Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mars 2017 (volume 18, numéro 3)
titre article
Valérie Jacob-Blanchemanche

En/quête d’auteurs, sur les traces d’une possible revie littéraire ?

Contre l’oubli. Vingt écrivains français du XXe siècle à redécouvrir, sous la direction de François Ouellet, Montréal : Éditions Nota bene, coll. « NB poche», 2015, 307 p., EAN 9782895185109

1Dans sa préface, François Ouellet nous prévient, l’entreprise entamée est modeste1. En effet, les chiffres sont implacables : « 98% des écrivains du xxe siècle » (p.10) ont disparu de l’histoire littéraire et donc de notre patrimoine culturel. En choisir vingt, à remettre en lumière, c’est choisir d’ouvrir certaines portes et d’en laisser d’autres fermées. Onze chercheurs se penchent ainsi sur des écrivains décédés, essentiellement des romanciers, que des éditeurs ont récemment, souvent avec parcimonie, réédités. L’ouvrage se propose alors d’ordonner cette recherche en présentant pour chaque article un déroulement similaire : une biographie pertinente mêle éléments de vie et création littéraire, l’article se terminant par une bibliographie de/autour de l’écrivain en question. La méthodologie employée questionne la sélection opérée par toute histoire littéraire et suppute la possible renaissance d’un écrivain.

Une poétique de l’enquête

2Le procédé ici à l’œuvre consiste à présenter la biographie de ces écrivains oubliés et à faire émerger les éléments susceptibles de faire comprendre pourquoi, malgré des qualités littéraires sûres, ils n’ont plus été édités pendant des décennies. Plusieurs réponses se dégagent des différents articles. La cause la plus évidente concerne la concurrence qui se joue dans l’univers des lettres. Côtoyant souvent les grands noms de la littérature française du siècle précédent, les écrivains oubliés souffrent de ces ombres trop grandes qui les cachent définitivement aux yeux des lecteurs. Ce fut le cas pour Valentine de Saint-Point « figure oubliée de l’avant-garde parisienne des années 1910 » (p.13) évoquée par Élodie Gaden. Roger de Lafforest, décrit par François Ouellet comme l’« ami de Jean Cocteau, de Maurice Sachs et de Blaise Cendrars » (p.231), est un autre exemple d’écrivain voué à l’oubli, cette fois-ci pour des raisons politiques.

3D’autres, au contraire, se révoltent contre les théoriciens des mouvements littéraires dont ils sont les contemporains. Ils se marginalisent par conviction mais cette liberté les condamne à demeurer dans le silence. Gilles Losseroy présente ainsi le radical Georges Ribemont Dessaignes :

Grâce à sa pièce L’Empereur de Chine, écrite en 1916, le groupe dadaïste le reconnaît immédiatement comme l’un des siens. Pamphlétaire hors pair, il devient l’un des plus radicaux polémistes du mouvement. Son refus d’obédience au dogme surréaliste le conduit à rompre avec André Breton et à se rapprocher de Georges Bataille, avec qui il partage une fascination certaine pour le bas et le sordide. Sa production littéraire hors du commun fait de lui le collaborateur assidu d’une multitude de publications. Parcourir la bibliographie de Ribemont–Dessaignes, c’est croiser la plupart des revues littéraires de la première moitié du xxe siècle. (p.115)

4Un vaste espace semble séparer les écrivains reconnus et le « collaborateur d’une multitude de publications ».

5L’histoire d’une nation, son temps historique et son histoire littéraire ne connaissent pas que des unions heureuses. Ainsi certains auteurs souffriront d’être en avance sur leur temps. Morts « avant l’heure », ils n’ont pas pu faire émerger leurs écrits. Natacha Vas-Deyre, en présentant Régis Messac, insiste sur les mérites d’un théoricien visionnaire de la littérature, « un connaisseur érudit de ce qui allait devenir la science-fiction moderne » (p.196).

