Après l’ethnocentrisme, avant l’orientalisme : la curiosité très moderne du chevalier d’Arvieux
1Entre 1653 et 1688, Laurent d’Arvieux voyage dans tout le Proche‑Orient, de Sidon à Tunis, de Jérusalem à Istanbul, d’Alger à Alep. Entre missions diplomatiques et affaires commerciales, tantôt pèlerin, tantôt consul, envoyé extraordinaire du roi ou espion chargé d’ouvrir l’œil, d’Arvieux joue également un rôle de médiateur culturel à la cour de France : en 1669, il est l’un des traducteurs qui accueillent Soliman Aga, dont l’ambassade sera caricaturée dans le Bourgeois gentilhomme. De ces multiples voyages, d’Arvieux tire de volumineux Mémoires, qui sont édités par le dominicain Jean‑Baptiste Labat. Celui‑ci, d’ailleurs, ne se gêne pour corriger le texte, l’abrégeant ou au contraire ajoutant des anecdotes et des jugements ; l’existence d’un manuscrit autographe permet d’étudier ces corrections et ce qu’elles révèlent.
Rencontrer l’autre
2C’est à partir de ce texte que Vanezia Parlea pose la question de la rencontre de l’Autre, en soulignant d’emblée qu’il ne s’agit pas de n’importe quel autre : d’Arvieux rencontre l’Oriental, le Turc, une figure à la fois fascinante et inquiétante, à l’heure où le « péril turc » du xvie siècle tend progressivement à s’effacer. Ce que nous appelons aujourd’hui le « monde arabe » est en effet à l’époque un « monde turc », dominé par un empire ottoman qui s’étend sur l’ensemble du Proche‑Orient. À la différence des Indiens d’Amérique, figure d’altérité radicalement nouvelle, l’Oriental est, pour les voyageurs occidentaux, chargé d’histoire, de sens, de légendes qui viennent voiler son image. L’ouvrage de V. Parlea s’inscrit donc dans le champ des encounter studies : l’auteur interroge le rapport à l’autre que d’Arvieux construit au long de son texte, les évolutions de sa pensée, la façon dont il a cherché à découvrir et à apprendre d’autres cultures et les stratégies narratives et discursives qu’il met en œuvre pour raconter ces rencontres.
3Cette question du rapport à autrui passe notamment par l’utilisation d’un ensemble de références philosophiques, notamment Martin Buber et Levinas. Cet arsenal de concepts aurait pu être davantage explicité en introduction : en l’état, leur utilisation, toujours passionnante mais souvent reléguée dans les notes de bas de page, peut dérouter le lecteur qui ne serait pas familier de ces travaux. De même, l’utilisation récurrente de l’ouvrage de François Hartog consacré à l’image de l’autre chez Hérodote1, aurait gagné à être convoquée dès l’introduction, pour expliciter la démarche comparatiste qui sous‑tend l’ouvrage.
La curiosité est un ancien défaut
4Tout au long du livre, V. Parlea souligne que d’Arvieux entretient un rapport à l’autre articulé autour d’une attitude : la curiosité. Qualité omniprésente, la curiosité pousse d’Arvieux à multiplier les voyages, à dépasser ses fatigues et ses craintes pour chercher à en voir toujours plus. Elle fonde la valeur des gens rencontrés : les compagnons anonymes ne sont décrits que lorsqu’ils s’avèrent être des « curieux », ou, en symétrique, des « curiosités ». La curiosité se retrouve aussi à la cour de Louis XIV : d’Arvieux y est interrogé, raconte ses voyages, fait rire le roi. Se dégage de ces remarques une véritable « culture de la curiosité » (p. 185), qui est d’autant plus intéressante qu’il s’agit de quelque chose de nouveau : dénoncée comme un défaut au Moyen Âge, la curiosité n’est pas le mode de relation aux découvertes faites jusqu’à présent. Comme l’a montré Stephen Greenblatt, c’est au contraire l’émerveillement qui façonne le regard des hommes qui explorent le Nouveau Monde. De l’émerveillement à la curiosité : la transition est assurément l’un des changements qui, accumulés, font passer du Moyen Âge aux temps modernes.
5La curiosité ne veut pas dire que d’Arvieux porte sur les mondes qu’il découvre un regard dépourvu de violence ou de clichés. C’est l’une des grandes qualités du livre que de montrer l’ambiguïté de d’Arvieux, qui peut parfois accumuler les stéréotypes sur les Turcs ou les Arabes, ou livrer des propos antijudaïques ou islamophobes très violents. En homme de son temps, il n’échappe jamais totalement à l’ethnocentrisme : ainsi critique‑t‑il l’architecture des maisons turques, implicitement comparées à celle des demeures françaises, érigées de facto en modèles. Mais reste que son regard est caractérisé par un réel effort de mise en perspective : lorsqu’un émir arabe lui présente son épouse, qu’il juge incroyablement laide, il note que cela ne peut que signifier que ce qui est laideur pour lui est beauté pour autrui. Souvent, d’Arvieux inclut dans son texte des transcriptions des discours arabes ou turcs ; il donne également souvent la parole aux Orientaux eux‑mêmes, rapportant les critiques qu’ils adressent aux Occidentaux. Significativement, le père Labat coupe généralement ces discours, qui font des Occidentaux les Autres des Orientaux : difficile, pour quelqu’un qui n’a jamais voyagé, d’accepter cette inversion des regards.
