autres vies, plus développées, à l’exemple des cycles réalistes ou des longs romans de Romain Rolland ou Georges Duhamel. Le propos semble plus large, mais l’auteur le resserre dans le temps. Si le corpus de 2014 remontait à Plutarque, celui de 2015 commence au xviiie siècle, avec Diderot. De nombreux auteurs se retrouvent d’un ouvrage à l’autre (Schwob et Pierre Michon, bien sûr, Barthes, nécessairement, mais aussi Flaubert, Nerval, Valery Larbaud, Gérard Macé, Éric Chevillard, parmi d’autres). C’est que, au‑delà de l’objet formel, l’objet notionnel s’élargit ici au rapport entre les propositions littéraires d’une époque, l’état d’une société et la pensée de l’individu — toujours avec une même attention aux textes. Soulignons ici le choix d’A. Gefen de qualifier de « genre » l’objet « fiction biographique », qualification que nous examinerons plus loin.
4D’une anthologie, le projet d’A. Gefen est passé à une « archéologie » (le mot se retrouve dans l’introduction et dans le texte de fin5). Le terme d’« archéologie » peut se comprendre de manière métaphorique, comme un travail d’exhumation de strates recouvertes par les pages de livres successifs ; il peut également être lu comme une référence à l’Archéologie du savoir de Foucault, tant le mot est associé à la démarche épistémologique de ce dernier. Si A. Gefen n’y fait pas explicitement référence quand il utilise le terme, il est intéressant de discuter cet usage, sinon l’intention de l’auteur, au regard de la méthodologie mise en œuvre. Il faut en effet rappeler que, en 1969, l’entreprise de Foucault est une attaque en règle contre le mythe d’une origine de la création — qu’elle soit positive et subjective selon la tradition romantique, ou négative et impersonnelle selon Blanchot —, contre le fantasme d’une corrélation entre sujet et œuvre, tandis que les analyses d’A. Gefen, elles, reposent fondamentalement sur un nouage entre les individualités singulières du sujet biographié et du sujet biographe. Cette réserve indiquée, on pourrait préciser le projet d’archéologie d’A. Gefen, en le qualifiant d’archéologie téléologisée. Non pour dire que l’essai vise à démontrer le développement linéaire d’une pratique d’écriture jusqu’à une fin nécessaire, mais que l’auteur signale, de manière récurrente, sinon systématique6, la manière dont tel texte a pu, peut, nourrir la pratique d’écriture de nos contemporains. En un sens, on pourrait dire que l’archéologie entreprise recherche les œuvres sédimentées en laissant toujours visible, ou active, la trace des œuvres contemporaines. Cette approche donne à sentir la richesse du palimpseste, l’épaisseur des encres grattées, sur quoi viennent se déposer les vies de Michon, de Macé, comme celles d’échenoz et de Houellebecq.
5Puisant dans un corpus étendu et divers, souvent construit comme un dispositif de renvois7, l’essai se concentre sur la « biographie exigeante » (p. 228), sans toutefois ignorer les productions moins littéraires, qui donnent la mesure des modes et des écarts. Le propos s’appuie sur des analyses précises et serrées, textuelles et pragmatiques, historiques et philosophiques, entre production et réception des œuvres — analyses qui s’emploient à toujours montrer les différences, les reprises ou les abandons, les déplacements entre les actualisations de l’écriture biofictionnelle. Trois points peuvent être retenus pour une restitution critique de l’essai : les poétiques de la biofiction, le rapport de l’auteur à l’autre qu’est le sujet de son écriture, et la tonalité des écritures de vies contemporaines.