6À contrario, quelques courants littéraires ne trouvent plus de résonances dans la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ainsi, Patrick Bergeron évoque le cas de Marc Bernard qui « a cofondé le groupe des écrivains prolétariens en 1932 ». La reconnaissance de son travail est réelle : il obtient le prix Goncourt2 en 1942 après l’attribution du prix Interallié pour Anny, publié en 1934. Mais certaines fidélités lui seront fâcheuses, il « s’engage même en faveur du père des Rougon-Macquart à une époque où une bonne partie de l’intelligentsia le condamne et le tient toujours pour obscène » (p.212). Marc Bernard semble avoir souffert de ne plus « être de son temps ».

7Enfin, la critique littéraire peine à classer certains auteurs. Le prolifique romancier Jean Cassou en fait partie. Éric Vauthier souligne l’injustice dont est victime celui dont l’œuvre littéraire est saluée par « Max Jacob, Joë Bousquet et Louis Aragon » (p.143). Pour lui, l’explication se situe dans une réception difficile car pour lire Jean Cassou il ne faut pas se référer à la seule culture hexagonale :

Difficilement classable, parfois déconcertante malgré une forme limpide, pour ne pas dire classique, l’œuvre fictionnelle de Cassou échappe pour une large part aux normes hexagonales. Pour l’appréhender, il convient de prendre en compte aussi bien les racines ibériques de l’auteur que sa passion pour les lettres septentrionales. (p.144)

8La poétique de l’enquête trouve sans doute sa source dans les liens forts mis à nu entre biographie et bibliographie présentées dans cet essai.

Écrivains de fictions ou fictions d’écrivains

9Force est de constater que les enquêtes mises à jour dans cet essai ne sont pas résolues. Chaque article se termine par une bibliographie, souvent exhaustive, de l’écrivain dont il s’agit. Or, peu d’ouvrages sont réédités à ce jour. Le lecteur est donc bien amené à se lancer lui aussi dans cette quête qui suppose flânerie chez les bouquinistes, collectionneurs et autres dénicheurs. À l’heure où beaucoup regrettent le peu de temps accordé aux livres sur un rayonnage de librairie, on conviendra que cette plongée dans la recherche du livre oublié ne manque pas de piquant. Les biographies elles-mêmes sont sources d’investigations, les écrivains choisissant parfois de publier sous différents pseudonymes. Le cas de Renée Dunan, analysé par Patrick Bergeron, est très parlant :

D’emblée, les pseudonymes fusent : Luce Borromée, Chiquita, Laure Héon, A. R. Lyssa, Ethel Mac Singh, Léa Saint-Didier, bientôt suivis de Louise Dormienne, Renée Caméra, Marcelle Lapompe, A. de Saint-Henriette et M. de Steinthal, dans lequel il est tentant d’apercevoir un clin d’œil à Casanova de Seingalt et à Stendhal. Deux autres pseudonymes, Ky et Ky C. (autrement dit « Qui », « Qui c’est » ou « Qui sait »), semblent narguer le lecteur posthumément. (p.73)

10Ce jeu de cache-cache entre le lectorat et le mystérieux écrivain dont on ne connaît de source sûre ni le nom, ni le sexe, devient même complexe en l’absence de médiateurs. Ainsi Patrick Bergeron rappelle que « sans péritexte (introduction, préface ou postface), le lecteur ne peut hélas compter que sur lui-même » (p.80). Sans savoir si la signature3 est un pseudonyme ou non, Renée Dunan entraîne le lecteur dans une lecture où l’écrivain de fictions est peut-être d’abord une fiction d’un écrivain. Patrick Bergeron évoque également la biographie complexe de la baronne Hélène d’Oettingen, pour qui « une seule vie ne suffisait pas […] car elle s’inventa trois alter ego masculins » (p.173). Malheureusement, la plupart des écrits de cette auteure aux multiples facettes restent inédits à ce jour. Autre exemple tout aussi passionnant : le cas de François Fosca, que relève François Ouellet. François Fosca est le pseudonyme de Georges de Traz, sous lequel l’écrivain publie de 1923 à 1933 un roman d’aventure puis des romans psychologiques. À partir de 1937, Georges de Traz s’intéresse au roman policier, publie toujours sous le même pseudonyme tout en inventant une sorte de canular littéraire :

En fait, Fosca se dissimule sous un habile stratagème : il a inventé un auteur anglais portant le nom de Peter Coram, dont il prétend traduire les romans. La critique s’y laissa prendre facilement. […] Le stratagème fonctionna d’autant mieux que Fosca, tout en « traduisant » Peter Coram, traduisait aussi de « vrais auteurs », sans compter qu’il lui arrivait aussi, parfois, de signer un polar sous le nom de Fosca… (p.94)

