Fiction & orthodoxie religieuse
1Dans ce livre, Mounira Chatti s’interroge sur les relations entre la fiction littéraire et des sociétés dominées par le religieux, en l’occurrence les sociétés arabo‑islamiques, rappelant que les mots « hérésie » et « nouveauté » ont lamême racine en langue arabe — « Fiction et hérésie, en langue arabe, sont les deux faces de la chose nouvellement inventée ou créée » (p. 7) note l’auteur, citant aussi Mohamed Arkoun et « les tabous qui font considérer toute innovation comme une impureté » (p. 173).
2À la fiction, du côté de l’imaginaire, de la fantaisie, de la chimère, s’opposent le réel, le vrai, l’authentique. La fiction, par sa nature, revendique sa liberté, démystifie la narration sacrée, engage une relecture de l’héritage et s’oppose, en cela, à une orthodoxie, qui repose sur une version unique et intangible de la vérité, dont l’auteur note finement qu’elle a substitué au nom de Dieu, celui d’islam, qui incarne davantage un pouvoir religieux temporel que le divin.
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3Questionnant les fondements identitaires et les représentations, la fiction apparaît en elle‑même comme subversive. C’est la thèse que développe la première partie du livre sous le titre « Procès de la fiction », et qui va être longuement analysée à travers un corpus d’écrivains de langue arabe et de langue française, principalement égyptiens et algériens, dans un choix où Égypte et Algérie jouent, selon l’auteur, un rôle emblématique.
4Un premier chapitre consacré à l’histoire de l’humanisme arabe montre ses tentatives d’émancipation face à un dogme qui interdit d’interpréter le Coran selon des perspectives mythiques et symboliques. Tentatives qui débutent dès le xe siècle et se déploient dans une riche littérature nommée « l’adab philosophique », dont Ibn Sîna (Avicenne), Ghazâlî, Ibn Rushd (Averroès) sont les figures exemplaires et avec l’exigence intellectuelle desquels renoue dès 1925 l’Égyptien Abd al-Râzik. Quarante années après, à Beyrouth, le penseur Jalal Sadiq al-‘Adhm, auteur de Critique de la pensée religieuse, se retrouvera face aux mêmes procès et condamnations. Ainsi replacé dans la perspective historique d’une histoire de l’hérésie, opposant orthodoxie religieuse et humanisme, le rôle de la fiction romanesque « grand phénomène des lettres arabes contemporaines » (p. 47) s’éclaire d’un plus large contexte, où sont aussi évoqués penseurs et poètes, tel Gibran, et où la perspective de déconstruction et de démythification inaugurée par Taha Hussein, dans sa volonté explicite de « douter des choses, dont il n’était pas permis de douter », prend tout son sens.
5Dans la mesure où le Coran est identifié à la langue divine et fonctionne comme noyau sacralisé de l’identité islamique, tout autre discours, dont le littéraire, peut apparaître comme superflu ou impossible. Se pose dès lors la question « en quelle langue écrire ? » que Mikhail Naimy formule dès 1923. Cette question de la langue déborde la seule préoccupation esthétique pour interroger les conditions mêmes de la naissance de la littérature arabe moderne et contemporaine. Elle soulève celle de l’arabe dialectal, celui de Kateb Yacine, par exemple, dans Mohamed prends ta valise et celle de la langue française, « butin de guerre » selon le mot du même auteur et que des romanciers contemporains de culture arabo‑musulmane continuent de solliciter comme un levier de changement. Non sans débat ni conflit d’ailleurs, quand sont évoqués « le complot francophone » ou un complot « orientaliste et sioniste », en ce qui concerne l’usage du français, de l’amazigh ou de l’arabe dialectal, qui, tous deux, menaceraient d’anéantir la langue « arabe une et unique ». Ces débats mettent à nu des tiraillements politiques, sociaux et religieux qui s’expriment à travers l’enjeu de la langue et se répercutent directement sur le champ littéraire traversé de vives controverses. Ainsi l’auteur pose‑t‑elle la question de savoir si la perspective post‑coloniale suffit pour rendre compte de l’œuvre francophone maghrébine, soulignant comment des voix originales, telle celle de Driss Chraïbi, troublent les fantasmes et les mythes identitaires en s’opposant à la schématisation, qui réduit à deux blocs, colonialiste et anticolonialiste, la question de la langue française.
6On ne peut ici tout citer d’une exploration des tensions entre fiction et orthodoxie, qui se traduisent aussi dans la critique littéraire. Ainsi le procès en hérésie intenté à Mahfûz, accusé d’imitation sacrilège des textes sacrés, se poursuit‑il dans la condamnation de l’expression du moi, telle qu’elle apparaît chez Nawal el Saadawi, dont les fictions autobiographiques et « féministes » sont écartées par la critique officielle. M. Chatti étudie ce qu’elle nomme « l’asymbolie » de celle‑ci, et, au terme d’une analyse détaillée de plusieurs controverses littéraires qui en dessine les contours, conclue que « le déni ou la peur de la fiction est prégnant dans le champ littéraire arabo‑islamique » (p. 99).
7C’est à travers un certain nombre de procédés littéraires que ces « scénographies hérétiques », titre de la seconde partie de l’ouvrage, bousculent les représentations dogmatiques, affichant, selon l’auteur, « leur rébellion contre les dogmes et les interdits esthétiques et éthiques qui jalonnent l’espace littéraire et culturel arabo‑islamique » (p. 105).