Poétiques de la vie
6Le parcours de l’ouvrage suit une progression temporelle qui va du xviiie au xxie siècle, mais plusieurs retours en arrière peuvent être effectués au sein d’une même période, surtout pour les années 1990‑2010. Du xviiie siècle, A. Gefen ne retient que Diderot et sa biographie de La Fontaine, qu’il analyse comme un signe fort de l’autonomisation de la vie dans le champ de la littérature. Il traverse les expressions du xixe — du romantisme au réalisme, en passant par le décadisme et les « mystifications fantaisistes » (p. 141). L’auteur explore le xxe siècle à travers les ouvertures sur l’imaginaire inaugurées parSchwob — à qui l’on doit le « tournant fictionnel de la biographie » (p. 84) —, les expériences pataphysiques et poétiques, les « romans historiographiques8 » de l’après‑guerre, les positions critiques du surréalisme et de l’existentialisme, du structuralisme et de la psychanalyse, sans oublier les enjeux formalistes de la modernité. Il resitue enfin les voies du retour en grâce du sujet, du « putsch référentiel » (p. 14), dont A. Gefen rappelle quelques gestes fondateurs : de Foucault, la politisation du geste biographique ; de Barthes, la découpe affective de la vie en « biographèmes » ; de Ricœur, l’élaboration de l’identité narrative. A. Gefen met en évidence un geste littéraire central :
après l’adoption de la biographie par le réalisme au xixe siècle comme une manière de combattre le roman idéaliste, c’est une indisponibilité plus radicale encore du romanesque — le discrédit de la rhétorique réaliste du récit, comprise depuis Barthes comme un « fascisme » — qui a conduit à l’usage exploratoire de la biographie comme substitut du romanesque traditionnel et, grâce à Foucault, au retour à cet anti‑modèle du roman qu’est le récit biographique. [...] la biographie fictionnelle fonctionne comme un refuge pour une littérature à la recherche d’une manière de revenir au monde (p. 191).
7Du xxe siècle, A. Gefen étudie ensuite plusieurs réalisations de ce retour à la transitivité, à travers les systèmes oulipiens, les rêveries d’érudits, les thuriféraires des humbles âmes, proches ou lointaines, des approches documentaires aux protocoles encyclopédiques et réflexifs, aux postures ironiques de l’extrême contemporain.
8De ce parcours ressort l’évidence de la variété des écritures et des modes de représentation, variété telle qu’il est difficile de parler d’un « genre ». Écrire une vie revient, à chaque nouvelle tentative, à s’inscrire dans une histoire longue d’interrogations et de réponses déjà apportées pour cette forme. Quant au style d’écriture des vies, les poétiques traditionnelles, fondées sur la rhétorique et son efficacité d’affects, ont pu être exploitées par archaïsme revendiqué ou par maladresse — le cas de Chateaubriand montrant exemplairement la réversibilité des évaluations9. Le plus souvent, cependant, elles ont été détournées, non sans produire d’effets dissonants, à la manière de Flaubert dans ses Trois contes, qui, en faisant la preuve de sa maîtrise de chacun de ces sous‑genres, a comme acté la fin d’une légitimité exclusive dont ils auraient pu se prévaloir. Après les expériences baroques des fantaisies nervaliennes ou les hypertrophies langagières d’Artaud, après les jeux poétiques d’Apollinaire, la langue choisie par Michon pour ses Vies minuscules peut faire acte de réactivation des richesses de la rhétorique, mais les formes discursives représentatives du contemporain se rapportent plutôt au journalisme ou au documentaire, dans l’écriture d’un Patrick Modiano, au plus près de la langue de ses archives, dans celle d’un François Bon, en résonance avec l’univers urbain décharné de certaines de ses figures, ou encore dans l’écriture plate de M. Houellebecq.
