Derrida de l'intérieur, Derrida de l'extérieur
« Le titre retenu pour cette séance aura été la question du style.
Mais – la femme sera mon sujet.
Il resterait à se demander si cela revient
au même — ou à l'autre1. »
1C'est pour étudier notamment l'énigmatique incipit — cité ici en épigraphe — d'un texte complexe, écrit par Jacques Derrida, et connu sous le titre d'Éperons. Les Styles de Nietzsche qu'une équipe de chercheurs en « Sciences du texte moderne » a été accueillie par la section « Sens, Texte, Informatique et Histoire » de l'école doctorale « Concepts et Langage » de la Sorbonne le 8 février 2014. Il en résulte le présent ouvrage qui réunit les contributions de sept chercheurs suivant trois orientations méthodologiques principales : stylistique (Bruno Clément, Alain Lhomme, Mathilde Vallespir), sémiotique (Jean‑François Bordron) et analyse du discours (Johannes Angermuller, Frédéric Cossuta et Dominique Maingueneau). Leur but est de développer un discours intelligible sur Jacques Derrida, ou sur les conditions d'intelligibilité du discours derridien, en déplaçant la méthode du discours philosophique vers d'autres sciences humaines. En ce sens, ce n'est pas un hasard que cet ouvrage collectif soit co‑dirigé par Dominique Maingueneau, et publié dans une collection dirigée par Frédéric Cossuta. En effet, ces retrouvailles indiquent la poursuite de l'entreprise sur la problématique de la constitution, inaugurée dans l'article « L'Analyse des discours constituants » de la revue Langages n°117, article publié en 1995. Dominique Maingueneau et Frédéric Cossuta proposaient alors le concept de « discours constituant » afin d’analyser un certain nombre de discours premiers, notamment les discours sacré et juridique. Ces discours fondateurs, au rang desquels on trouve également le texte philosophique, sont remis en question dans leur pouvoir, notamment le discours philosophique s’érigeant en discours suprême, empêchant ce juge de tous les autres discours, mais pouvant être jugé à son tour. Le discours philosophique analysé ici est d'un type particulier, étant donné qu'il s'agit de celui de Jacques Derrida, soit un discours philosophique dont le but est de déconstruire le discours philosophique, ce qui autorise la présente approche, ou l'interdit si l'on considère que seul est valide sur Jacques Derrida le discours d'un philosophe derridien. Une part de ces conférences se situe donc plutôt à l'intérieur du discours philosophique sur Derrida et l'autre à l'extérieur. Il s'agit ici de se poser la question de la lisibilité du discours derridien. Pour ce faire, on étudiera d'abord la question de la lecture en s'intéressant à l'histoire du texte, à sa forme et à son sens, avant de se poser celle de la place des figures dans le discours philosophique, ce qui invite avec Derrida à envisager un troisième et dernier angle, celui de la femme comme objet réel, textuel et fatal.
La question de la lecture
2Même si, conformément au titre, l'ensemble des contributions propose une lecture de Derrida, on note que deux conférences en particulier, à l'alpha et à l'oméga de l’ouvrage, en font le centre de leur propos, à savoir d'une part le propos inaugural de Frédéric Cossuta, sous le titre « Éperons. Les styles de Nietzsche. Un texte indéchiffrable ? », de l'autre le propos terminal d'Alain Lhomme : « Grammaire de l'indécidabilité ».
3Un appendice de l'introduction intitulé « Les inscriptions éditoriales du texte » (p. 10‑11) indique que le discours philosophique de Derrida ici étudié a d'abord fait l’objet, en 1972, d’une communication lors d'un colloque sur Nietzsche à Cerisy‑la‑Salle, intitulé « Nietzsche aujourd'hui : la question du style ». Il est ensuite publié un an plus tard, en 1973, sous forme d'actes de colloque2. Il devient ensuite, en 1976, Éperons. Les styles de Nietzsche, c'est‑à‑dire un livre en quatre langues, français, anglais, allemand et italien, aux éditions Corbo e fiori à Venise. Il est enfin publié en France, sous le même titre, en 19783. La labilité de l’histoire du texte en complexifie sa lecture.
4Dans l'article « Grammaire de l'indécidabilité », Alain Lhomme rappelle donc que le texte était à l'origine une conférence contenant ce que Derrida dénonce lui‑même en termes de « lourdeurs rhétoriques, pédagogiques et persuasives » (p. 106). Ces « défauts » se retrouvent dans les actes du colloque, mais disparaissent dans les deux versions du livre. La plupart des conférences du présent ouvrage réagissent au terme de « rhétorique » pour chercher les codes subvertis par Jacques Derrida. En effet, la question de la forme est particulièrement complexe chez ce philosophe de la déconstruction dont le but est de désarçonner le lecteur qui tente d'éperonner le texte pour en hâter la lecture. L'horizon de lecture de la conférence est donc insuffisant pour comprendre les enjeux de l'écriture derridienne.
5Frédéric Cossuta, dans « Éperons. Les styles de Nietzsche. Un texte indéchiffrable ? », se demande, non sans provocation, si Jacques Derrida est un philosophe lisible. Si la réponse est positive et implique une méthode de lecture, elle possède le mérite de souligner la difficulté de ce discours philosophique. Pour la comprendre, le conférencier propose une typologie des instabilités du discours derridien. La première est qualifiée de « topique » et pointe l'incertitude de l'objet du texte : le style, la femme. La seconde instabilité est « thétique » et s'interroge sur ce que Jacques Derrida dit de son objet incertain. La troisième et dernière est « herméneutique », renvoyant à l'interprétation du texte (p. 14‑15). Le but du philosophe serait de désemparer le lecteur qui ne sait pas de quoi on parle, ce que l’on veut en dire et ce que l’on peut en penser. Cette difficulté du discours derridien renvoie à l'obscurité d'une note de Nietzsche qui contient l'énoncé : « j'ai oublié mon parapluie ». Ainsi peut‑on interroger les limites de l’œuvre et de son extérieur en se demandant s’il s’agit d’un énoncé métaphorique, d’une simple boutade ou d’un énoncé qui n’appartient pas au discours philosophique.
