Nerval ou le fileur des lettres
1Avec ce nouveau volume, Corinne Bayle continue son exploration de l’œuvre nervalienne, cette fois-ci en abordant l’auteur sous l’angle de la réécriture. Il s’agit d’une compilation d’études, certaines inédites, certaines déjà publiées. Les cinq parties de l’essai étudient chacune un grand thème : les mythes, le xviiie siècle, le romantisme européen, la mélancolie et des rapprochements avec des œuvres postérieures. Malgré une apparence composite, l’essai de C. Bayle offre une étude d’ensemble et démontre que l’appropriation des nombreux hypotextes n’est jamais chez Nerval un simple processus citationnel mais une réappropriation intime de l’Autre dans le but de ressouder le Moi déchiré. Qu’il trouve son inspiration dans les cultures antique, prérévolutionnaire ou européenne, Nerval multiplie les références et compose la mythologie personnelle d’un sujet à la psyché suturée. Cet ouvrage, qui s’inscrit à la fois dans l’étude des sources et l’intertextualité, propose donc un nouveau concept pour approcher l’œuvre nervalienne : la broderie.
2Dans son introduction, « Nerval rhapsode », C. Bayle justifie le choix de la notion de broderie comme fil conducteur de son étude en partant du portrait que Gautier fait de Nerval dans son Histoire du romantisme : Gautier se remémore le « petit cahier de papier cousu » que son ami emmenait partout avec lui, ainsi que le fameux « carton vert » qui aurait contenu un ensemble de documents, feuilles, papiers que l’auteur d’Aurélia entassait. À ces éléments factuels correspondent des affirmations de Nerval lui-même, déclarant par exemple dans la préface des Filles du feu, adressée à Alexandre Dumas, qu’il a écrit Sylvie « péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de [sa] rêverie ou de [sa] promenade ». L’œuvre entière de Nerval est ainsi considérée comme un montage d’éléments hétérogènes voire hétéroclites, et C. Bayle fait précisément du montage le fondement de l’architecture textuelle qu’elle met au jour. Le Nerval des années 1850 est lui-même « brodé sur toutes les coutures1 », et il sait « qu’il lui faut agencer ce qui est encore dispersé : le motif de la dentelle, de la broderie, de la couture, métaphore du texte, est récurrent dans Les Filles du feu » (p. 8). Après avoir relevé, très justement, que trois « filles du feu » (Sylvie, la bohémienne d’Octavie et Émilie) effectuent des travaux de broderie, C. Bayle explore la bibliothèque imaginaire dans laquelle Nerval trouve les motifs à broder sur le tissu de son œuvre-vie. Tout lecteur nervalien connaît le défi qu’une telle entreprise représente, tant l’érudition de l’auteur se fait jour au fil des pages, le plus souvent en mode mineur. Ce rapide panorama des œuvres dont Nerval s’inspire amène C. Bayle à formuler la thèse qui soutient l’ensemble de son essai :
[La] bibliothèque n’est pas seulement le lieu où chercher à lire le monde, le texte de l’auteur est un détour pour tenter de lire en soi-même, en participant du dédoublement, de la fracture de la conscience et de sa tentative pour la réparer, que l’ironie met en œuvre. (p. 20)
Mythographie intime
3La première partie, consacrée à « La poésie des mythes », analyse la dimension poético-mythique de l’œuvre nervalienne sous trois angles : le couple Orphée-Isis, l’énigme onomastique et le mythe de l’harmonie perdue. Concernant les deux grandes figures de l’Antiquité gréco-latine et égyptienne, on aurait pu s’attendre à ce que C. Bayle réutilise les travaux de Jean Richer, qui a donné deux ouvrages fondamentaux sur l’ésotérisme et les croyances de Nerval, et ceux de Michel Brix2. Mais C. Bayle met à distance cette approche consistant à élucider les croyances réelles de Nerval pour s’intéresser au « tissage serré des images et des reprises, dont les fils s’entrecroisent jusqu’à de vertigineux emboîtements logiques qui créent du sens » (p. 27). À aucun moment la mythographie nervalienne ne tente d’instaurer une nouvelle religion, tant l’universel est teinté d’intime : Orphée devient « une figure du destin individuel » (p. 46) et Isis une image de la femme, enracinée dans la figure maternelle absente. Le poème est alors une « quête » de vérité qui fait vivre deux fois le mythe pour en saisir la signification.
