Pour une anti‑polémologie du savoir. Les structures discursives de l’Occident
1Partageant le sentiment d’avoir fait le tour du monde pour en avoir trop appris, Bertrand Westphal s’écrie à la suite de Blaise Cendrars : « Je tourne dans la cage des méridiens comme un écureuil dans la sienne. » Le poème Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, d’où la citation est tirée, est une longue fresque familiale publiée à l’issue de la Grande Guerre, dans laquelle Blaise Cendrars suit les péripéties de ces aïeux éparpillés à la surface du globe. Frustré de tout savoir du monde, et de n’en rien connaître autrement que par procuration, le poète exprime un sentiment paradoxal dont l’écho est particulièrement fort pour la critique littéraire aujourd’hui.
2Bien connu pour l’importance majeure qu’il accorde à la représentation des espaces en littérature, Bertrand Westphal procède, dans La Cage des méridiens. La littérature et l’art contemporain face à la globalisation, à une incursion dans le champ théorique de la littérature mondiale. Donnant suite à La Géocritique. Réel, fiction, espace (2007) et au Monde plausible. Espace, lieu, carte (2011), deux essais publiés aux Éditions de Minuit qui avaient chacun marqué un tournant dans sa pensée, B. Westphal consacre son dernier ouvrage à la représentation du monde d’aujourd’hui, dit « global », dans la critique et les arts littéraires et plastiques. Conscient d’être tributaire d’un point de vue dominant sur le monde, qu’il identifie comme une vision occidentale hégémonique, B. Westphal n’a pas pour ambition d’apporter sa pierre à l’édifice théorique de la littérature mondiale, mais cherche au contraire à remettre cet ensemble de discours en perspective. Remettre en perspective les différentes pensées occidentales du monde qui, à bien y réfléchir, ne sont pas si divergentes les unes des autres, c’est finalement remettre en question la prétention de l’Occident à détenir le monopole de la pensée du monde, grillageant celui‑ci dans sa cage épistémologique. « Le besoin invétéré de couler l’espace ouvert dans un lieu clos est l’une des marques de fabrique de l’Occident », déclarait‑il déjà dans Le Monde plausible (p. 16‑17).
3Dès les premières pages, le lecteur sera surpris du ton assez personnel que l’essai prend par moments. S’adressant à un tu que le lecteur ne tarde pas à identifier comme le double textuel d’un je jamais énoncé, B. Westphal exprime dès le début son angoisse de critique enfermé dans ses propres paradigmes épistémologiques : « Mais toi […] qu’en est‑il de tes prisons ? […] c’est sans gloire que tu affrontes les lignes et les brisures de l’espace, mais tu te démènes comme un beau diable. C’est ta cage. C’est ton combat. C’est ta vie d’écureuil » (p. 12‑13). Décloisonner le regard porté sur le monde, c’est d’abord rendre celui‑ci à la pluralité de ses représentations possibles ; c’est aussi et surtout briser les prisons mentales de « l’homme occidental », dont le sentiment d’être à l’étroit dans un monde trop vaste traduit un enfermement symptomatique. On l’aura compris : le problème n’est pas exclusivement d’ordre théorique, puisque le cloisonnement intellectuel du monde se manifeste dans les nombreux murs et frontières érigés à la surface du globe. Or, les conditions de vie ne sont pas les mêmes selon le côté de la frontière où l’on se trouve. S’il en fallait une preuve, le mur en cours de construction entre les États‑Unis et le Mexique, ou la Méditerranée de plus en plus associée à un immense cimetière marin, rappellent les enjeux véritables d’une pensée du monde renouvelée.
Dé/centrer le regard sur le global
4« Indépendamment de leur arrière‑plan idéologique, la plupart des lectures de l’espace culturel relayées par les discours géopolitique, historique, économique ou sociologique s’entrecroisent. Elles dessinent en effet des aires qui, même si elles interagissent, demeurent foncièrement distinctes les unes des autres. Les positions d’Immanuel Wallerstein et de Samuel P. Huntington1 sont diamétralement opposées ; pourtant l’un et l’autre recourent à des stratégies de découpage analogues. Il est par ailleurs frappant que les hypothèses portant sur les aires culturelles globales aient toutes été formulées dans la sphère occidentale. Cela ne va pas sans soulever une série de questions. » (p. 88).
5Porter un regard hégémonique ou dominateur sur le monde ne résulte pas forcément d’une mauvaise intention. Que l’on cherche à comprendre le monde pour traquer ses inégalités, ou pour au contraire renforcer le sentiment d’une identité dans un réflexe sécuritaire, peut procéder d’une même opération mentale distinguant les instances énonciatrices des objets énoncés. Décentraliser les discours portés sur le monde apparaît alors comme une entrave nécessaire et bénéfique à leur tendance hégémonique. Les études postcoloniales, sur lesquelles B. Westphal revient amplement en se référant notamment à Ngũgĩ wa Thiong’o, Edward Said, Gayatri Spivak, Ramón Grosfoguel, Dipesh Chakrabarty2, le prônent depuis déjà trois décennies. Dans le quatrième chapitre de l’essai, « Le Plongeon », B. Westphal montre que l’art contemporain s’est fait le relais de cette nouvelle idéologie, en développant par exemple dans les domaines plastiques une vision holistique du monde et une esthétique de l’archipel visant à faire de celui‑ci un ensemble hétérarchique de périphéries ainsi mises sur un pied d’égalité. Les illustrations reproduisant les cartes giclées sur papier Hahnemühle (2007) de l’artiste Brigitte Williams3 figurent à cet égard un travail exemplaire de « la métaphore liquide » (p. 195) traitée par ces nouvelles formes d’expression qui décentralisent, ou dé‑continentalisent, la vision du global.
