Les Essais de Montaigne ou la fin du mâle alpha de la philosophie ?
Le genre sceptique
1Les Essais de Montaigne, œuvre philosophique ou littéraire ? Nous avons depuis longtemps relativisé la sanctuarisation des Lumières1 et surmonté le demi-mépris dans lequel Hegel tenait Montaigne (et l’inséparable Charron)2. Plus récemment, Ian Maclean a donné le coup de grâce à ceux qui douteraient encore que l’auteur des Essais fût un philosophe au sens courant du terme3 — son œuvre est au demeurant inscrite depuis 1993 au programme de l’Agrégation de philosophie. L’abondante, et apparemment intarissable, production critique en provenance de ce champ prouve que la question a été réglée, en dépit des dénégations de l’auteur lui-même4 — question qui ne réside sans doute pas tant dans la catégorie que nous croyons devoir assigner à l’œuvre que dans la position que nous choisissons d’adopter à son égard. Celle-ci est en premier lieu déterminée par notre propre formation et l’environnement dans lequel nous travaillons. Mais nul ne fera dire à Montaigne ce qu’il n’a pas dit.
2Isabelle Krier, qui enseigne la philosophie, sait que toute entreprise de lecture des Essais est soumise à un principe que les littéraires suivent pour ainsi dire à la lettre, le principe philologique : « la démarche a donc consisté ici à partir du texte, et seulement de lui » (p. 24). Ce que je ferai à mon tour, bien que non philosophe de formation ni de profession : un littéraire rend donc compte d’une lecture philosophique d’un auteur pris tantôt pour un littéraire, tantôt pour un philosophe. De tels croisements ne sont pas nouveaux. Néanmoins, il faut reconnaître que c’est du côté des philosophes que la tendance à s’ouvrir à l’autre bord s’est révélée la plus forte, les questions portant sur la forme de l’expression s’étant révélées de plus en plus pressantes dans un champ où celle-ci est longtemps demeurée en retrait des préoccupations des historiens de la philosophie, ou des sciences (en témoigne le sort fait à Descartes5).
3L’étude d’I. Krier ne porte pas exclusivement sur l’Apologie de Raimond de Sebonde, le texte qui pendant des siècles a constitué une lice où lecteurs et exégètes ont promu l’auteur en philosophe de tel ou tel bord. De nos jours, un quasi-consensus s’est établi, auquel elle se rallie : Montaigne est un philosophe sceptique et c’est à travers l’ensemble des Essais que l’on peut appréhender les formes de ce « nouveau pyrrhonisme » (p. 17), pensée cohérente, affirmative, voire virulente. Ainsi entreprend-elle de redécouvrir la pluralité des points de vue derrière l’invariance apparente du discours ou de récuser la conception atemporelle de la différence des sexes par l’historicisme (p 12).
4L’étude comporte un double enjeu : montrer que « la thématique des femmes acquiert dans les Essais un contenu philosophique original » (p. 15) et que, « malgré les images convenues d’un auteur contradictoire et changeant, mêlant hardiesse et convention, Montaigne est beaucoup plus cohérent qu’on a voulu le croire dans ses propos sur les femmes » (p. 16). La pensée de Montaigne quant au « rapport des sexes » (p. 11) s’impose donc par deux traits essentiels : l’unité et la nouveauté. Il faut insister sur le premier, tant les Essais, cette « énigme » (p. 25, 59, 65, 87), brouillent les pistes par « l’instabilité ontologique » (p. 35) propre à la démarche sceptique. Le déchiffrage et l’exégèse des passages examinés font tenir la clef de lecture dans cette appartenance à l’école pyrrhonienne.