4L’étude de l’onomastique montre combien les noms chantés par Nerval s’inscrivent dans une recherche de l’unité perdue. Quatre des Chimères (« El Desdichado », « Artémis », « Myrtho » et « Delfica ») permettent à C. Bayle de conclure que le sens de ces poèmes hermétiques est à chercher dans « les résonances entre le savoir du poète et le savoir du lecteur » (p. 60). L’on est loin ici des analyses de Jean Richer qui, par exemple, analyse « Artémis » à partir de l’horoscope et de la biographie de l’auteur. C. Bayle distingue néanmoins les deux premiers sonnets des deux suivants en opposant déesses extérieures à l’œuvre nervalienne et déesses des « légendes neuves » (p. 60) inventées par Nerval.
5Le poème, par sa nature magique, tente alors de régénérer l’harmonie universelle perdue. « La conscience linguistique de Nerval est fondamentale » (p. 67) car elle lui permet de penser le poème comme dit de la perte mais aussi, plus important, comme dire conjuratoire. Pour C. Bayle, « Nerval inaugure le lyrisme moderne dans cette utopie du poème » (p. 80).
Le xviiie siècle de Nerval
6Les liens entre Nerval et le siècle de Louis XV ont déjà été étudiés à plusieurs reprises, que ce soit par Catherine Thomas3 ou bien dans un numéro des Cahiers Gérard de Nerval4. C. Bayle apporte sa contribution en abordant deux intertextes et leur réécriture : Monsieur Nicolas de Restif de la Bretonne et Les Souffrances du jeune Werther de Goethe.
7C. Bayle propose de lire dans « Les Confidences de Nicolas », l’un des chapitres des Illuminés, un récit autobiographique nervalien construit à partir des mémoires de Restif, considéré comme un miroir ou un double du poète. Le choix opéré entre les éléments repris et tus aide Nerval « à rassembler les éléments épars de sa propre existence, mais qu’il ne peut apercevoir clairement qu’en reflet » (p. 95).
8Le chapitre sur Goethe se distingue par l’analyse minutieuse que C. Bayle donne de la réécriture de la scène de bal du roman goethéen dans Sylvie. Chez le premier, le bal est le lieu d’une union funeste, alors que le bal valoisien est une matrice de la nostalgie : « La référence au roman de Goethe signe l’inversion décevante et le glissement du roman tragique à une idylle nostalgique » (p. 119). Les allusions à Rousseau participent aussi de ce glissement vers la mélancolie ressentie par la contemplation de scènes qui fonctionnent comme autant de « gravures du temps passé » (p. 123).
9À ces études s’en ajoute une autre sur le motif du jardin dans l’œuvre nervalienne. Ce chapitre, repris ici, insiste sur la conception du jardin comme réunion d’une réalité historique, d’un savoir livresque et d’une expérience individuelle. Triomphe alors la nostalgie d’un autrefois, contrepoint rêvé d’un hic et nunc décevant.
Pérégrinations européennes d’un imaginaire vagabond
10L’Italie, l’Écosse et l’Allemagne sont au cœur de la troisième partie de l’ouvrage. C’est d’abord l’image de la blonde aux yeux noirs qu’aborde C. Bayle, à la suite de Georges Poulet5. L’originalité de l’étude proposée est la prise en compte d’une citation de Gozzi tirée de ses Mémoires inutiles. Si l’on connaissait l’influence de Rubens, Véronèse et Giorgione, C. Bayle insiste sur le « relais de Gozzi et Hoffmann » (p. 137). Le type « bianco, biondo e grassotto » vient en effet du dramaturge italien, que Nerval et Gautier ont découvert par l’intermédiaire des Lettres d’un voyageur de George Sand. Les deux amis, partis « au pourchas du blond6 », se distinguent l’un de l’autre par le but de cette quête : alors que Gautier recherche « la réalité dans l’art » (voir La Toison d’or), Nerval « va vers l’épure, l’abstraction » (p. 143).
11L’Écosse, elle, n’a jamais été visitée par Nerval, si ce n’est par son imaginaire nourri d’Ossian et de Scott. C. Bayle montre comment Nerval superpose dans son esprit les châteaux d’Écosse et ceux de son Valois natal, dans un univers où cohabitent « la hantise du retour, la place usurpée, les lieux saccagés » (p. 153). Le « Prince d’Aquitaine à la tour abolie » peut alors être rapproché de Ravenswood, le déshérité de La Fiancée de Lammermoor, ainsi que du « Chevalier Déshérité », le héros éponyme d’Ivanhoé. C. Bayle conclut son analyse en montrant avec pertinence que « [ce] n’est pas tant la terre que Nerval a voulu “habiter poétiquement” qu’un idéal, leçon déroutante qui passe par le décentrement, dont l’Écosse purement onirique serait l’emblème, et le retour du chevalier, le schéma grandiose » (p. 159).