9Les écritures de vies se partagent entre la restitution intégrale d’une vie, de la naissance à la mort du sujet, et l’évocation de certains épisodes représentatifs. Pour les écritures contemporaines, A. Gefen formule ainsi cette hésitation : « préférer une magie évocatoire au rêve de restitution d’une individualité intégrale, aller vers une émotion mélodique mais fragile » (p. 237). La formulation est très proche de celle adoptée par Dominique Viart, qui parle d’une « forme particulière de biographie moins tournée vers la reconstitution factuelle d’une vie que vers la représentation subjective que l’écrivain peut s’en faire10. » Un projet de restitution intégrale peut prendre la forme d’une longue narration linéaire, et, à ce titre, ne présenter qu’un faible intérêt stylistique. A. Gefen suggère qu’un tel constat peut être retourné : dans Jean‑Christophe,de Rolland, il montre combien la fluence apparente du récit est en réalité intimement structurée selon des harmoniques que le critique met au jour. Par là même, A. Gefen propose une lecture plus subtile du livre que ce que la critique de son temps avait pu en retenir, le réduisant à la catégorie des romans « passifs11 ». Un projet de restitution intégrale peut aussi être mis en échec, lorsque la vie d’un sujet réel n’est pas documentée in extenso. P. Modiano choisit de laisser ouvert le vide factuel des deux semaines de la fugue de Dora Bruder ; pour Myriam C. ou d’autres figures rencontrées par Fr. Bon, c’est la voix des proches ou celle des amis qui viennent donner un corps de mots au silence laissé par la mort.
10À ces deux modes de restitution correspondent deux modes de représentation qu’A. Gefen distingue selon leur rapport au monde. Une représentation « duplicative12 » vise à restituer le monde tel qu’il est donné, le répéter d’une manière aussi conforme et détaillée que possible ; une représentation « supplétive » prend acte du caractère troué de notre connaissance du monde, et désigne ces béances par le fait même qu’elle cherche soit à les combler (chez Fr. Bon, par exemple), soit à les préserver, logeant en eux une part de la vérité inaccessible de l’être (P. Modiano). Ces deux modes de représentation entretiennent tout de même un rapport à la vérité, étayée sur des témoignages chez Fr. Bon ou sur des archives chez P. Modiano. C’est un mode de représentation plus autonome encore que revendiquait Schwob dans ses Vies imaginaires :
L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai, il doit créer dans un chaos de traits humains. [Le] biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n’est pas utile qu’elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur pourvu qu’elle soit unique, comme toute autre création13.
11Formulée en 1896, cette revendication d’une mimèsis d’engendrement, contre une mimèsis de reproduction, s’appuyait sur l’originalité, le caractère unique de la forme pour ériger l’écrivain en démiurge, dont la puissance de production est légitime dès lors qu’il vise à atteindre le « sentiment moderne du particulier et de l’inimitable14 », ces deux attributs de la vie imaginaire selon Schwob. À plusieurs endroits, A. Gefen souligne la proximité de pensée existant entre Schwob et Barthes, autre penseur de la particularité élective :
[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée, en somme [...]15.
12Ne retenir délibérément que certains épisodes de la vie d’un être, plus encore ne s’attacher qu’à certains traits de son idiosyncrasie, c’est pour un auteur contemporain s’inscrire dans le sillage du fantasme barthésien des « biographèmes », celui d’un transport du corps démembré au corps sensible du lecteur. Au studium d’un savoir documenté, le biographe imaginaire ne retiendrait que les lieux d’un punctum, d’une émotion singulière. Passer ainsi de l’écriture d’une vie complète à la description affective d’un être revient à abandonner la biographie et à produire du « biographique », à dire l’être par le morcellement d’un désir étoilé. C’est effectuer dans l’écriture une translatio punctorum.