Les figures dans le discours philosophique
6Si l'on admet que le discours derridien, malgré des difficultés, est lisible, il convient de mettre en œuvre des stratégies pour dépasser ces difficultés. Johannes Angermuller, dans « Lire le “déconstructivisme derridien” : de la subjectivité au discours philosophique », rappelle que Derrida a connu deux périodes. La première est celle dite de la déconstruction qui s'étend de De la grammatologie, La Voix et le phénomène et L'Écriture et la Différence en 1967 aux Marges de la philosophie en 1972. La seconde est qualifiée de « tournant littéraire » et englobe Glas en 1974 et Éperons en 1978. Or, le langage littéraire est bien souvent un langage figuré, ce qui constitue une piste de lecture reprise en particulier par deux conférences.
7La première conférence sur les figures du discours derridien est celle de Bruno Clément intitulée « S'accommoder aux figures. Derrida lecteur de Nietzsche ». Elle postule un fonctionnement allégorique du texte, corroboré par l'incipit qui fait de la femme l'autre nom du style. Le conférencier entreprend de démontrer que Derrida s'accommode aux figures pour développer son propos au lieu de s'accommoder des figures. En d'autres termes, la pensée derridienne joue avec les figures au lieu de se soumettre à elles comme à un répertoire imposé.
8L'autre conférence sur la question des figures est celle de Mathilde Vallespir intitulée « Théorie et pratique de la métaphore chez Derrida : figurer, défigurer, reconfigurer ». Le point de départ du chercheur est celui de la méfiance du langage philosophique envers les figures, attitude que l'on trouve notamment chez Locke. Mathilde Vallespir souligne un retournement de situation dans les sciences humaines au xxe siècle, en particulier en ce qui concerne la métaphore : Figures de Gérard Genette (1969‑1972), Rhétorique générale (1970), Discours, figure de Jean‑François Lyotard (1971), La Métaphore vive de Paul Ricoeur(1975). Elle cite également un essai du philosophe lui‑même sur « la métaphore dans le texte philosophique » intitulé « Mythologie blanche » en 1972. Le problème reste que l'usage derridien de la métaphore n'est pas réductible au remplacement du comparant par le comparé, mais à un va‑et‑vient constant entre les deux. Il ne s'agit pas, pour le philosophe, de figurer son propos, mais davantage de défigurer les figures pour reconfigurer le langage et pouvoir enfin figurer l'originalité de sa pensée.
La question de la femme
9La quatrième de couverture de la dernière édition du texte indique le titre que l'auteur regrette de ne pas avoir donné à sa publication : Femmes. L'importance de ce terme n'est plus à signaler ici, mais l'on peut rappeler l'importance de ce texte pour les études féministes.
10La femme de cette conférence peut d'abord se comprendre comme une femme réelle à laquelle la conférence serait adressée, la nouvelle liaison de Jacques Derrida à l'époque, Sylviane Agacinski. Mais la femme de cette conférence est, avant tout, pour Dominique Maingueneau dans « Par‑delà l'homme et la femme : l'énonciation », la femme fatale, étant donné que le thème est relié à une arme : l'éperon. Pour le chercheur, il ne s'agit pas d'un type, mais d'une question posée par l'artiste à la mort. En d'autres termes, il ne convient pas de chercher dans la femme fatale la question de la femme, mais celle de l'art. En conséquence, cette question de la femme cache, pour Derrida, celle de la philosophie, placée dans l'incipit entre identité et altérité. On peut alors se demander pourquoi Dominique Maingueneau ne place pas la question de l'énonciation « entre » l'homme et la femme mais « par‑delà », la solution se trouvant sans doute dans la référence morale nietzschéenne au bien et au mal dans un titre célèbre.
11La femme derridienne est donc une femme textuelle puisque, comme Jean‑François Bordron le rappelle dans « Derrida et l'expérience de l'image », elle est assimilée à l'écriture, et l'homme au style. En outre, on trouve trois propositions sur la femme dans le texte. Les deux premières sont antithétiques et consistent à considérer la femme tantôt comme une puissance de mensonge et tantôt comme une puissance de vérité, avant de la synthétiser comme puissance dionysiaque. En d'autres termes, la femme permet d'interroger les concepts philosophiques fondamentaux de vérité et de fausseté, mais aussi et surtout de les renvoyer dos à dos aux profits des concepts nietzschéens d'ordre et de désordre, symbolisés respectivement par Apollon et Dionysos dans La Naissance de la tragédie.
12En conclusion, ce recueil de conférences se propose comme un ensemble de lectures de Derrida, plus précisément d'un texte complexe et subtil dont le titre et la longueur ont varié à quatre reprises. Ce texte énigmatique qui commence, ou presque, par l'énoncé « la femme sera mon sujet » pour se terminer par « la femme n'aura pas été mon sujet » est un texte qui invite à se poser la question de l'éperon, emblème hermétique du discours derridien et anagramme du mot « réponse ». On peut donc penser que la réponse se trouve toujours dans la question lorsqu'elle est posée explicitement. C'est la raison pour laquelle il revient à présent au lecteur de répondre à la question du titre en ouvrant ou non le livre.