L’Arretin d’Henri‑Joseph Dulaurens : une publication savante
1Rendre compte d’une édition commentée de Dulaurens suppose disponibilité et isolement, surtout lorsque l’ouvrage comporte 492 pages, dont une grande part est occupée par des notes en pas de 9.
2D’abord, il y a L’Arretin, recueil de textes variés, souvent parodiques, satiriques et résolument anticléricaux, publié en 1763 par le « trublion » Henri‑Joseph Dulaurens (1719‑1793). Comme la plupart des autres titres de l’auteur, cet ouvrage clandestin avait alors été condamné, mainte fois réédité, disputé, plagié, pillé, mais toujours prisé des amateurs de littérature marginale. Ensuite, il y a les investigateurs : Didier Gambert et Stéphan Pascau qui ont chacun consacré leur thèse et leurs travaux respectifs à l’éclaircissement de la vie et de l’œuvre de Dulaurens, et se sont ici associés pour composer cette réédition « présentée et annotée », en hommage à Annie Rivara qui signe la préface. Puis, il y a l’ensemble des textes d’escorte, outils de recherche, notes, repères et images qui accompagnent le récit et concourent abondamment à la compréhension de l’ouvrage initial ainsi qu’à l’histoire éditoriale de la parution. Enfin, il y a l’enjeu de L’Arretin dont le seul texte, dans la présente édition, ne dépasserait sans doute pas les 230 pages hors notes, si les signataires n’en avaient révélé les innombrables facettes et, par suite, ouvert de multiples pistes de lecture.
3Tout cela donne un volume conséquent pour lequel nous allons nous risquer à proposer une synthèse et quelques perspectives.
L’Arretin d’Henri‑Joseph Dulaurens
J’ai donné le titre de L’Arretin à ce livre à cause que cet auteur satirique ne fit grâce à personne dans son siècle : plus sage que lui, je respecte les hommes et j’attaque leurs erreurs et leurs préjugés (p. 92).
4Dès la préface, le ton est donné : L’Arretin est un ouvrage satirique qui vise les mauvais raisonnements de son siècle. Certes, Dulaurens respecte les hommes mais à sa manière. Car à le lire, on ne peut pas affirmer qu’il respecte Chaumeix, Fréron, Berthier, Hayer, Trublet, Palissot, de Beaumont, Lattaignant, de Bernis, d’Hémery… Au fil de ce recueil, toutes les cibles habituelles de l’auteur sont mises en scène ou évoquées dans des situations qui rivalisent de drôlerie, de ridicule ou de brimade, à travers un fatras d’épisodes extravagants et une boulimie de digressions.
5L’Arretin se présente sous la forme d’un assemblage de textes hétéroclites, qui vont du conte malicieux à la parodie biblique en passant par la réflexion personnelle ou l’énumération commentée (géographique, calendaire, rituelle…). Dulaurens a fait imprimer cet ouvrage à Amsterdam chez Marc‑Michel Rey, qui était alors son employeur. Durant cette période d’exil en Hollande, de 1761 à 1763, l’auteur écrit beaucoup et s’essaie à différents genres. Il va notamment participer à quelques périodiques et reprendre la rédaction, seul, de L’Observateur des spectacles, hebdomadaire spécialisé dans le théâtre. On imagine qu’au cours de son fructueux séjour amstellodamois, il aura pris énormément de notes, tracé de nombreuses ébauches et fomenté divers projets d’écriture, aboutis ou pas1. Ce principe de textes courts, d’articles, de notes et réflexions, mis bout à bout sans forcément de lien, se retrouve dans L’Arretin où l’auteur ne semble pas avoir suivi d’ordre logique dans son agencement. Il faut donc lire ce recueil comme un lot imagé de témoignages, fantaisies, critiques et observations liés à l’esprit du temps, émanant d’un littérateur affranchi, dilettante et talentueux, probablement aussi pétillant dans la vie que ne le révèle la part de joyeuse folie jaillissant de ses contes bibliques. Dulaurens nous guide, tout en lignes sinueuses et transversales, à travers un monde qu’il remet en scène, au gré des modes et débats de son époque, à l’ombre de ses craintes, ses défis, ses enthousiasmes, ses exaspérations, porté cependant par une lucidité souvent redoutable2.