8Si la fiction littéraire est non seulement réceptrice, mais créatrice de mythes, elle devient, par sa nature même, concurrentielle d’une parole de vérité unique. Ce qui est redouté par une orthodoxie rigide est le pouvoir maïeutique de la fiction, qui revivifie les textes, y compris les textes sacrés, et introduit distance et humour irrévérencieux. Sont analysés là des textes qui puisent à la source coranique, dans un travestissement ou dans une remémoration non soumise à une lecture orthodoxe. C’est Taha Hussein mettant en scène avec humour les limites de la pratique de la mémorisation dans Al-Ayyâm (Le Livre des jours et La Traversée intérieure) ou Salim Bachi, qui, dans Le Silence de Mahomet, puise largement dans le Coran, dont « il suggère une interprétation poétique, créatrice et humaniste » (p. 107). C’est, chez Taha Hussein, la naissance du sujet, dont sont longuement exposés les procédés stylistiques — notamment le dhikr (rappel), envisagé « comme technique permettant l’émergence du sujet » (p. 113), le romancier puisant dans des procédés anciens « des procédures qu’il transforme, subvertit, dépasse » (p. 113). C’est la dualité entre dikhr et nakr (rappel et travestissement) qui est de même soulignée dès le prologue d’Awlâd hâratinâ (Les Fils de la Médina) de Nagîb Mahfûz et dont M. Chatti analyse les variations dans un chapitre ainsi intitulé, abordant la multiplicité des voix narratives comme la démystification des figures du passé avant d’entrer dans une exploration du « Trouble dans l’origine », où seront abordés plusieurs thèmes (mémorisation et oubli, meurtre du père, recréation de l’histoire) à travers, là encore, les exemples d’ouvrages de Nagîb Mafûz, Nawal el‑Saadawi, Kateb Yacine, Assia Djebar, Salim Bachi.
9La troisième partie du livre s’attache à la représentation de la violence historique. « Les fictions arabophones et francophones convoquent l’histoire et en font leur matériau de prédilection » (p. 173) écrit l’auteur, qui développe une étude approfondie de Al‑Aryyâm de Taha Hussein et surtout de Awlâd hâratinâ (Les Fils de la Médina) de Nagîb Mahfûz, où la fiction s’oppose à l’épopée. Alors que la première fige le temps, la seconde introduit un temps historique, où s’exprime un point de vue critique, distancié, prenant la liberté de réinterpréter et d’évaluer le passé. Avec Tahar Djaout et Le Dernier Été de la raison, c’est la violence contemporaine de l’islam politique radical qui est interrogée dans une mise en question de la tradition monothéiste comme porteuse de violence. Au radicalisme qui considère la littérature comme « dépravée », cette dernière oppose son humanisme. « Le temps inexorable » introduit par le fondamentalisme est théâtralisé dans un tribunal nocturne, qui fait écho au Procès de Kafka. De son côté, Salim Bachi convoque les débuts de l’islam pour éclairer le présent et répondre à la rhétorique fondamentaliste, quêtant des éléments de la tradition qu’il transforme en ressources poétiques ouvrant sur le divers, le trouble et l’impur. Alors que le prophète « vivait bien parmi les hommes » (p. 191), la dimension politique de l’islam radical est, elle, source de violence. Dans tous les cas, la fiction transforme la mythologie islamique stérilisée par la tradition, en mythes et savoirs producteurs de significations.
10Enfin, un dernier chapitre montre comment la fiction s’attaque à l’assise virile en introduisant des personnages féminins traditionnellement écartés de la vie de la Cité, notamment à travers l’exemple de Kateb Yacine, chez qui les femmes sont « les actrices de l’histoire et de son inscription à travers deux thèmes essentiels : la terre et la langue » (p. 197). Chez Nawal el‑Saadawi, la mort de toutes celles qui s’affirment comme sujets libres, met en scène des personnages écrasés par une macrostructure qui les annihile, et aussi bien les sœurs et les mères que les fils et les pères, tous pris dans une hiérarchie sexuelle asservissante. Tahar Djaout, de son côté, montre son héros errant dans une société qui porte un suaire en signe de mort.
11La condition faite aux femmes apparaît comme la condensation de la violence inhérente au radicalisme religieux. Dans Le Silence de Mahomet, Salim Bachi cherche d’ailleurs dans les débuts de l’islam des signes qui amèneraient à briser l’interprétation littérale du Coran. De même, Assia Djebar ressuscite les voix d’hier pour introduire les voix d’aujourd’hui, celles des filles d’Agar, et écarter la généalogie patriarcale au profit d’un nouveau récit de l’origine du point de vue féminin. De la même manière, dans Les Filles d’Allah, Nedim Gürsel, lui, se tourne vers les trois déesses des versets abrogés, utilisés déjà par Salman Rushdie.
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12Ce livre, amplement documenté et riche d’analyses précises, propose une approche de la littérature arabophone et francophone moderne et contemporaine sous l’angle particulier du rapport de la fiction et de l’orthodoxie religieuse, qui, sans prétendre en épuiser la richesse et la diversité, en souligne un axe important. Il éclaire aussi par le littéraire la question de la violence du radicalisme religieux, auquel l’islam ne se réduit pas, mais auxquels les romanciers arabes sont les premiers à se heurter, souvent objets de fatwas, de condamnations, de tentative d’assassinat de la part d’un pouvoir religieux qui les perçoit comme moteurs d’évolution et fauteurs de trouble.
13Le bilinguisme de l’auteur, elle‑même de culture arabo‑islamique, nourrit la connaissance approfondie du corpus, dont on peut penser qu’il regroupe les écrivains les plus subversifs de la période, mais qu’il reflète aussi les évolutions et les tensions d’une culture vivante, qui, à travers sa littérature, se détache de l’emprise religieuse et va vers une affirmation de son indépendance et de sa puissance créatrices.