Composition de l’ouvrage
5L’ouvrage se compose d’un prologue, huit chapitres6 et un épilogue. L’analyse débute par un exposé sur « le scepticisme de Montaigne », ce « pyrrhonien moderne ». Après un rappel historique sur les deux orientations du courant de pensée antique, suivant Pyrrhon et Sextus Empiricus, l’auteure insiste sur le caractère affirmatif, on pourrait dire dogmatique, puisqu’opposé à la « distance froide » caractérisant la suspension du jugement, de la pensée montaignienne qu’influencent aussi le matérialisme et l’hédonisme antiques. On ne peut donc que s’étonner de l’absence, dans la bibliographie critique convoquée (Richard Popkin, Marcel Conche, Frédéric Brahami, Jean-Paul Dumont), des travaux de Gianni Paganini, en particulier Skepsis, son étude consacrée aux sceptiques modernes. S’éloignant des conclusions de Popkin, celui-ci inaugure son travail par l’analyse de « la redécouverte du phénomène » chez Montaigne7, chapitre qui permet à la fois de préciser sa place dans l’histoire de la philosophie ainsi que l’importance de sa lecture de la traduction de Sextus Empiricus par Gentiane Hervet éditée en 1564. Pour I. Krier, le scepticisme moderne de Montaigne, travaillé par le mouvement perpétuel de la pensée, le conduit ainsi à « brouiller le paradigme traditionnel masculin/féminin » (p. 43).
6L’auteure a choisi de ne pas organiser thématiquement les huit chapitres formant le corps de l’analyse, en se refusant donc à des relevés du type « Montaigne et les femmes » ou « la question du mariage chez Montaigne ». On peut voir dans le choix de cette composition le refus, heuristiquement sain, de systématiser le propos de Montaigne, parfois si imprévisible et incertain. Voici, sommairement, les rubriques dans lesquelles s’organisent les contenus thématiques de détail. Les deux premiers chapitres, « Perturbations dans le genre » et « L’identité en question », relèvent de la thématique du genre en ce qu’ils interrogent la définition du genre et du sexe mise en œuvre dans les Essais. Les quatre chapitres suivants s’organisent par figures de pensée ou procédés d’argumentation typiques de la « rhétorique sceptique » (p. 89) : « Renversement », « Déplacement et/ou réhabilitation inattendue », « Réduction à l’absurde », « Apologie paradoxale ». Y sont traités les thèmes clefs suivants : éducation, corps, mariage, érotisme, pouvoir, sorcellerie, amour.
7Le dernier chapitre, intitulé « Construction d’une communauté autre » porte sur les éléments paratextuels et post-textuels liés à la question du féminin dans le livre et dans la vie de Montaigne, notamment les dédicataires et Marie de Gournay, fille d’alliance de l’auteur des Essais et féministe. Une des conclusions de cette étude est que, selon l’auteure, la pensée de Montaigne incline vers « une plus grande égalité des sexes dans la répartition des rôles » (p. 38, voir aussi p. 290).
8L’enquête d’I. Krier à travers les Essais ne manque donc pas d’objets textuels finement passés au crible de l’analyse. C’est là le mérite premier d’une telle entreprise que de chercher à y voir plus clair en s’engageant dans le labyrinthe du texte et à en discerner les significations possibles. Souvent le travail d’exégèse la conduit à rectifier stéréotypes, jugements courants ou conclusions hâtives de la critique traditionnelle. Au sortir de cette lecture, même si l’on n’est pas toujours d’accord avec l’auteure sur certains points, il est acquis que la question du genre, loin d’être oiseuse ou le produit d’un effet de mode, se trouve au centre des problématiques, sinon de l’auteur des Essais, du moins de leur mise en œuvre. Si l’on ne peut pas avancer que Montaigne l’a lui-même formulée de manière unitaire, elle forme bien un faisceau de questions, que la critique contemporaine réunit sous ce chef, auxquelles, de manière plus ou moins clairement consciente voire engagée, il s’est trouvé confronté à un moment ou un autre et à un degré ou un autre de son existence et de ses réflexions. Aussi, si l’on partage avec elle l’impression que les Essais sont une énigme, la clef sceptique aide non seulement à réunir des pistes mais aussi à en indiquer des directions possibles ou nécessaires. Ceci suffit à faire figurer le propos d’I. Krier parmi les études dont ne sauraient ignorer l’existence, non seulement les montaignistes, mais aussi les historiens du féminisme et de la question ici soulevée.