11La supercherie est à ce jour encore peu connue. Mais comme les romans écrits sous le pseudonyme de Peter Coram ne sont pour l’instant pas réédités, la plaisanterie littéraire tourne court. Ne faut-il pas lire dans cette surenchère de pseudonymes l’incapacité ou la simple volonté de l’écrivain de se refuser à endosser une posture littéraire4 ? La question n’est pas posée dans cet essai, mais doit-on se contenter de l’idée de plaisanterie devant les exemples pluriels d’auteurs qui finissent par disparaître dans l’avalanche de leurs noms d’emprunt ? Un élément me semble absent dans cette enquête. En effet, nulle indication sur les raisons qui motivent les éditeurs à rééditer certains textes. Dans le cas de François Fosca, seul le premier roman, son unique roman d’aventures est réédité sans que l’on en connaisse la motivation. L’œuvre de Jean Malaquais, au contraire, connaît une réédition importante mais cet essai n’explique pas les raisons qui ont conduit les Éditions Phébus et Cherche midi à ces rééditions. Cet oubli est d’autant plus regrettable que l’histoire de la publication de certains textes participe sans doute de l’intérêt potentiel de ces mêmes écrits. Le Journal de Mireille Havet, en cours de publication, vient relancer l’intérêt pour une jeune écrivaine décédée à seulement 33 ans sans avoir eu le temps d’émerger dans la sphère littéraire. Et la trouvaille de la petite–fille de l’amie de l’auteure semble être l’incipit d’un roman d’aventure, comme le suggère Patrick Bergeron :

En 1995, Dominique Tiry, la petite-fille de Ludmila Savitzky, repéra, en inspectant une fuite d’eau dans le grenier de sa maison de campagne en Touraine, une vieille malle qui n’avait jamais attiré son attention auparavant. S’y trouvait le journal de Mireille Havet, un ensemble de cahiers soigneusement numérotés, souvent annotés et si minutieusement établis qu’ils semblaient fin mûrs pour la publication. […] Fait remarquable : ces cahiers, écrits avec zèle et exaltation, ne comportent presque pas de ratures. La retranscription de ce « journal-monstre », selon l’expression de Philippe Lejeune, eut tôt fait de révéler une diariste de haute volée qui a bien failli ne jamais trouver son lectorat. (p.31)

12La belle découverte nous amène à réfléchir sur les degrés de dépendance de la vie intime d’un écrivain et sa création littéraire. Dans quelle mesure le destin tragique ne sert–il pas la motivation de prendre en compte des écrits, en dehors de l’étude de leurs contenus ? Bruno Curatolo dresse un portrait « en escalier » de l’écrivain André Baillon. En comparant l’escalier biographique et l’escalier des écrits, Bruno Curatolo nous montre bien qu’il s’agit d’une seule et même ascension. Il conclut ainsi la biographie : « Sic transit un homme qui aimait les femmes, rarement une par une, et la littérature, pourvu qu’elle soit le miroir, si possible à trois faces, de la vie quotidienne » (p48). Le souvenir d’André Baillon n’est dès lors possible qu’à travers l’existence de l’écrivain et de ses textes :

Quoique peu banale, la vie de Baillon n’aurait laissé aucune trace – ou cicatrice, dirait André Malraux – sur la surface du globe s’il ne l’avait transposée dans ses romans et dans certaines de ses nouvelles ; on peut distinguer deux lignes, même s’il leur arrive de se croiser, celle de la folie, au sens pathologique, et celle de l’amour, au sens multiple du terme, le tout sur fond autobiographique, on l’aura compris. (p48)

13On s’aperçoit également à la lecture de cet ouvrage que les écrivains qui ont mis un terme à leur carrière littéraire pour se tourner vers d’autres professions disparaissent rapidement du champ de vision éditorial. Ce fut le cas d’André Berge, étudié par François Ouellet. Cofondateur d’une revue littéraire, issu d’une famille « politisée et lettrée » (p.127), il écrit son premier roman à l’âge de vingt ans. Cinq autres romans suivront, puis, en 1933, André Berge arrête définitivement sa carrière littéraire et se tourne vers la pédagogie, la médecine et la psychanalyse. En 1995 paraît une anthologie André Berge : écrivain, psychanalyste, éducateur mais l’homme de lettres a disparu sous l’homme de sciences et aucun roman n’est à ce jour réédité.