6L’effort de d’Arvieux pour appréhender l’autre dans toute son altérité, sans le réduire ni à un même ni à un différent qui ne serait qu’un avatar de l’inférieur, se manifeste au plus haut point dans son expérience bédouine, qui occupe le dernier chapitre de l’ouvrage : pendant quatre mois, d’Arvieux vit avec les Bédouins du Mont Carmel, au plus près de leurs rythmes et de leurs coutumes. On est presque, déjà, dans une démarche d’observation participante ; ou, comme le note l’auteur, dans un rapport à l’autre dynamique, non médié, qui fait passer de la représentation à la relation (p. 234‑235). D’Arvieux en tire un récit vivant, qui déconstruit l’image traditionnelle du Bédouin — que d’Arvieux lui‑même avait en tête avant son séjour avec eux, et qu’il partage d’ailleurs avec les Ottomans —, vu comme un pillard et un voleur ; il joue donc un rôle clé dans la mise en place d’un « mythe bédouin », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Sarga Moussa paru très récemment2.
« Est‑il possible que vous soyez un Franc ? »
7C’est la question que pose à d’Arvieux l’émir bédouin Turabey, médusé par son apparence : il ressemble en tous points à un Bédouin ! En effet, si d’Arvieux peut ainsi rencontrer l’autre, c’est d’abord parce qu’il maîtrise un ensemble de codes, à la fois linguistiques, culturels et vestimentaires. Il sait, par exemple, qu’il ne faut pas utiliser de chaise à porteur dans le monde arabe, sous peine de se rendre ridicule, alors que les Français nouvellement arrivés commettent tous l’erreur. Cet apprentissage est volontaire : d’Arvieux souligne les efforts qu’il fait pour « s’accoutumer » aux rythmes et aux régimes alimentaires des Bédouins, jusqu’à ce qu’ils lui deviennent naturels. Tous ces efforts, au premier rang desquels le fait de prendre le costume de l’autre, participent de véritables « stratégies d’invisibilité » qui permettent à celui qui les met en œuvre d’observer sans être vu. Le contact avec l’altérité entraîne dès lors, comme le note très justement V. Parlea, des altérations : d’Arvieux change à mesure qu’il s’ouvre aux autres. Le retour en France est difficile, et suppose de franchir une série de passages symboliques, dont la reprise de l’habit français est le plus nettement marqué.
8Ces changements d’habits évoquent des changements de costumes pour un acteur. Et de fait, la métaphore théâtrale constitue le fil rouge de deux chapitres de l’ouvrage : d’Arvieux sait prendre plusieurs rôles, en fonction des scènes sur lesquelles il évolue. Il apparaît dès lors comme une figure à cheval entre plusieurs cultures, voire comme une incarnation d’une certaine transculturalité — concept de Todorov, autre référence très forte de l’ouvrage. À la cour de Versailles, d’Arvieux fait figure de spécialiste de l’Orient, à la fois interprète et expert, consulté autant par le ministre des affaires étrangères que par un Molière désireux d’écrire des « turqueries » authentiques. L’identité du voyageur devient une identité hybride, ce qui lui permet de devenir un intermédiaire, ce que l’anglais appelle un « go‑between3 ». Médiateur culturel, passeur de savoirs, d’Arvieux obtient une position unique en Occident comme en Orient : lors de son long séjour chez les Bédouins, il finit par être le secrétaire officiel de l’émir, qui a été impressionné par sa parfaite calligraphie. À cet égard, d’Arvieux annonce des grandes figures transculturelles à venir, comme Richard Burton, Pierre Loti, voire Lawrence d’Arabie. Néanmoins, cela ne revient pas à dire que d’Arvieux perd sa culture d’origine. Au contraire, son identité est toujours assumée et sous‑tend l’ensemble de son action. On peut citer, par exemple, une scène très bien analysée par V. Parlea : à Constantinople, d’Arvieux tente d’espionner le sérail du calife grâce à une longue‑vue ; il prend ses précautions, car le calife, lui aussi doté d’une lunette, met cruellement à mort ceux qui osent braver l’interdit du harem. Se mêlent dans cet épisode le fantasme occidental du harem, l’œil prédateur de l’Européen assuré de son bon droit, le schéma du despotisme oriental, et enfin une discrète mise en scène de la supériorité technique, donc savante, de la civilisation européenne, puisque le sultan ne peut détecter les voyeurs que grâce à un objet fabriqué en Europe. D’Arvieux prend plaisir à se déguiser en Turc ou en Arabe mais il reste, fondamentalement, enraciné dans sa culture d’origine.