Prudence et audaces
9Fort heureusement, dans son exégèse, l’auteure ne cherche pas à délivrer coûte que coûte des certitudes, préférant aux assertions définitives les formules de précaution, toute une stylistique de la concession, voire de la réticence, presque un « effet de sourdine ». D’où le recours fréquent aux figures de la prudence herméneutique ; ainsi, pour ne prendre qu’un exemple :
L’hypothèse de la présente étude [chapitre V] est qu’il est possible de lire « De l’affection des pères aux enfants » comme une satire philosophique de la famille traditionnelle, sans négliger la valeur des commentaires précédents. (p. 160)
10Hypothèse d’une possibilité de lecture non exclusive… On serait tenté d’y voir du scepticisme en bonne et due forme. Cette posture n’ôte en rien l’intérêt de la proposition, qui prend place naturellement, et sans heurts, aux côtés des précédentes, comprenons, dans la tradition de l’exégèse montaignienne. Sans parler de posture montaignienne, par quasi-mimétisme ou intériorisation de la démarche mise en examen, il faut reconnaître que pousser le texte dans ses retranchements répond au contrat de lecture initial. Entraîner la conviction du lecteur ou ébranler des certitudes bien assises repose sur la force des arguments dont, suivant la méthode adoptée, seuls texte et contexte disposent. Ici, l’analyse politique de la question du gouvernement des femmes, la gynécocratie, bat le rappel des conceptions d’Aristote et de Jean Bodin, côté « prédécesseurs » de Montaigne (p. 162), et, côté critique contemporaine, rectifie l’analyse d’Antoine Compagnon au sujet du topos de l’amitié parentale, finissant par asséner cette conclusion lapidaire : « La comédie parentale n’échappe pas à la satire sceptique » (p. 166). Les gidiens apprécieront.
11Nombreux sont les passages où la méthode de l’auteure fait la preuve de sa pertinence. Parfois, le propos pourra sembler engagé, voire friser la violence herméneutique. Mais dans ce cas, le lecteur se demandera s’il en va de ses propres appréhensions ou bien si ce n’est pas le possibilisme (au sens argumentatif) de l’auteure qui, par contraste, donne à certaines analyses une couleur inhabituelle, audacieuse. L’on peut être porté à exercer ce droit de retrait lorsqu’il s’agit de porter le regard très en avant, comme il est de rigueur chez les historiens de la philosophie séduits par la chasse aux précurseurs. Cette question implique sans la recouvrir celle de la « modernité ». Dans le cas de Montaigne, elle mérite toujours qu’on la questionne (c’est même sans doute la question par excellence qui jouxte celle du sens des Essais), l’auteure en signale quelques aspects (p. 107, 213) — mais le sujet en question n’est-il pas déjà la preuve de cette modernité ? Cependant, que son relativisme anti-essentialiste portant sur la distinction masculin/féminin (p. 75-76, 249) fasse de lui un précurseur de Deleuze et de la philosophie de la différence, suscite le doute quant à l’intention philologique initiale. Il faut signaler l’équilibre toujours rendu, à un moment ou à un autre, fragile entre ce principe et les pratiques herméneutiques.
Le genre discutable
12Le chapitre III de cette étude est consacré à l’identité, question fondamentale, fondatrice même des gender studies avec l’œuvre de Judith Butler, comme le rappelle l’auteure au début. Dans la première partie du chapitre, intitulée « L’homme insoluble », I. Krier examine le discours montaignien sur la nature humaine et en conclut que celle-ci « n’est pas plus accessible que la subjectivité singulière », ce qui par conséquent met en cause la possibilité d’une définition du genre sexué (p. 70), bref ce trouble lancé dans le genre par la philosophe américaine en 19908. Deux thèmes sont examinés : le genre chez les Amérindiens, qui, pour l’auteure, suggère une « inversion des rôles », dans ces « modèles de société plus libres et plus égalitaires », que Montaigne envisagerait comme « une éventualité dérangeante mettant en cause le prétendu universalisme de la domination masculine » (p. 77) ; des cas singuliers relatés dans les Essais et le Journal de voyage.
13Je m’intéresserai au second thème, dans la partie intitulée « Le sexe indécis » parce que ce passage d’une dizaine de pages (p. 77-87) me semble bien refléter les problèmes auxquels la critique contemporaine peut se trouver confrontée et signale les limites de certaines des conclusions qu’elle est amenée à proposer.