Une question de genre
13La quatrième de couverture de l’essai présente ainsi son objet : « un genre littéraire, la fiction biographique », « ce genre désormais central de la littérature française […], la biofiction ». Dans le corps de l’essai, le terme « genre » est également utilisé pour désigner la fiction biographique. Il n’est pas évident que cette qualification aille de soi. Dans Le Chaudron fêlé, D. Rabaté utilise le terme, mais signale son hésitation, le plaçant d’abord entre guillemets : « ce “genre” qui a produit depuis bientôt vingt ans parmi les textes les plus intéressants de la littérature contemporaine16 ». Analysant comment ces textes « s’écarte[nt] délibérément du roman, en s’installant dans l’entre‑deux générique, entre fiction et biographie17 », D. Rabaté ajoute que ces « livres ne [peuvent] se ranger sous la bannière estampillée d’une forme reconnue, jouant du mélange générique, de l’hésitation du contrat de lecture18 ». Tirant tout de même parti de la facilité de cette caractérisation, D. Rabaté s’en excuse presque : « ce que j’appelle ici peut‑être abusivement un genre19. » Si l’emploi du terme « genre » semble moins discuté par A. Gefen, on ne peut s’empêcher de remarquer combien le fait de ne pas procéder à une définition catégorielle stricte de l’objet de son essai, rappelle cette phrase d’Auerbach dans la postface à Mimésis :
J’ai évité d’élaborer théoriquement et de décrire systématiquement la catégorie « œuvres réalistes de style et de caractère sérieux » qui n’a jamais été traitée ni même admise en tant que telle. Cela m’aurait obligé à entrer dès le début de mon analyse dans des définitions laborieuses qui auraient lassé le lecteur [...]. La méthode que j’ai utilisée, qui consiste à citer un certain nombre de textes de chaque époque afin d’y confronter mes idées, a le mérite de conduire directement au cœur du sujet, de sorte que le lecteur sent de quoi il s’agit avant d’être mis en présence d’aucune théorie20.
14De fait, si des éléments théoriques sont bien mobilisés dans les analyses d’A. Gefen, la grande place faite au commentaire et à la contextualisation des textes facilite l’accès à l’essai.
15On remarque par ailleurs que le genre n’est que l’une des questions délicates que soulève l’écriture des biofictions. Un autre enjeu, proche, réside dans la notion de romanesque. On repère un changement significatif entre l’anthologie et l’essai à ce sujet. Dans l’introduction aux Vies imaginaires, A. Gefen écrivait :
Dans ces vies « minuscules », concrètes, corporelles et matérialistes, la fonction du récit biographique n’est plus d’apporter, par le truchement d’un exemple individuel, un savoir sur le monde, un discours, ou même simplement l’émotion temporelle de la durée, mais […] de créer une biographie nominaliste, un roman sans romanesque, où l’individu n’est pas l’objet d’une connaissance collective, d’une exemplification partageable, mais où il existe entre les lignes du récit21 […].
16Dans Inventer une vie, l’auteur parle, à propos de Dora Bruder, d’un « romanesque sans roman » (p. 191), formulation qu’il reprend à la fin de son essai, entre guillemets cette fois, au sujet des biofictions plus généralement22. Il est probable que cette évolution du propos traduise la prise en compte des propositions de D. Rabaté, qui, en 2006, intitulait la troisième partie de son essai Le Chaudron fêlé : « D’un romanesque sans roman23 ». Ce choix implique une reconsidération du genre « roman » en tant que forme et du « romanesque » en tant que catégorie. Ces biofictions ne relèvent pas du roman au sens strict en ce qu’elle entretiennent un rapport de participation trop grand au réel ; elles produisent un romanesque, mais d’un type désidéalisé et d’une intensité déplacée, le spectaculaire faisant place, notamment, selon les œuvres, à des variations mélancoliques, au plaisir du rêve ou aux surprises de la reconnaissance.
17Il est impossible de donner une réponse définitive aux interrogations soulevées. On peut toutefois rappeler ici une définition du roman que Pascal Quignard, éminent auteur de fictions biographiques — définition par l’alternative, sinon la négative : « il est l’autre de tous les genres, l’autre de la définition. Par rapport aux genres et à ce qui généralise, il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise24. » Cette définition par la puissance du roman plutôt que par sa forme semble applicable à la biofiction. Et si l’on a pu repérer certaines qualifications flottantes dans l’essai d’A. Gefen, le chapitre conclusif de son essai est l’occasion pour lui de reprendre la question, en formulant cette thèse forte :
le « biographique » désigne désormais souvent moins un espace conceptuel précis que la privatisation des genres canoniques, peu à peu contaminés par l’autofiction et la biofiction, au point que se brouillent parfois les distinctions entre récit homodiégétique (autobiographique) et hétérodiégétique (biographique), récit fictionnel et récit référentiel, « récits personnels » et vies littéraires […]. (p. 261)
18C’est bien dire que la biofiction ne peut être réduite à un concept générique, dès lors qu’elle consiste dans le brouillage des genres.