6On trouve dans L’Arretin une série de parodies d’épisodes sacrés où les personnages, ridiculisés, sont parfois incarnés par des figures de son temps. Dulaurens refond l’histoire du Livre de Tobie (« Histoire de maître Pierre »), celle de Samson (« Histoire du père Barnabas »), de Judith et Holopherne (« Histoire de Madame Bernicle »), de Suzanne (« Histoire de Suzon et de deux présidents à mortier »), de Sodome et Gomorrhe (« Les trois couvents de jésuites »).
7On trouve également dans l’ouvrage plusieurs articles de considérations politico‑philosophiques sur l’éducation des enfants, l’agriculture, le célibat des prêtres, « Les nègres », « La réforme des Églises ». On y trouve des pochades bigarrées ou des mélis‑mélos inclassables (« L’épouse de Suse » où est parodiée la Julie de Rousseau au milieu de personnages de Molière ; l’« Histoire des sept fils Aimon » qui travestit le roman de chevalerie des Quatre fils Aymon à travers la fable des Sept fils de Scéva sur fond de naissance de la franc‑maçonnerie). Quelques épisodes sans doute biographiques figurent dans le recueil, rapportés sous forme d’anecdotes (« Mon pèlerinage », « Le poète Jacques ») ou de carnets de note (« Le bréviaire romain », « Quelques villes où j’ai passé », « Le calendrier de L’Arretin », « Les petites niaiseries du culte romain »).
8De cet Arretin tout en feu d’artifice, l’on savourera encore quelques textes provocateurs par leur appel à la permissivité, contre lesquels la critique des Lumières s’est violemment offusquée (« Les filles du monde », « L’utilité des vices »). Pour le coup, l’humour licencieux, qu’évoque par l’intitulé le renvoi à Pietro Aretino, trouve son apogée dans l’« Histoire merveilleuse et édifiante de Godemiché ». Cet objet, selon le narrateur, « naquit de parents catholiques, l’an premier de la création des vœux monastiques » (p. 375). Godemiché, phallus autonome muni d’ailes d’anges, fut accouché d’une jeune religieuse, engrossée par l’opération du Saint‑Esprit. Sa mission divine consistait à se répandre dans les cœurs et les âmes féminines afin de remédier à tous les maux des couvents et des mondes. Ce texte saugrenu aura connu un vif succès de scandale au point d’être souvent isolé du recueil et réimprimé ci ou là3, jusqu’à très récemment.
9Il fallait, pour présenter une telle composition, l’assurance d’un ou plusieurs annotateurs parfaitement imprégnés du style et des turbulences de Dulaurens.
Les auteurs de l’édition 2016
10La préface de cette édition est signée par A. Rivara, qui fut une pionnière dans la redécouverte de Dulaurens en rééditant Imirce, ou la Fille de la nature en 1993 (aux Presses universitaires de Saint‑Étienne). La dernière publication en français d’un ouvrage complet de Dulaurens datait alors de 1922 : il s’agissait précisément d’une édition d’Imirce (Paris, J. Fort éd.).
11St. Pascau a été le premier chercheur à présenter, sous la forme d’une thèse, une reconstitution biographique et bibliographique portant sur la vie et l’œuvre de Dulaurens, particulièrement fouillée. La seule thèse ayant eu trait exclusivement à l’auteur datait alors de 1963 et ne concernait que le procès de Dulaurens qui eut lieu à Mayence en 17674. L’étude de St. Pascau a été publiée en deux volumes. Pour la partie bibliographie : Henri‑Joseph Dulaurens (1719‑1793), réhabilitation d’une œuvre, Paris, Champion, DHS 109, 2006 ; pour la partie biographie : Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières, Paris, Les Points sur les i, 2009. Par la suite, Stéphan Pascau publia une édition critique de L’Antipapisme (Paris, Les Points sur les i, 2010) ainsi que divers articles sur l’auteur et sa production.