14Dans le premier cas, il s’agit de filles ayant vécu en hommes, dans le second, de changement de sexe concernant des filles devenues garçons. L’auteure mène son analyse dans le cadre de l’épistémologie de la monstruosité à la Renaissance, se référant à l’édition par Jean Céard du traité Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré. Une première remarque s’impose : le premier cas relaté, de transsexualisme, ne relève pas de cette problématique. La monstruosité s’explique par la loi naturelle, elle fait l’objet du discours médical, tandis que le travestissement relève de celle des hommes. Qu’une femme vive en homme constitue une usurpation d’identité et un « abus », crime passible de la peine de mort. On pense à Martin Guerre9. Dans l’affaire de Chaumont, relatée dans le Journal de voyage, Mary, qui a vécu vêtue « en masle », « fut pendue pour des inventions illicites à supplir [suppléer] au défaut de son sexe10 ». La transgenre de Chaumont occupe l’une des trois histoires « mémorables », entre les quatre-vingt-sept ans de la douairière de Guise de Bourbon et un cas de changement de sexe. Un point a dû exciter la curiosité de Montaigne et de ses compagnons de route, c’est que toutes trois mettent en scène des femmes et « l’ordinaire foiblesse du sexe11 ». Malgré le contre-exemple de l’ingambe octogénaire, les deux autres cas ne donnaient-ils pas la preuve mémorable que la condition masculine est la meilleure ?
15Comme le rappelle l’auteure, le cas de changement de sexe fait l’objet d’une réécriture dans les Essais (I, 21). Que Montaigne n’y ait pas repris, loin de là, toutes les aventures et anecdotes rapportées dans le journal ne confère que plus d’importance aux reprises et aux variations qu’elles présentent.
16Parmi les « monstres » dont traite Ambroise Paré se trouvent les hermaphrodites. Leur existence, indiscutable, fait l’objet d’un chapitre placé entre ceux des grossesses multiples (chapitre V) et des changements de sexe (VII). Les deux chapitres qui précèdent celui-ci ont en commun de présenter des cas prenant leur cause dans la semence, ou plutôt les semences, la « génération » étant le produit de la semence et de l’homme et de la femme. Suivant Aristote, Paré explique que « la redondance de la matière » entraîne la naissance de jumeaux ou de plusieurs enfants12 alors que les hermaphrodites proviennent d’une même cause, la « superabondance de matiere ». Ces créatures, aussi nommées androgynes, sont des « enfans qui naissent avec double membre genital, l’un masculin, l’autre feminin13 ». Les éditions de l’époque donnent deux illustrations, expurgées par Malgaigne, un adulte à l’apparence masculine, des gémeaux, munis, de façon claire et distincte, des deux sexes mis côte à côte.
17En revanche, toute différente est la question des changements (en latin mutatio) de sexe. Il n’y a pas coexistence physionomique des membres génitaux mais substitution de l’un par l’autre, du féminin par le masculin. Pour bien les distinguer, on peut dire, dans un cas, qu’on naît hermaphrodite, dans l’autre, qu’on peut naître femme et devenir homme. De même que, sur un plan général, la phylogenèse s’oppose à l’ontogenèse, les deux situations sont exclusives l’une de l’autre. À un hermaphrodite (Paré en énumère de quatre types), il faut assigner un sexe en se basant sur des critères physiques et moraux ; le statut du genre requiert une expertise médicale ; tout abus par la suite peut être aussi puni de mort. Quant au changement de sexe, lui aussi avéré par des témoignages dignes de foi, il se produit dans des circonstances particulières « avec le temps14 ». Il ne peut se produire que dans un sens, de la femme vers l’homme. Juridiquement, l’assignation à sexe résulte de l’expertise médicale et, comme le précise Paré, d’une décision ecclésiastique et collective, en présence de l’« assemblée du peuple ». On peut penser que, comme pour l’assignation du sexe de l’hermaphrodite, elle se fonde sur des critères comportementaux15, par conséquent des éléments de notoriété publique. Retenons donc que l’histoire de Germain Garnier ne ressortit pas à la problématique de l’hermaphrodisme ou du transgenre.