L’auteur & l’autre
19L’essai d’A. Gefen étudie également les effets de brouillage qui opèrent dans le rapport entre l’auteur et son sujet d’écriture. Dans plusieurs des ouvrages étudiés, l’auteur et les personnages existent dans un rapport d’extériorité, avec une distance qui distingue nettement l’auteur en tant que sujet créateur et le personnage en tant qu’objet créé. Cependant, les cas les plus intéressants d’écriture de vies fictionnelles sont ceux qui mettent en scène l’auteur en tant que sujet créateur, tout en le remettant en question — quand une part de l’auteur entre en jeu dans l’écriture, quand celle‑ci devient le lieu et le geste d’un retour sur soi. Parmi les cas étudiés par A. Gefen, les réalisations fondamentales à cet égard sont le Joseph Delorme de Sainte‑Beuve et le Louis Lambert de Balzac. Au tournant des années 1830, les deux auteurs créent des personnages emblèmes de leur époque, jeunes provinciaux marqués par la malédiction du génie, écrasés par le poids de l’idéalité. Personnage fictif, Louis Lambert constitue également un objet de projection pour l’auteur : A. Gefen montre comment le penseur tué par la Pensée peut représenter une effigie d’un jeune Balzac, qu’il n’aurait créée que pour mieux la brûler, procédant ainsi à la négation de l’impotence du poète romantique, et à l’affirmation de l’omnipotence du démiurge. On peut également voir dans le Raoul Spifame de Nerval un double écrit dans l’empathie de la fraternité des fous, et dans Barnabooth un reflet grossi de Larbaud par lui‑même25. Dans le contemporain, A. Gefen étudie la manière dont, chez Jean‑Benoît Puech, l’écriture au long cours de la vie de l’écrivain Benjamin Jordane, doublée par l’invention de critiques de l’œuvre en développement, donne à lire des mondes méthodiquement construits26, dans lesquels J.‑B. Puech ne se prive pas d’intervenir par métalepse. Si ces constructions visent à troubler les niveaux de réalité, elles permettent aussi à l’auteur de « lutt[er] contre ses complexes textuels par le jeu métatextuel » (p. 214), selon A. Gefen. Ce dernier analyse encore un autre cas d’interrogation de soi par personne interposée, une personne ici vivante et bien réelle, le Limonov d’Emmanuel Carrère : A. Gefen montre comment l’écrivain constitue l’agitateur russe en miroir trouble de lui‑même, comme prétexte à l’exploration de son écriture. À l’échelle éditoriale, comme l’ont analysé avant lui D. Viart27 et D. Rabaté28, A. Gefen montre bien que le lieu emblématique de ce mode de questionnement est la collection « L’un et l’autre », créée en 1989 par Pontalis aux éditions Gallimard. Le programme de cette collection vaut pour toute écriture biographique interrogeant la part de l’autre en soi‑même29. « L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ? »
20À côté de ces écritures spéculaires, où l’auteur se voit dans l’autre, certaines démarches voient l’auteur disparaître, parfois en l’autre, parfois pour l’autre. À l’image d’un Foucault écrivant « pour n’avoir plus de visage30 », ou d’un Barthes se rêvant écrivain dispersé par son biographe, certains auteurs créent pour se dé‑créer. A. Gefen repère ainsi une thématique de spectralisation à l’œuvre chez des auteurs qui se pensent avant tout comme lecteurs, constitués de leurs lectures. Ces écrivains vacillent dans l’extension de leurs références. Intimement tissé des textes qui l’ont précédé, l’auteur se diffracte dans le temps et l’espace littéraires : P. Quignard, « ombre errante » (p. 204), dans le « jadis » ; G. Macé dans le « sentiment de l’antérieur » (p. 220) ; et P. Deville s’écrit en « fantôme du futur » (p. 232). Sans porter la spectralisation à une telle dimension mystique, d’autres écritures n’en remettent