12En 2000, paraissait une réédition du Compère Mathieu à l’initiative de D. Gambert (Poitiers, Le Paréiasaure). Cette publication, succinctement présentée et peu annotée, mettait alors à la portée du grand public un texte conforme à l’édition originale. D. Gambert prit alors le temps de préparer une étude beaucoup plus élaborée du même ouvrage, qu’il présenta en thèse sous la forme d’une édition critique, publiée peu après sa soutenance : Le Compère Mathieu, ou les Bigarrures de l’esprit humain, Paris, Honoré Champion, ADL 67, 2012. Parallèlement, D. Gambert fit paraître plusieurs articles sur Dulaurens.
13Il devenait alors aussi naturel que souhaitable de voir ces trois spécialistes associer leur passion et leurs connaissances autour d’une édition commune. Ce fut pour L’Arretin.
Le dossier d’étude
14Dans sa préface, A. Rivara souligne l’aspect encyclopédique éclaté, extravagant et burlesque de L’Arretin, et tente de définir un ordre de lecture pour cet ouvrage, « évocation en désordre de tous les abus contemporains qui travestissent la Nature et trahissent la Raison » (p. 8). L’Arretin y est présenté comme un « étrange recueil » (p. 18) non dénué de sens et d’innovation, empreint de philosophie rebelle, d’humour hérétique et de raisonnements délicieusement éclatés, sur fond de tolérance et d’indignation contre les fanatismes. A. Rivara pose l’esprit de Dulaurens et introduit l’œuvre dans l’esprit du siècle.
15D. Gambert donne suite, dans son article « Le “bon sens” de l’abbé Dulaurens », à cette lutte contre le préjugé, évoquée dans la préface, qui guide la plume de Dulaurens au fil de ses publications. L’Arretin est placé « sous l’égide de ce que l’on appelle au xviiie siècle le “bon sens” » (p. 21), avec toute la difficulté polémique que cela suppose lorsque le but est d’amener l’incrédule à remettre en cause ses convictions. D. Gambert développe et illustre la prise de position de l’auteur « en faveur d’une philosophie bouffonne et persifleuse autant que sérieuse et empreinte d’une profonde humanité » (p. 22).
16St. Pascau complète cet ensemble introductif en proposant une galerie de « Portraits de femmes dans L’Arretin », où l’on retrouve, à travers l’image éthérée d’une Zéphire, tous les idéaux d’un Dulaurens en quête perpétuelle de compréhension et de paix. Les rêves de Dulaurens étaient finalement aussi modestes que son réalisme était strident. Une bien‑aimée lui aurait suffit pour se reposer, il ne la trouva pas, il ne se reposa jamais que lorsqu’on l’arrêta. « Même s’il se plaît à la peindre dans l’outrance, la femme, pour notre auteur, demeure cette inconnue qui aura manqué à l’apaisement de son parcours » (p. 45) : telles sont les femmes que décrit Dulaurens dans ses récits, variées, inquiétantes parfois, inaccessibles ou passagères ; « Henri‑Joseph fuyait l’amour autant que sa vie » (p. 59).
17Pour les notes explicatives de cet ouvrage, les éditeurs ont choisi de s’adresser « à tous les chercheurs, amateurs ou érudits, en précisant au besoin divers éléments certes connus des spécialistes » (p. 60). De fait, le volume des notes de bas de page peut parfois surprendre. Aucune n’est cependant superflue. Il faut dire que l’écriture de Dulaurens est particulièrement riche de références, d’allusions, d’équivoques, d’évocations, d’énigmes et arcanes… Dulaurens lui‑même, dans Le Compère Mathieu, avait grandement fourni ses pages de notes dépassant parfois la taille du récit. Dans les notes de L’Arretin, les éditeurs abordent l’explication du texte lorsque cela s’avère nécessaire, mais ils signalent aussi des différences que l’on trouve entre diverses éditions, des coquilles corrigées, des corrélations et renvois internes à L’Arretin, des définitions d’expressions, des renvois biographiques concernant Dulaurens, des notices biographiques pour les personnalités évoquées. Une trentaine de notes révèlent les plagiats ou copies de certains passages, soit de la part de Dulaurens, soit plus grandement au détriment de Dulaurens. Sont également mentionnés de nombreux renvois vers d’autres ouvrages de l’auteur, qui pouvait avoir tendance à se répéter ou à rebondir sur ses propres propos. Enfin, les éditeurs ouvrent de nombreux axes de lectures à partir des idées développées par le narrateur. On trouve donc autant d’explicitations que de commentaires et continuités à travers ces notes, dont certains thèmes auraient pu faire l’objet d’un article d’accompagnement. Il s’agit là du principe d’une édition dite savante, et pas seulement critique, sachant que rien n’impose au lecteur de consulter les notes. Pour les non‑spécialistes, nous tenons à exprimer que de tels développements seront particulièrement profitables. Ils permettront de mieux aborder d’autres ouvrages moins explicites, en poussant à s’interroger sur tout ce que peut receler un texte original, notamment l’histoire de sa genèse ainsi que sa portée.