Il y a un os
18I. Krier ne mentionne pas les travaux, devenus classiques dans les études de genre, de Thomas Laqueur sur la ruine du « same sex model » (modèle du sexe unique) à l’époque des Lumières. L’historien américain a rappelé que jusque-là le corps féminin est pensé d’après le masculin, d’où, par exemple, les vagins phalliques sur les planches d’anatomie : créature imparfaite, la femme est un homme inachevé. Cependant, le calendrier de Laqueur, et ses conséquences dans l’histoire des idées, doit être avancé d’au moins deux siècles, comme Michael Stolberg l’a montré16. La critique repose sur la première représentation d’un squelette féminin due au médecin bâlois Félix Platter dans son De corporis humani structura et usu17. Or, dix-neuf jours après l’étape de Vitry-le-François d’où la petite troupe part le 11 octobre 1580, Montaigne rend visite au célèbre médecin, qui fait voir « et chez lui et en l’école publique des anatomies entières d’hommes morts qui se tiennent18 ». Platter avait-il déjà décerné l’os dit anonyme qui distingue structurellement les sexes ? Ce détail de poids n’est alors pas resté longuement inaperçu19.
19Il est sans doute significatif que, lorsqu’il aborde le cas de changement de sexe, Montaigne n’allègue pas les poètes latins Ovide et Ausone, pourtant fort bien connus de lui. Lorsqu’il fait référence au devin Tirésias20, qui a changé de sexe mais, à l’envers de ce qu’admettent les médecins de son temps, en homme devenu femme, Montaigne cherche à répondre à la question des besoins sexuels. Jean Wier évacue la référence antique de toute discussion sérieuse. Montaigne ne les convoque pas non plus alors qu’ils auraient pu fournir un argument de poids à un véritable trouble dans le genre étant donné qu’ils ne connaissent pas de sens unique au changement de sexe.
20Un autre argument de l’auteure en faveur de l’instabilité générique chez Montaigne est le fait que, contrairement à Paré, il n’explique pas le changement de sexe par la nature mais par la force de l’« imagination » : « En renvoyant l’appartenance genrée à l’imagination, Montaigne met en cause l’essentialisme et le naturalisme hiérarchique des sexes » (p. 84). Tout le passage qui suit (p. 84-87) expose la thèse la plus engagée de l’auteure. Le lecteur comprend que pour Montaigne le genre n’est plus qu’une construction mentale et que ses réflexions « sur l’hermaphrodisme perturbent les clivages habituellement admis entre les catégories du masculin et du féminin et rendent l’appartenance sexuelle plus indécise » (p. 86).
21Ce biais antinaturaliste semble d’autant plus significatif que, je le rappelle ici, Montaigne a parfaitement conscience des virtualités de la semence humaine :
Quel monstre est-ce, que ceste goutte de semence, dequoy nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations de nos peres ? Ceste goutte d’eau, où loge elle ce nombre infiny de formes21 ?
22Il est vrai que l’imagination revêt une importance décisive dans l’anthropologie montaignienne. Dans le cas de Germain, que Montaigne délaisse le champ de la causalité corporelle du changement de sexe, terrain des médecins, pour embrasser l’explication psychologique fait comprendre combien il diverge de l’« opinion majoritaire » (p. 83). J’ajouterais que la récriture22 dans les Essais de l’histoire de Germain Garnier semble le fruit de l’imagination de l’auteur. La première version est formelle, les voyageurs n’ont pas vu Germain : « Nous ne le sûmes voir parce qu’il était au village ». Or, dans les Essais, Montaigne, comme Paré sur ce point, se porte témoin direct : « Je peu voir un homme […]23 ». La force de l’imagination est donc ici portée à son comble. Il ne suffit pas de dire avec John O´Brien que « le phallus et son activité imprévisible seraient le symbole de l’imagination24 ». Le récit figure dans le chapitre consacré à cette faculté, « si continuellement et si vigoureusement attachée » au sexe qu’elle est en mesure, explique Montaigne, d’« incorporer, une fois pour toutes, » un pénis chez les filles : l’image intérieure produit l’objet extérieur. On ne saurait parler d’hermaphroditisme : le sexe, féminin, est assigné dès le départ et l’explication montaignienne fait concevoir, dans « cette sorte d’accident », un sexe adventice, non coexistant et originel. La question demeure : pourquoi recourir à une psychosomatique ? Une autre explication que celle de Krier peut être avancée : le misiâtrisme (antimédicalisme)25 de Montaigne. Le corps a ses lois que la médecine ignore et, de surcroît, feint de connaître en imposant son système dogmatique de connaissance et ses « fausses promesses26 ». L’explication déviante de Montaigne par celle de la puissance de ce qu’on appellera plus tard « la folle du logis » n’est en tout cas pas ad hoc. Elle s’inscrit bien dans son scepticisme antimédical mais n’est pas réversible puisqu’elle ne concerne que les femmes. Ajoutons pour finir la part de plaisanterie, signe de la domination masculine, qu’il y a dans cette étiologie sexuelle. Dominique Brancher voit dans le chapitre un « procès burlesque autour de l’"indocile liberté de ce membre"27 ». J’ajouterai que dans les deux versions, l’histoire de Marie Germain finit par une chanson que les filles entonnent « de peur de devenir garçons » (« mâles » dans le journal). Décidément, toutes les femmes ne sont pas soucieuses de suppléer au « défaut » de leur sexe.
