Portrait de l’intellectuel juif
1L’Intellectuel juif entre histoire et fiction n’est pas un simple essai littéraire : il s’agit d’une étude particulièrement fouillée à la fois sur les plans littéraire, historique, sociologique et anthropologique de ces deux personnages que sont le « juif » et « l’intellectuel ». L’auteur ouvre son propos avec l’apparition de l’intellectuel juif en France à la fin du xixe siècle, et poursuit avec ses épigones aux États‑Unis et en Israël. La seconde partie est consacrée à l’université et l’intertextualité dans les romans étudiés pour aboutir à une réflexion sur la transgression et l’identité. Il ne s’agit aucunement de personnages stéréotypés mais de véritables figures problématiques, comme le souligne Éric Marty dans la préface (p. 12). Les parallèles sont aussi nombreux que les différences puisque, d’entrée de jeu, ce qui relie les personnages est leur identité juive, mais, en tant que Français, Américains ou Israéliens, ils sont traversés par des mémoires et des histoires particulières. Ainsi le travail accompli sur les langues témoigne de l’importance du territoire linguistique pour chaque écrivain et est mis en valeur par le fait que Nurit Levy ait pu aborder les œuvres étudiées dans leur langue originale (français, anglais, hébreu).
L’intellectuel juif : une figure née de l’histoire
2N. Levy présente ce personnage comme une réponse à un modèle socioculturel né en Europe à la charnière du xxe siècle en réponse à deux phénomènes sociaux : l’antisémitisme et le sionisme. En France, c’est l’Affaire Dreyfus qui déclenche l’engagement des hommes de lettres dans la Cité, et parmi eux les premiers intellectuels juifs. « L’Affaire marque ainsi ce moment historique, qui provoque l’irruption des auteurs, des penseurs et des universitaires sur le devant de la scène publique en inaugurant la naissance de l’“intellectuel”. » (p. 37) Suit un développement détaillé sur le contexte historique de l’antisémitisme, l’importance du débat sur l’« appellation » des Juifs (p. 44‑49), l’assimilation et le rejet des Juifs du corps social. L’exemple de Proust rend particulièrement compte de la situation complexe de l’assimilation des Juifs, dans la mesure où il allie la représentation romanesque de deux « vices » : la judéité et l’homosexualité, thèmes « à la mode à l’époque de la rédaction de La Recherche », (p. 52) et qui font de l’Israélite une sorte d’animal grotesque, voire un personnage de théâtre. La figure de Bernard Lazare, jeune avocat, ardent défenseur de Dreyfus, contribue à la redéfinition de l’intellectuel juif précurseur qui sera désormais associé à la volonté de transgression. En 1925 est fondée la Revue Juive, dans laquelle est mise en avant l’importance de l’identité juive à travers le langage. C’est dans ce contexte que grandit Serge Doubrovsky (né en 1928) dont l’existence et l’identité seront à jamais marquées par la persécution nazie. Il insiste dans plusieurs de ses romans sur le lien entre le récit collectif et le récit individuel. Ainsi, la division de l’identité de S. Doubrovsky apparaît dans sa judéité même lorsqu’il revendique à la fois ses origines françaises maternelles et l’héritage culturel juif russe qu’il tient de son père. Mais S. Doubrovsky se réfère aussi constamment aux « écrivains mythiques de l’histoire littéraire française » (p. 72). L’un de ses romans s’intitule Un Amour de soi en hommage à Proust, mais c’est surtout à partir de l’autobiographie sartrienne que S. Doubrovsky va construire une œuvre tout entière empreinte du doute existentiel. Sans renier sa judéité, il opte pour une écriture narcissique, où l’expérience personnelle constitue le noyau de l’œuvre qui demeure liée à un traumatisme historique. À la suite de l’effondrement des idéologies de gauche, S. Doubrovsky se replie dans une solitude absolue et son écriture éclatée reflète la cassure opérée d’avec le monde extérieur. La décomposition syntaxique est de rigueur et il livre au lecteur sa vie « comme des fragments épars, des niveaux d’existence brisés, des phrases disjointes, des non‑coïncidences successives, voire simultanées1. »
L’intellectuel juif au pays de la liberté