pas moins en question le statut de l’auteur. Pour Fr. Bon, le geste d’hommage à une jeune droguée disparue s’effectue dans le retrait de sa puissance, l’abandon de la souveraineté du maître de l’atelier d’écriture dans lequel il l’avait rencontrée, pour faire entendre le souvenir de la morte dans les mots des proches31. Se retirer et déléguer la parole, donc l’écriture : ces gestes pensés littérairement, et aussi fondés politiquement, entrent en écho avec une pratique d’écriture visant la destitution de l’instance auctoriale. Dépossédant la figure « auteur » de son statut — nom, individualité, singularité —, le collectif « Inculte » conteste de surcroît la prétention d’une littérature à l’érudition. Il en résulte, dans l’exemple retenu par A. Gefen, une écriture de restitution factuelle et désincarnée, proche d’un style documentaire, mais qui évoque plus un rapport d’autopsie que les fiches de services administratifs qu’affectionne P. Modiano.
Les vies contemporaines : empathie & ironie
21Dans son essai, A. Gefen analyse plus d’exemples publiés après 2000 que dans son anthologie32. La tonalité de la fin de son dernier ouvrage fait ressentir l’esprit de ces productions récentes, dont l’étude permet de rendre compte de la vitalité d’une pratique d’écriture en constante évolution. On peut dire, en effet, que les dernières œuvres étudiées rompent avec celles des années 1980‑1990 qu’examine A. Gefen. On pourrait simplifier cette variation tonale en évoquant un glissement, d’une parole empathique à une parole ironique. Mais ce serait pour dire immédiatement que les deux tonalités n’appartiennent pas en propre à ces trente dernières années, qu’elles se faisaient déjà entendre dans des œuvres antérieures, et, surtout, qu’aucune n’est exclusive de l’autre, qu’un auteur peut les faire s’articuler dans un même livre.
22La tonalité empathique se faisait sentir dans les écrits du renouveau de la vie, au milieu des années 1980, dans les Vies minuscules de P. Michon et les Vies antérieures de G. Macé. Elle s’exprime encore dans les formes de vies aussi différentes que les Petits traités de P. Quignard et les textes de Fr. Bon. Cette tonalité est portée par une attention aux « petites gens33 », des régions ou des rues, aux minores de l’histoire, politique et artistique, et par l’intégration d’espaces et de paroles qui n’étaient pas ou plus explorés par une littérature majoritaire. On peut certes soutenir que Félicité d’Un cœur simple de Flaubert, Jeanne le Perthuis des Vauds d’Une vie de Maupassant ou Alain le Gentil des Vies imaginaires de Schwob, appartenaient déjà au grand peuple des humbles, mais l’intérêt pour ces figures au tournant des années 1980 signale un renversement du règne de la forme propre à la modernité, pour faire place aux corps et aux noms des sujets que les écrivains ont pu découvrir dans leurs lectures, leurs recherches, ou au gré de leurs rencontres. Conserver ou renouveler le souvenir des disparus — Eugène et Clara, Claudette pour P. Michon ; Dora, Myriam, pour P. Modiano et Fr. Bon : il entre dans cette vocation à préserver et à transmettre la mémoire des morts, quelque chose d’une religion. C’est ce qu’analyse l’auteur : « Ces récits [...] confrontent notre foi contemporaine dans la mémoire écrite, nos rêves humanistes de gloire livresque et notre religion de la survie textuelle aux forces, actives et passives, de l’oubli » (p. 16) :
faire porter à la littérature, selon [une] proposition de Patrick Deville, le ministère d’une religion, pour sauver de la finitude cette valeur centrale de notre humanisme moderne, de notre vie éthique [...], cette singularité fragile que Roland Barthes appelait « l’essence précieuse de l’individu » (p. 266).