Montaigne & le corps instable
23Comme l’a rappelé Alain Legros, les mots pour désigner le phallus sont pléthore sous la plume de Montaigne, le sexe féminin étant voué à la portion congrue28, pour ne pas dire à « l’irreprésentable29 » dans le texte (mais pas en peinture dans la « librairie »). La stylostatistique, en particulier dans le champ lexical, ne prouve rien mais fournit un indice de familiarité et de tendances sémantiques. En outre, la représentation du corps féminin est minoritaire dans les Essais — Montaigne n’est pas Ronsard.
24Toutes les considérations qui précèdent ne portent que sur un passage restreint de l’étude d’I. Krier, et ne conduisent point à en limiter l’intérêt ni à détourner de sa lecture. Elles incitent à penser que la thèse centrale des études de genre est désormais heuristiquement indispensable mais que ses conclusions ne s’ajustent pas forcément à la lecture, si serrée soit-elle, de la rhapsodie montaignienne. Peut-être l’analyse du scepticisme de Montaigne a-t-elle souffert d’un manque d’attention au discours (anti)médical de l’auteur des Essais, texte (bâti sur la pierre) d’un malade. Le droit, sa science de formation, fait l’objet d’un retour sceptique, ce qu’I. Krier étudie avec pertinence et force de conviction à propos des thèmes majeurs du mariage et de la vie domestique ou des sorcières. Mais la médecine se révèle le parent pauvre de l’analyse (voir p. 229) alors que c’est sur cette visibilité hétérodoxe que, au dix-septième siècle, on attaquera avec virulence l’auteur des Essais30.
25Pilier des savoirs et des pouvoirs d’ancien régime, la médecine est convoquée dans le chapitre III à propos du corps masculin, à commencer (et finir ?) par celui de Montaigne pour Montaigne. Pour l’auteure, Montaigne voit dans le genre « une fiction » (p. 86), par conséquent une mise en cause des logiques hiérarchiques. Je préfère défendre l’hypothèse, plus en retrait, du trouble dans la masculinité étant donné que le point de vue existentiel forclôt la perspective théorique. L’indécision, si indécision il y a en ce qui concerne l’attribution générique, relève de ce que Friedrich appelait son « individualisme qualitatif31 ». Elle ne porte pas sur le monde mais concerne sa personne, jamais plus nue que lorsqu’elle dit le corps, une fois la pensée logique débarrassée de ses oripeaux, autant que faire se peut, par le travail sceptique. En revanche, une telle perspective critique ne s’enferme pas dans les apories de l’individualisme idéologique, pas plus que, l’auteure montre le contraire tout au long de son étude, elle n’empêche une intervention sur le monde. Je me rapproche ainsi des conclusions de Biancamaria Fontana :
Dans son analyse [Montaigne], la question de la domination est indissociable de celle de l’autorité. On peut lire les Essais comme une critique approfondie du principe d’autorité sous tous ses aspects : épistémologique, religieux, scientifique et historique aussi bien que politique et social32.
26Montaigne partage en gros les certitudes de son époque, dont celle de la distinction des sexes. Il la critique à travers une multiplicité de phénomènes, comme le montre I. Krier, en particulier là où les pesanteurs institutionnelles écrasent l’individu par leur cruauté ou l’affaiblissent par leur absurdité. Montaigne, qui tenait à échapper au stable, n’est en fin de compte pas sceptique en tout et pour tout.