18Parallèlement, certains mots du texte sont suivis non d’un appel de note de bas de page mais d’un renvoi vers un glossaire, composé d’environ cent trente définitions. Toutes les définitions proposées répondent à un usage d’époque ou dans le contexte, aucune n’est accessible dans un dictionnaire moderne.
19Viennent ensuite : un index des noms, comportant huit cent quatre‑vingt‑dix entrées ; un ensemble de comptes rendus/résumés des articles de L’Arretin, fort utile pour les chercheurs qui souhaiteraient cibler un point précis ou un récit sans avoir retenu par cœur le contenu ou la suite des articles de l’ouvrage ; un bilan des éditions attestées de L’Arretin, où l’on dénombre dix‑neuf rééditions complètes, la dernière datant de 1920 ; une bibliographie précise des ouvrages de Dulaurens, ouverte à d’éventuelles découvertes de pièces non encore identifiées ; enfin, une bibliographie d’étude, succincte car elle renvoie à celles que présentent les éditeurs dans leurs précédents ouvrages.
20Pour finir, sont proposées vingt planches iconographiques. Instructives pour certaines, illustratives pour d’autres, ces images contribuent agréablement à l’intérêt d’un ouvrage déjà dense et très documenté. La richesse de ce dossier d’étude a le mérite de montrer à quel point L’Arretin comporte d’implications autant qu’il ouvre à de multiples déchiffrages.
L’Arretin : enjeu & perspective
21Parmi les écrits de Dulaurens, L’Arretin se situe entre les premières parutions héroï‑comiques ou pamphlétaires de l’auteur (Thérésiade, Mémoire pour Abraham Chaumeix, Candide seconde partie, Les Jésuitiques, Le Balai…) et les pièces majeures qu’il produira depuis Liège au cours des deux ans qui suivront (Imirce, Le Compère Mathieu, L’Antipapisme…). Les derniers ouvrages feront date, bien plus que les premiers qui collaient davantage à leur époque plutôt qu’à la postérité. L’Arretin est donc un livre charnière dans la production de l’auteur.
22Le ton de Dulaurens dérange ou enthousiasme. Ce ton n’est pas celui de la confrérie littéraire autorisée, et la critique le lui reprochera grandement :
Ce M. du Laurens est assurément un détestable poète, ses indécences et ses obscénités à part ; mais si ce M. du Laurens avait été élevé dans le monde, et qu’il eût su prendre le ton de la bonne compagnie, et se former le goût, il n’aurait pas manqué de talent. Il rencontre quelquefois une demi‑douzaine de vers qui rappellent la manière de M. de Voltaire ; mais sa bonne fortune ne dure pas longtemps, et il se noie bientôt après dans un tas de bêtises et d’ordures5.
23En revanche, Dulaurens séduit les lecteurs férus de publications insolentes ou osées.
24Les livres qui suivront L’Arretin vont dévoiler à quel point l’auteur éprouvait le besoin de dépasser la farce provocatrice pour entrer dans l’imaginaire le plus ouvert et le plus constructif, ce que Grimm appelle sans doute la « bêtise » et l’« ordure ». Une telle transition se lit dans L’Arretin par la part d’innovation et de réflexion politique, philosophique, romanesque et intimiste que l’on peut en extraire.