Une auctorialisation5posthume est-elle possible ?

14Tous les écrivains mentionnés dans cet essai ont publié de leur vivant, ont parfois obtenu des prix et la reconnaissance de leurs pairs. Pourquoi disparaissent-ils alors ou même n’apparaissent-ils pas dans les livres d’histoire littéraire ? À quoi tient la réédition de ces livres oubliés ? Une première réponse se dessine au travers d’études menées autour de ces textes. Sao Kéo ou le bonheur immobile est un roman de Pierre Billotey publié en 1930 puis réédité en 1995 par une maison d’édition spécialisée dans les livres sur l’Asie. Paul Kawczak relie cette publication récente à une autre, diffusée la même année, celle d’un historien qui s’est penché sur l’idéologie coloniale en France et qui prend le roman comme exemple. À lire l’article, on mesure cependant la faible portée de cette mention, Paul Kawczak précisant que le nom de Pierre Billotey ne se trouverait dans aucune histoire littéraire. Dans certains cas on découvre des études menées à la fois du temps de l’écrivain puis repris par un regard actualisé. L’essai le plus ancien concernant Valentine de Saint-Point date de 1912 et le plus récent de 2003 (p.27) ce qui fait dire à Élodie Gaden qu’il s’agit d’une « redécouverte sensible ». Marcelle Sauvageot, présentée par Patrick Bergeron, est décédée prématurément en 1934, en laissant une seule œuvre, Laissez-moi (commentaire). Or pas moins de quatre éditions récentes publient ce texte accompagné de préfaces et/ou de notes. À l’inverse, un auteur prolifique comme René Laporte semble voué à demeurer dans l’oubli car malgré une (et une seule) réédition d’un de ses romans en 2012, aucune recherche ne semble avoir été faite à son sujet. Le même constat est fait par Bruno Curatolo au sujet de l’auteure Paule Régnier. Si trois ouvrages paraissent dans les années qui suivent tout de suite son suicide en 1950, rien n’a été réédité par la suite. L’essai Contre l’oubli a donc bien pour vocation de susciter chez le lecteur/chercheur une curiosité qui permettrait une (re)vie littéraire6, car celle-ci est rendue possible grâce à des médiateurs qui font découvrir ou redécouvrir le potentiel d’un texte.

15Le cas de Pierre Luccin, mis en perspective avec les autres écrivains oubliés, est significatif. Cyril Piroux relate le parcours d’un auteur miné par les affres de la Seconde Guerre mondiale et qui stoppe en 1947 une carrière d’écrivain. Presque une quarantaine d’années seront nécessaires pour le voir réapparaître :

Sans doute son œuvre, un peu trop acerbe dans l’après-guerre, devait-elle vieillir un peu pour être appréciée aujourd’hui à sa juste valeur. En 1982, Gallimard réédite La Taupe, amorçant ainsi la réhabilitation de Luccin. Des articles suivront sur son œuvre et sa vie. La presse locale s’empare du sujet. Raphaël Sorin se rendra lui-même à Tabanac pour rencontrer l’écrivain. En 1996, une adaptation cinématographique de La Taupe sera l’occasion de quelques interviews avec Michel Polac. Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Observateur, s’intéressera à La Confession impossible, rééditée par les Éditions Finitude en 2007. (p.297‑298)

16Il est le seul écrivain dont une des œuvres ait été portée à l’écran. Aucun autre texte mentionné dans cet essai n’a bénéficié d’une adaptation théâtrale ou cinématographique. Si un succès littéraire peut engendrer des adaptations diverses, faut-il considérer que, sans écho culturel, un texte et son auteur ne peuvent que sombrer dans l’oubli ? L’ouvrage publié sous la direction de François Ouellet ne donne pas de réponses, mais son « cri » contre l’oubli est un appel pressant à la recherche, à la mise en place d’un réseau de médiateurs capables de créer de la revie littéraire.