23Le texte se constitue alors en tombeau, et réactive ainsi une longue tradition, dont A. Gefen étudie certaines réalisations, à l’exemple de celui que Cendrars a dressé pour son fils à travers le roman Les Lotissements du ciel, en fixant le souvenir du disparu dans la matière accueillante du livre, en opérant la transsubstantiation du corps de chair en corps de mots et d’affects. Le choix du terme « religion » peut certainement être discuté, chargé comme il l’est d’un poids institutionnel et normatif. Si cette connotation gêne le lecteur, il lui est permis de ne retenir du vocable que la vocation à relier les pratiquants entre eux, à travers des figures érigées en imagines sensibles et immanentes — on rappelle que P. Quignard s’est opposé dès ses débuts à l’idée d’une transcendance dans ses récits34. La distance prise avec la modernité par nos contemporains se traduit aussi dans le changement de figure tutélaire : Orphée, invoqué notamment par Blanchot dans L’Espace littéraire, cède la place chez G. Macé à Simonide. De la terreur que suscite la menace d’une double disparition, de l’œuvre et de l’inspiration, du chant et d’Eurydice35, G. Macé se déplace vers l’après de la mort : à Simonide de l’affronter sereinement, et de sauver les morts par leur nomination (p. 222).
24À plusieurs endroits de son essai, A. Gefen explique comment cette dimension empathique peut produire du lien, assurer cette vocation de religion : les vies écrites dans cette pensée enrichissent le « vocabulaire affectif », « l’expérience du monde » (p. 224), et, par conséquent, accroissent « notre aptitude à comprendre autrui » (p. 219). L’évaluation rejoint les analyses de Ricœur dans Soi-même comme un autre et semble validée par les recherches les plus récentes de la science cognitive36, mais si elle vaut pour certains textes, elle se voit contestée dans d’autres. A. Gefen le reconnaît lui‑même : « Il y a quelque chose d’extraordinairement optimiste dans le postulat selon lequel la biographie nous permettrait de quitter notre identité pour accéder à autrui » (p. 224). Il fait ainsi place à la nuance, pour compléter l’analyse courante de l’éthique des vies contemporaines : ces vies valent quand elles associent à l’empathie le « refus de ce que la représentation peut offrir de stéréotypique, de déterministe, de figé » (p. 224). C’est le même double mouvement qu’analyse D. Viart, décrivant, dans les vies contemporaines, un « retour à une “littérature transitive”, mais soucieuse d’échapper aux illusions de la représentation dénoncées par les modernes37 ».
25Les vies déployant une tonalité ironique s’inscrivent précisément dans cette deuxième dimension de l’écriture, cette part de refus, de contestation, d’un certain mode de représentation, mais aussi, plus largement, d’une certaine conception de la littérature. Avant nos contemporains, A. Gefen rappelle évidemment l’ironie à l’œuvre dans Bouvard et Pécuchet. Plus près de nous, mais tout autant marqué par la défaillance, il étudie les variations de l’ethos que J. Echenoz produit dans ses récits, les échecs factuels du narrateur, affectifs comme professionnels, valant comme métaphore de l’échec de la littérature face à l’impulsion biographique. L’analyse s’élargit à une catégorie de la biographie ironique manière Minuit, dont E. Chevillard est un représentant38. Des années structuralistes, l’auteur a retenu l’écriture de la vie de La Fontaine selon le professeur Frœppel, imaginé par J. Tardieu. Cette vie se résume à des béquilles mnémotechniques pour retenir les dates de naissance et de mort du fabuliste, l’espace entre ces deux dates se réduisant à des faits sans grandeur. Il y a du burlesque dans une telle dégradation du haut personnage par les mots, mais ce qui est dégradé ici n’est pas seulement le sujet biographié, c’est la prétention de la littérature même à saisir et restituer une vie. Ce texte trouve un écho dans l’extrait que cite A. Gefen des Particules élémentaires (1998) de M. Houellebecq :
La narration d’une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu’on le voudra. L’option métaphysique ou tragique, se limitant en dernières analyses aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté (p. 253).