25• Politique :
26À travers ce recueil, Dulaurens réagit aux débats de son temps (« L’éducation des enfants »), répond aux modes (« L’agriculture ») mais aussi aux questions de société (« Les nègres »). Pour la première fois peut‑être, il s’extrait de ses satires anticléricales bouffonnes et tente une incursion dans la démarche militante (« La réforme des Églises », « La chasteté ou le célibat »). Ses conseils pour éduquer les enfants visent à changer le mode éducatif et à respecter la liberté de jeu autant que celle de la pensée. Plus tard, dans Imirce ou Le Compère Mathieu, il posera en fiction ses différentes vues sur une éducation autre. Ses observations sur la solution agricole ne répondent pas seulement à un phénomène de vogue : Dulaurens a toujours éprouvé le désir de vivre modestement d’un travail aux champs plutôt que de participer à une religion de l’inutile. Quant à son point de vue sur l’exploitation des esclaves, il confirme la part d’humanisme et d’égalitarisme qui transparaît dans tous ses écrits. Enfin, ses diatribes à l’encontre du clergé démontrent qu’au‑delà de son sens habituel de la dérision, Dulaurens véhicule aussi « une idée armée6 ».
27Pour autant, l’auteur ne prétend pas apporter de solution universelle en réponse aux problèmes qu’il évoque.
28• Philosophique :
29Dans son article « La barbe et les cheveux », Dulaurens s’épanche sur l’histoire de la pilosité qu’il met en parallèle avec celle des crimes et des amours, avec pour ligne directrice la crasse des capucins. Tout sujet lui semble propice pour donner libre cour à la fantaisie du raisonnement. L’anticléricalisme affiché ici ne vise pas seulement la règle religieuse, il s’adresse à l’erreur en général : celle qui fonde sa logique sur le préjugé, celle qui ignore la nature pour privilégier le sophisme ou le postulat ; la crasse des capucins est en réalité celle qui entrave la pensée. De même dans les articles « Les filles du monde » ou « L’utilité des vices », l’auteur pose les hontes de la société en vertus spontanées : pourquoi ces choses que l’on veut immorales existent‑elles partout et depuis toujours, sinon parce qu’elles répondent aux lois de la nature ? Le « vice » ne doit sa définition qu’à la crainte du plaisir, et le plaisir amoureux est plus utile et inoffensif que la peur ou la privation : ce sont les « filles du monde » et ceux qui les honorent qui ont raison. L’aboutissement de l’« Histoire merveilleuse et édifiante de Godemiché » en est sans doute la plus belle illustration.
30Par ses parodies bibliques aux multiples implications, Dulaurens brise le sérieux du philosophe pour lui substituer l’art de la dérision et le choix du rire sans manquer d’ouvrir les esprits.
31• Romanesque :
La préface est ordinairement le plus mauvais morceau d’un livre. Pour faire le mauvais morceau de mon livre, je vais conter, en manière de préface, l’histoire de mes trois Baptêmes. (p. 75)
32Ainsi commence la préface signée par le narrateur Xan‑Xung, personnage conteur déjà sollicité par Dulaurens dans ses précédents ouvrages. À travers ce récit introductif, partiellement autobiographique, l’auteur du recueil se présente en jeune homme persécuté par la police de la librairie, contraint de s’exiler et de se convertir pour échapper aux foudres des moralistes de tout bord. Xan‑Xung sera l’un des narrateurs et le héros d’épisodes d’Imirce qui paraîtra deux ans après L’Arretin. L’ouvrage s’inscrit donc dans une continuité romanesque et est abordé sous l’égide du roman à tiroirs que l’on va découvrir au fil de parodies, de contes, de fantaisies dans lesquelles interviennent diverses personnalités contemporaines, des personnages empruntés aux écrits d’autrui, des figures de légendes ou de théâtre. La frontière du roman, vu par Dulaurens notamment dans Imirce ou Le Compère Mathieu, fluctue entre le vécu et la fiction, entre le débat philosophique et la farce carnavalesque. Il en va ainsi dans « L’épouse de Suse », déjà évoqué, où s’entrecroisent Fréron, Chaumeix, de Loyola, Marmontel, Patouillet, Quesnel, ou encore Voltaire, Rousseau, Molière et autre Guilloché. L’« Histoire du sage Pangloss » déborde le cadre du pastiche biblique (Salomon) revisité par Candide et agrémenté d’intrusions de la Frétillon ou du poète Piron. « Les trois couvents de jésuites », qui conclut le recueil, transpose l’histoire de Sodome et Gomorrhe en fiction dirigée contre Abraham Chaumeix et Fréron, où sont mis en scène Jean‑Joseph Vadé (auteur de pièces sans prétentions), Jeanne d’Arc, le Parlement de Paris, l’abbé Desfontaines, le père Berruyer, etc.