3Aux États‑Unis, le terme « intellectuel » a été introduit dès la fin du xixe siècle dans son acception française. N. Levy analyse avec précision la mutation vécue par l’intellectuel américain dans la période de l’entre‑deux‑guerres, lorsqu’apparaît « l’intellectuel public » qui va à la rencontre de son public dans les coffee houses de Greenwich Village. « La ville moderne apparaît ainsi comme l’espace où l’intellectuel peut s’imprégner de vie sociale. » (p. 112) Après la Seconde Guerre mondiale, nombreux sont les écrivains, journalistes et éditeurs qui intègrent l’université pour mener à bien leur carrière. L’auteur explique comment s’opère la transformation progressive de l’intellectuel américain qui bascule de l’espace public à l’espace universitaire. L’écrivain Philip Roth en est le représentant le plus célèbre même si sa trajectoire demeure à mi‑chemin entre l’intellectuel public et universitaire. Dès ses premières œuvres, Ph. Roth est hanté lui aussi par la question de l’identité et du conflit entre l’univers juif et non‑juif en Amérique. Le roman étudié par N. Levy, La Tache, est une saga romanesque de la political correctness, phénomène social qui apparaît en Amérique avec les théories postmodernes de Derrida et d’autres philosophes français. Ph. Roth démonte cette théorie visant à l’origine à la libération de la pensée et du langage et qui, à la suite d’enjeux politiques, est employée par le pouvoir à des fins répressives2. La Tache présente deux personnages d’intellectuels stéréotypés, Coleman Silk et Delphine Roux, qui illustrent la rencontre de la France et des États‑Unis dans le contexte des sciences humaines. N. Levy étudie minutieusement ce roman‑pièce de théâtre où la mise en scène d’un procès fait à l’enseignant américain permet à Ph. Roth d’exposer son point de vue sur les intellectuels français et américains. En bonne comparatiste, l’auteur se réfère longuement au roman de Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être qui décrit le désarroi des intellectuels tchèques face au Printemps de Prague.
Israël, le « lieu3 » & l’intellectuel juif
4Israël est le troisième lieu où N. Levy explore la figure de l’intellectuel juif. C’est dans le dernier tiers du xixe siècle que la Russie s’impose comme le berceau de l’intelligentsia, et elle inspire par sa littérature et son nihilisme révolutionnaire toute une génération de jeunes Juifs russes qui adhèrent au mouvement de libération de leur peuple.
5A. B. Yehoshua fait partie des écrivains de la « génération de l’État ». Ses œuvres décrivent les nombreux problèmes sociaux du jeune État. Dans le même temps, l’intervention de l’écrivain dans les débats publics israéliens et son engagement intellectuel pour certaines causes politiques renvoient à une tradition juive bien établie en Europe centrale et orientale au xixe siècle, « lorsque les écrivains, mais aussi les biblistes, les scientifiques, les philosophes et les artistes, contribuaient activement à la création d’une nouvelle culture hébraïque » (p. 219). Dans La Mariée libérée, Yohanan Rivline, comme A. B. Yehoshua, se préoccupe de questions concernant Israël. Le choix de son métier d’orientaliste annonce d’emblée au lecteur le sujet principal de l’intrigue, à savoir mieux connaître la communauté arabe vivant en Israël ou dans les territoires occupés. Les interrogations de Riveline à travers tout le roman témoignent de la nécessité pour l’écrivain de se rapprocher des voisins arabes car, à ses yeux, ils font partie de l’identité israélienne. La recherche universitaire de Rivline, qui a souvent recours à des idées reçues, semble parfois conventionnelle. Miller, un collègue chercheur, représentant de l’approche postmoderne, préfigure le déclin des théories orientalistes à la fin du xxe siècle, qui n’offrent pas de réponse aux problèmes actuels du monde arabe (p. 180). A. B. Yehoshua est dépeint non seulement comme « un sorcier conteur d’histoires », mais lui‑même ajoute à cette fonction la notion de responsabilité et défend le lien de l’écrivain à sa communauté. L’œuvre littéraire est pour lui le lieu d’une réflexion morale, où éthique et esthétique se combinent et fusionnent.
L’université & l’intertextualité dans les romans
6L’université est décrite comme un espace où dominent enjeux de pouvoir et rapports de séduction. Dans La Tache et La Mariée libérée l’université est représentée comme un lieu clos dont le fonctionnement est similaire à celui d’un état. N. Levy étudie la manière dont les écrivains constituent ce microcosme et ce, principalement, par le biais de l’intertextualité. Dans les trois œuvres, la référence explicite à Œdipe est étudiée. Chez A. B. Yehoshua et Ph. Roth, le lien entre l’individu et la communauté est exploré et enrichi par le tissu intertextuel du roman. Dans Le Livre brisé, S. Doubrovsky inscrit sa démarche personnelle à la lumière des Mots de Sartre afin de laisser sa propre trace dans l’histoire de la littérature.
L’identité & la transgression dans les romans
7Cette partie analyse l’attitude adoptée par l’intellectuel juif dans la sphère intime, et tout particulièrement son rapport à l’identité juive qui laisse plus d’une fois apparaître la tentation de la transgression à travers l’écriture.