De quoi la modernité est‑elle le nom ?
9Dans ces constructions symboliques, plusieurs éléments anticipent clairement sur des systèmes qui vont se développer par la suite : ainsi du despotisme oriental, qui sera théorisé par Montesquieu, ou du fantasme du sérail, qui va devenir, au xixe siècle, l’un des grands topoï de l’orientalisme. Orientaliste, d’Arvieux ? Oui, évidemment, mais selon des modalités qui ne sont pas encore celles dégagées par Edward Saïd : il s’agit d’un « orientalisme baroque » (p. 220, reprenant une formule de Nicholas Dew), marqué par l’hésitation et inscrit dans un contexte politique où l’Occident n’est pas encore la grande puissance du moment.
10Tout au long de l’ouvrage, V. Parlea s’attache à inscrire le regard de d’Arvieux dans un contexte plus général, en multipliant pour cela les comparaisons avec des voyageurs contemporains (Jean Thévenot, Antoine Galland) ou un peu antérieurs (Jean de Léry, Guillaume Postel). Ces parallèles — qui auraient pu être multipliés : le parcours de d’Arvieux aurait gagné à être rapproché de ceux de Dimitrie Cantemir ou Gertrude Bell — sont toujours très stimulants, car ils mettent en évidence ce qui, dans le regard de d’Arvieux, est original et ce qui est au contraire un produit de son temps.
11Le seul véritable manque consiste précisément dans cette mise en contexte du récit de d’Arvieux : il aurait été très intéressant de le croiser avec des textes médiévaux. De nombreux pèlerins médiévaux, notamment à partir du xiie siècle et de la prise de Jérusalem par les Latins, ont en effet laissé des textes qui s’attachent eux aussi, à leur échelle, à découvrir l’Orient et les Orientaux. Cette dimension aurait pu conduire l’auteur de l’ouvrage à nuancer certaines affirmations : il est impossible, par exemple, d’écrire que le vêtement est « déjà » un marqueur culturel, tant cette dimension est omniprésente dans tous les récits de pèlerinage médiévaux — citons notamment Burchard de Mont Sion ou Riccold de Monte Croce. La capacité de l’auteur d’utiliser les coutumes d’autres peuples pour critiquer les habitudes des Européens — ainsi de leur absence de barbe — n’a rien de neuf là non plus, et ne doit pas être vue comme la preuve d’un nouvel esprit critique annonçant les Lumières : si le procédé rappelle évidemment celui des Lettres persanes, on le trouve déjà au cœur de nombreux textes médiévaux. De même, le projet de reprendre Constantinople que d’Arvieux rédige à la demande de Louis XIV n’a rien de « surprenant » (p. 34) : il s’inscrit en réalité dans la continuité des projets de croisade, et l’auteur aurait pu à cet égard citer l’ouvrage de Géraud Poumarède4. Enfin, s’il est tout à fait évident qu’il y a, dans la pratique du voyage telle que la vit et l’écrit d’Arvieux, quelque chose de radicalement neuf, reste qu’il est délicat de faire du voyage en lui‑même l’emblème de la modernité, comme le laisse entendre l’introduction, à partir d’une lecture un peu rapide de Paul Hazard : le Moyen Âge a lui aussi connu de grands voyageurs, qui se sont attachés à décrire les cultures rencontrées et les coutumes apprises — Marco Polo, bien sûr, mais aussi Jean de Mandeville ou, du côté oriental, Ibn Djubayr. L’angle de la curiosité qui remplace l’émerveillement nous semble bien plus riche et plus convaincant que cette tendance à lier voyage et modernité, ce qui revient à faire du Moyen Âge une période à la fois immobile et non‑moderne.
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12En règle générale, si la bibliographie utilisée est très complète d’un point de vue littéraire et philosophique, on aurait souhaité davantage d’ouvrages d’histoire, afin de réinscrire d’Arvieux dans un contexte non seulement mental, mais aussi politique et géopolitique. On aurait aimé savoir, par exemple, si cette nouvelle information collectée par d’Arvieux tout au long de sa vie, puis rassemblée — à son corps défendant et sous la pression de ses amis — dans ses Mémoires, a un impact sur le gouvernement ou les mentalités collectives.
13Ces deux dernières critiques sont probablement de faux reproches, dans la mesure où l’auteur de ce compte rendu est un historien médiéviste. Elles n’expriment que l’envie d’en savoir plus, face à un livre passionnant de bout en bout, qui résonne d’une actualité particulièrement forte à l’heure où nous nous posons plus que jamais la question de la rencontre avec l’autre, et avec l’Orient.