Le sexe affaibli
27Finissons-en, à l’instar d’I. Krier, par un recadrage, prudent et pondéré, de la question de l’instable sur le queer (p. 292-293). « D’une manière assez analogue, Montaigne admet que les catégories masculines ou féminines sont mobiles […] ». Affaire d’identité et de représentations que je considérerai par ce biais : traverserait les Essais la certitude troublante d’être homme. À défaut de pouvoir être imputée à Montaigne lui-même qui ne semble pas s’être plaint de son statut33, pareille hypothèse invite à sonder des éléments qui entretiennent l’instabilité même du lecteur, lequel ne sait jamais trop où il en est, à côté, en face ou au-dedans du peintre de soi : la faute à la tendance profondément altéritaire de sa pensée. La quête de soi implique l’altérité de l’autre34 : dès sa jeunesse, explique Montaigne, il fut « dressé à mirer [s]a vie dans celle d’autruy » (III, 13, p. 1123/1076). Cet autre peut être l’autre du genre humain : « Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. » (II, 12). Mais aussi l’autre du mâle. Il faut alors s'arrêter sur une phrase, moins anodine qu’il n’y paraît : ayant mis en garde ses semblables dans la fréquentation des femmes (III, 3, p. 866/824), Montaigne avertit plus loin celles-ci du danger à trop parler et, pour ce faire, s’imagine femme : « Si j’estoy en leur place » (III, 5, p. 906/863), que John Florio traduit joliment par « Were I in their clothes35 ».
28Dans le passage d’I. Krier cité plus haut, je me suis arrêté au terme mobile. Albert Thibaudet a parlé du « mobilisme » de Montaigne, avec, d’ailleurs, des connotations douteuses36. C’est, philosophiquement parlant, au sens de son créateur, Alphonse Chide, que je m’en empare ici. Éléate, partisan de l’Un, il s’oppose aux « défenseurs du Multiple, de la logification pluralitaire et mobile, qui […] déchaînent contre les ratiocinations frêles de l’éléatisme les vagues énormes du réel37 ». Les Essais aussi dé-chaînent le réel contemporain, troublent le jeu des certitudes premières. Mais je ne partage pas avec Isabelle Krier l’idée, dans la suite de la phrase, que pour Montaigne les catégories du genre seraient « indépendantes du biologique » et qu’« il reconnaît que les différences sexuelles incombent principalement à des constructions culturelles ». C’est à mon sens commettre un forcing herméneutique à l’aide de l’argumentaire anachronique opposant une science forgée par la rationalité moderne et le culturel pour n’aboutir à rien de moins qu’à appliquer à la pensée de Montaigne le théorème queer.En revanche, le potentiel hétérodoxe de l’altérité montaignienne mise à l’œvre dans un texte auquel l’auteur a lié son destin (mon livre, c’est moi) peut aussi s’appréhender à travers les phénomènes de réception portant sur l’un et l’autre, indissolublement. Ainsi le poison dans notre queue (in cauda venenum) sera-t-il la féminisation de Montaigne qui a eu cours entre la disparition de l’auteur et l’invention du concept queer. Deux symptômes décrits sous forme interrogative : pourquoi, dans les années 1960 à Liévin (Pas-de-Calais), avoir baptisé de son nom le collège des filles et Descartes celui des garçons ? Et qu’est-ce qui incite des inconnus à farder de rouge les lèvres de son bronze, rue des Écoles (Paris Ve) ? Une facétie warholienne ? un travestissement dégradant ou une affectivité queer post-moderne ? Montaigne s’amuserait sans doute de tout ce manège autour de son corps, preuve supplémentaire de l’incertitude de nos perceptions. Mais qu’y répondrait-il ? Peut-être ceci : qu’il souffre d’une « lesion enormissime » (III, 5, p. 931/887), ce que nous comprenons comme impuissance ou petit pénis. Il fait donc regarder ce que la périphrase juridique38 empêche de considérer comme une ostentatio genitalium profane. Cela signifie que, sans avoir attendu d’être « parmy des nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature » (Au Lecteur), ce bon civilisé se peint (presque) tout nu là où il se sent un peu moins homme, ruinant par avance la hiérarchie post-tridentine des plus qu’hommes, les théologiens39. Aveu d’un déficit qui interpelle notre modernité et illustre le retournement féministe qui veut que le « vrai sexe faible40 » soit celui que l’on ne pense pas. De même que le scepticisme des Essais mine les certitudes la raison, l’instabilité du genre serait le reflet du détrônement du philosophe comme figure genrée, autosuffisante et dûment sexuée — bref l’évacuation du mâle alpha comme penseur dominant.