12L’Allemagne, enfin, rejoint l’Orient à travers l’arabesque, à la fois motif littéraire, conception esthétique et vision du monde. C. Bayle fonde son étude sur le poème « À Made Aguado », version primitive d’« Erythrea », et montre qu’il trouve sans doute son origine dans un spectacle de danse indienne vu à Paris en 1838 et dans le « Pantoum malais » des Orientales de Hugo (1829). L’Orient est donc terre de l’arabesque, que Nerval retrouve dans le romantisme allemand, en particulier chez Jean Paul et Goethe. Cette réunion des voix permise par l’arabesque révéle que « la rhapsodie laisse voir les rapiéçages, en une tragique dénonciation, la désespérance de la dichotomie du sujet fracturé par la névrose et les troubles bipolaires » (p. 171).
À la lueur du Soleil noir
13La mélancolie est un sujet majeur de l’œuvre nervalienne et de sa critique. C. Bayle s’inscrit dans cette longue tradition tout en faisant preuve d’originalité par les intertextes choisis. La première étude de cette partie se concentre ainsi sur les liens qui unissent Les Filles du feu et les Souvenirs de jeunesse de Nodier « qui pourrait être un modèle latent » (p. 177). Les deux recueils expriment en effet « la quête du bonheur toujours nostalgique […] que l’œuvre fait revivre dans sa brillance inaltérée » (p. 189). Mais comme Nerval se distinguait de Gautier pour le type vénitien, il ne donne pas la même orientation que Nodier à cette quête : Nodier recrée toujours les mêmes visages et regarde vers le passé, quand Nerval cherche l’unité cachée dans la multiplicité apparente et regarde l’avenir comme un « au-delà de tout désespoir » (p. 191).
14Le chapitre suivant, intitulé « Enfants du siècle », consiste bien plus en une comparaison entre les œuvres de Musset et Nerval qu’en une étude intertextuelle. C. Bayle rapproche les deux romantiques en posant « l’hypothèse d’une fêlure intérieure identique chez ces deux frères ennemis » (p. 193).
15C’est enfin à un rapprochement entre Vigny et Nerval que se livre C. Bayle dans son chapitre « Nocturnes ». Il s’agit moins d’une analyse du thème de la nuit chez les auteurs7 que d’une lecture comparée des Destinées et des Chimères sous l’angle de l’inquiétude métaphysique. L’auteur met en lumière l’évolution du doute chez les deux poètes : si leurs chemins ne se croisent jamais, « Vigny et Nerval affrontent l’obscurité de l’être et du monde, en une parole inquiète, éclairante pourtant, jusqu’au doute de notre temps » (p. 242).
Le brodeur brodé
16La dernière partie de l’essai donne à lire des « dialogues posthumes » entre les œuvres de Nerval et celles de Gautier, Baudelaire et Rimbaud. C. Bayle renverse ainsi son postulat critique de départ : le texte nervalien n’est plus un hypertexte ni un véritable hypotexte mais plutôt un cotexte, dans le sens où il est mis en contact avec un autre texte. Le premier chapitre propose une lecture de Spirite qui replace Nerval et Gautier dans le mouvement spirite qui se développe au xixe siècle, de Swedenborg à Allan Kardec en passant par la mode des tables parlantes. Baudelaire, lui, est rapproché de Nerval dans une étude sur ce que Tony James a nommé les « vies secondes8 ». C’est enfin Rimbaud, le « fils du Soleil », qui est rapproché de Nerval, « fils du feu ».
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17L’essai de Corinne Bayle propose une approche intertextuelle du texte nervalien qui cherche toujours à mettre en lumière l’originalité de l’auteur des Filles du feu. Bien souvent, la réécriture passe par l’attribution au motif intertextuel d’une charge intime. Au-delà d’une simple approche ou d’une quête des sources, C. Bayle propose une lecture d’ensemble de l’œuvre de Nerval qui confirme que l’œuvre et la vie sont chez lui inséparables. La broderie n’est pas seulement un thème de l’œuvre nervalienne mais bien une notion qui rend compte de l’écriture comme rapiéçage d’un moi déchiré en mille morceaux.