33Du roman comico‑burlesque à la réflexion intime, outre la part d’ouverture au débat, Dulaurens rend à sa manière quelques moments de sa vie, de ses voyages ou de ses expériences.
34• Intimiste :
35Avec « Les enfants », l’auteur ou « narrateur s’identifie à un “enfant” de son siècle par opposition aux vieillards, ses pères, et vante les joies de la paix » (p. 438, résumés) :
La vérité, disent les vieux livres, est dans la bouche des enfants. Si la vérité est dans notre bouche, elle ne peut être dans celle des vieillards, car la vérité n’est point double. (p. 177‑178)
36Dulaurens a toujours déprécié l’idée que les anciens l’emportaient par la raison sur les plus jeunes. Il n’hésite pas ici à se fondre dans l’âme d’un jeune garçon, alors qu’il était âgé de quarante‑quatre ans au moment de la rédaction de L’Arretin et qu’il tient un discours, dans cet article, hors de portée d’un enfant. L’auteur trahit sa propre aspiration, son regret d’être entré dans le monde des grands.
37« Mon pèlerinage », « Le poète Jacques », « Les chiens » sont autant d’articles qui relatent manifestement des épisodes vécus, des rencontres effectives, des souvenirs affectifs marquants qui relèveraient davantage du journal intime par leur aspect nostalgique ou embelli plutôt que du simple memento.
38Quant à l’étalage de ses carnets de route, sous forme d’inventaires commentés, il montre encore que l’auteur ne se contentait pas de poser quelques repères dans son parcours mais couchait et développait sur le papier ses réflexions du moment, parfois colorées, lorsqu’il explorait le pays ou seulement un livre : « Le bréviaire romain », « Le calendrier de L’Arretin », « Quelques villes où j’ai passé ».
39Derrière l’apparence folâtre d’un recueil bigarré, Dulaurens assumait son engagement et sa passion de l’écrit. « Je vais encore faire gémir la presse d’un nouvel ouvrage plus considérable, plus original que le Chinois [Le Balai] : chaque mot est une charge », annonçait‑il dans une lettre à son ami Groubentall peu avant la parution de L’Arretin (p. 6). Assurément, cet ouvrage tenait particulièrement à cœur à l’auteur.
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40L’Arretin d’Henri‑Joseph Dulaurens méritait une réédition, de préférence savante, pour la redécouverte d’un auteur dont on avait surtout retenu Le Compère Mathieu, et pour le rétablissement d’une édition originale souvent déformée au fil des reproductions.
41L’on ne peut qu’apprécier le souci des éditeurs qui ont souhaité (et l’on pourrait ajouter : « enfin ! ») s’adresser aux curieux autant qu’aux chercheurs aguerris. En effet, la plupart des éditions critiques visent un public acquis et ne simplifient en rien l’accès de l’œuvre aux lecteurs moins érudits, ou n’ayant pas accès à toutes les sources. Cette édition, riche en informations, satisfera cependant les connaisseurs qui pourront y puiser les révélations les plus insolites et les plus fouillées.
42Burlesque et insolent, tremplin vers des compositions d’envergure, L’Arretin n’est pas un ouvrage innocent, issu du simple besoin de publier. Dulaurens y déborde d’esprit constructif, d’utopie militante, d’ironie explosive, d’imagination jaillissante et d’audace au‑delà de la simple effronterie. À travers le regard de ce marginal des Lumières, le lecteur d’aujourd’hui peut se faire une idée de la pensée populaire, des goûts adjacents et des préoccupations du temps, loin des littératures de l’élite ou du premier rayon. Le connaisseur y découvrira un Dulaurens plus intime, et parfois sérieux.