26En deux phrases, M. Houellebecq règle son sort à toute la littérature biographique à vocation empathique : par ce ton propre à l’auteur, à la fois détaché, résonnant comme la pointe épigrammatique d’un moraliste, et plein d’ironie, M. Houellebecq dégonfle tout le pathos dont certains biographes se plaisent à emplir leurs vies. Mais l’ironie, ici et ailleurs, porte en elle une ambiguïté : c’est au cœur d’un texte relatant la vie d’un homme que son auteur conteste l’intérêt de cette narration. Il faut donc comprendre que l’auteur ne conteste la biographie que pour mieux valoriser sa propre écriture, la recommandation devenant alors paradoxale, ou antiphrastique : la narration que le lecteur découvre se veut exempte de toute prétention métaphysique ou tragique. L’ironie nourrit ainsi un dialogue indirect avec le lecteur. Elle permet de dédramatiser la scène de l’écriture en modifiant ostensiblement les clauses du contrat de lecture standard. Si l’ironie apparaît d’abord comme la polarité opposée de l’empathie, de fait, elle ne contredit pas celle‑ci dans sa fonction essentielle : renforcer le lien qui tient le lecteur au livre. C’est ce paradoxe que R. Rorty a mis en évidence : « ces romanciers contemporains usent de l’ironie pour nous rendre “plus sensibles aux détails particuliers de la douleur et de l’humiliation d’autres types de personnes qui nous sont peu familières39” ». L’ironie dans la fiction biographique produit un contre‑discours dans le discours, l’« anti‑biographisme » devenant partie intégrante de l’écriture de vies, dont il détruit les mythes, personnages grands ou émouvants, richesse d’affects du premier venu ou mélancolie poétique de l’auteur : la biofiction moderne est mise à nu, et son lecteur prévenu.
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27L’essai d’Alexandre Gefen montre bien comment peuvent coexister, dans les écritures d’invention de vies, deux tendances : une vocation organique et une puissance critique. La vocation organique peut être analysée comme la rémanence des genres traditionnels, qui avaient pour fonction, par saints ou héros interposés, de produire une communauté de valeurs, religieuses ou nationales. La puissance critique semble, elle, trouver son origine dans le mouvement même de la création de la littérature, dans la volonté d’arracher aux sciences et aux discours normatifs, un discours libre et inutile qui ne s’autoriserait que de sa puissance d’invention. Pensée comme contre‑discours, l’écriture de vie pense aussi ses contre‑discours, et s’enrichit de ses contestations. A. Gefen analyse comment les évolutions de l’écriture de vies font nécessairement écho aux évolutions de l’individualisme, de son affirmation à ses crises.
28Exposant ces crises de l’individu, l’écriture de vies s’expose à sa propre crise. Selon A. Gefen, des risques existent en effet, qui menacent les deux tendances l’animant : un « nominalisme, [un] devenir casuistique du savoir littéraire — ou [une] inflation mémorielle » (p. 266). La vocation organique se voit fragilisée par l’extrême érudition, la complexité formelle ou l’éclatement dans un différentialisme absolu ; la puissance critique par le tropisme des réussites, qui se lit concrètement par les multiples déclinaisons de vies d’artistes. Or la fiction biographique ne peut relever du littéraire, être une « biographie exigeante », que tant que l’invention d’une vie s’actualise dans la réflexion de l’écriture, la réinvention de la littérature.