8N. Levy définit cet élan vers la transgression comme une caractéristique du judaïsme depuis l’antiquité. En effet, explique‑t‑elle, « depuis le commencement du judaïsme, la révolte contre Dieu s’inscrit dans la tradition et constitue un mode d’expression, notamment chez les prophètes » (p. 348). Ce modèle de comportement, qui consiste dans la violation des règles établies par la communauté, par le pouvoir divin ou par un souverain extérieur, se trouve enraciné dans la culture et la conscience juives. Ainsi, S. Doubrovsky et Ph. Roth se rejoignent dans l’expression d’une sexualité débordante. Ph. Roth se fait provocateur lorsqu’il évoque dans Opération Shylock des théories qui proclament le retour des Juifs en diaspora. Dans La Mariée libérée, tous les personnages sont attirés par l’univers de l’Autre qu’ils aspirent à atteindre en pénétrant son territoire. L’auteur décrit cet espace qui mêle l’univers juif‑israélien à l’univers arabe‑israélien, un entre‑deux qui fait se rejoindre les deux cultures sous une forme hybride, à l’instar du festival de poésie à Ramallah où le dibbuk de la mystique juive rejoint la poésie populaire palestinienne.
9L’écriture elle‑même devient transgression, surtout chez S. Doubrovsky qui imite l’oralité et qui, tout en se réclamant du style de Céline, procède par inversion macabre :
[i]l s’agit de subvertir une écriture passionnément antisémite, afin de produire une écriture profondément juive qui s’ancre dans le destin de son peuple. (p. 389)
10Dans La Mariée libérée, l’histoire de la violation d’un tabou est au cœur même de l’intrigue. N. Levy analyse subtilement les trois sortes de tabous reliés à la transgression dans le roman de A. B. Yehoshua : l’anthropophagie, l’inceste et l’écrit. Dès lors que l’interdit éveille chez Rivline le désir de violation, les transgressions contaminent tous les niveaux de la narration. Le héros est toujours tenté de dépasser les frontières, géographiques, identitaires ou morales. L’espace géographique vole alors en éclats et les zones palestiniennes se confondent avec le territoire israélien4.
Identité & dédoublement : les figures du clivage
11Depuis les origines bibliques, l’identité juive dans toute sa complexité a souvent suscité chez les non‑juifs des réactions allant de la fascination à la haine. Mais de la même façon, au cours de l’histoire, les Juifs on été attirés par l’Autre, représenté par l’univers non‑juif. Pour A. B. Yehoshua, même après la création de l’État d’Israël, ce désir de s’approprier l’identité de l’Autre subsiste et régit les rapports entre Juifs et Arabes en Israël. Semblablement, selon N. Levy, Ph. Roth et S. Doubrovsky exposent une identité juive à la fois double et clivée qu’ils dépeignent à travers leurs personnages et qui traduit bien cette division interne du personnage juif. L’auteur évoque dans Opération Shylock, le personnage de Moishé Pipik, un imposteur qui dit être Philip Roth. Dans La Tache, Ph. Roth l’écrivain imagine un changement d’identité en transformant Coleman Silk de Noir en Juif. Chez S. Doubrovsky, l’Occupation a provoqué chez l’écrivain un choc identitaire qu’il ressent comme une brisure de son existence qui doit être remplie par les mots. Toute son œuvre traduit ce perpétuel mouvement d’exil, une coupure incessante qu’il fait également accomplir à sa langue.
***
12Nurit Levy insiste sur le fait que, dès sa « naissance », l’intellectuel est marqué par une dimension de libération et d’opposition. S. Doubrovsky et Ph. Roth se situent dans « cette lignée d’auteurs qui ne cessent de provoquer le lecteur par une violation des règles de l’écriture, par l’exhibitionnisme littéraire et l’auto‑dégradation de soi, par la récupération des phrases ou du style antisémite et par la sur‑monstration de la puissance masculine5 » (p. 456). Si A. B. Yehoshua ne laisse rien percevoir de son intimité, en revanche, dans ses références aux grands tabous de l’humanité, il soulève les interrogations sur les pulsions humaines les plus profondes.
13La question de la dualité est également centrale dans les trois œuvres et l’intellectuel juif semble à jamais marqué par la scission de son identité. À l’ère du postmodernisme, la figure de l’intellectuel juif est remise en question dans son rapport à la société, à l’Autre, et à sa propre identité à travers le microcosme universitaire où le savoir est désormais dominé par les rapports de force et non plus par la connaissance de soi et du monde.