6Avant de décentraliser le discours sur le monde, encore faut‑il pouvoir le situer. La majeure partie de l’essai, soit les trois premiers chapitres, consiste ainsi à traquer l’origine de ce discours, en essayant de cerner la notion d’Occident et son épistémologie dominatrice. Le parcours analytique de B. Westphal dessine celle‑ci avec érudition et humour comme une « construction mentale » (p. 25‑26) insaisissable, qui force celui qui cherche à la penser à jouer à la marelle. « Le caillou est lancé. Un coup, il retombe en Amérique à condition de préférence qu’elle soit septentrionale ; un coup, il atterrit en Océanie, mais plutôt du côté de l’Australie ou de la Nouvelle‑Zélande ; un coup, il s’immobilise en Europe, mais, si possible, à bonne distance de la Turquie » (p. 26). « [C]onglomérat » (p. 136) multinational jamais vraiment identique à lui‑même, rassemblant des entités linguistiques, culturelles et socio‑économiques diverses, l’Occident se laisse le plus sûrement deviner comme une désignation idéologique des différentes aires dominantes du monde, tous domaines confondus. Par ailleurs, comme il s’agit du « centre » — qui n’en est pas un — à partir duquel les représentations hégémoniques du monde sont émises, l’Occident est également une désignation autoréférentielle, voire autotélique. B. Westphal se garde bien ainsi de circonscrire la notion en une entité cohérente, mais on peut regretter que celle‑ci ne soit pas étudiée de plus près en tant que telle4. Plutôt que de se pencher sur l’imaginaire constitutif de la notion d’Occident, qui semble le laisser sceptique, B. Westphal préfère traquer le processus de la désignation autoréférentielle dans la construction idéologique de sa « matrice européenne » (p. 51).
L’Europe, un « paysage mental tautologique »
7« Sans solution de continuité, [il y aurait] […] un lien entre Europe et Occident [qui] […] ferait de celui‑ci un prolongement rêvé de celui‑là, dont il aurait adopté l’histoire sublimée et partagé l’héritage si sélectif (les fameux invariants culturels) » (p. 50). Lisant les propos de Kundera, Yourcenar, Hofmannsthal et surtout de Valéry sur le sujet, B. Westphal identifie l’Europe comme un « paysage mental tautologique » (p. 14), dont l’identité auto‑attribuée repose sur une lecture idéalisée de son histoire. Il repère le socle des croyances à la base de l’idée d’Europe, qu’il appelle ironiquement une « sainte trinité » (p. 50) : « l’Athènes grecque, la Rome augustéenne, la Rome chrétienne » (p. 50). Ces « piliers présumés de l’Europe » (p. 52) sont « d’infrangibles colonnes de marbre » (p. 49) qu’il est difficile d’ébranler tant ces croyances sont profondément ancrées dans l’imaginaire collectif. L’idée d’Europe ne se déconstruit pas facilement, quoique B. Westphal parvienne aisément à démontrer la consubstantialité de l’auto‑désignation tautologique et des processus sélectifs de la construction identitaire. B. Westphal rappelle au passage que l’idée d’homo europaeus est née sous la plume de l’humaniste toscan Enea Silvio Piccolomini (le futur pape Pie II) lorsqu’il incita la Christianitas médiévale à prendre les armes contre l’Empire ottoman, après la prise de Constantinople en 1453. Plus clairement : l’« Europe était censée commencer là où s’arrêtait l’islam, et vice‑versa. » (p. 40). L’Europe, ainsi, est ce « continent qui se distingue par les clivages qu’il introduit. En ce qu’elle n’est pas autre chose, elle est ce qu’elle est » (p. 14).
8Cette affirmation est lourde de conséquences dans le contexte européen aujourd’hui ; elle montre la prégnance des mythes fondateurs d’une idéologie qu’il importe de déconstruire. À cet égard, B. Westphal relit les mythes d’Europe et d’Io, non grecs mais « méditerranéens » (p. 84), pour rappeler, à la suite de Martin Bernal5, l’héritage oublié de la Grèce, principalement phénicien et égyptien. La Méditerranée, c’est‑à‑dire son pourtour de villes et de régions à la jonction des religions et surtout des langues, et dont le parangon est Al‑Andalus, pourrait figurer le centre d’une idée d’Europe alternative et plus ouverte, à défaut d’occuper jusqu’à présent « le centre géométrique de sa hantise identitaire » (p. 49).
9Ce processus tautologique de construction identitaire n’est pas sans effet sur « le reste » du monde, pour reprendre la distinction de Stuart Hall, « the West and the Rest »6.En s’érigeant comme seul « tributaire de la vérité et de l’intelligence sans borne » (p. 51) que l’Europe tire de l’héritage exceptionnel qui lui confère sa grandeur supposée, l’Occident, à qui celle‑ci donne naissance, s’impose comme modèle civilisationnel ethnocentrique et universel :
Il est frappant de constater que la crise européenne et l’idée de civilisation ont continué de cohabiter tout au long du xxe siècle pour la plupart des intellectuels européens et/ou occidentaux […]. En somme, parler de la crise de l’Europe équivalait à parler de la crise d’une civilisation planétaire. L’équivalence a perduré. (p. 53‑54)
10 D’un glissement sémantique quasi imperceptible, on passe aisément d’« Europe » à « Occident », puis à « monde ». Le premier chapitre de l’ouvrage, « La Taupe », fait ainsi se rencontrer Kafka et La Fontaine. En reprenant la métaphore de Deleuze et Guattari7 pour désigner la littérature et la pensée européennes/occidentales dans leur aspect le plus introspectif, B. Westphal fait apparaître que la taupe européenne/occidentale quadrille le monde en s’élaborant comme un modèle universel, sans s’apercevoir de la partialité de son regard. La tautologie est donc une topologie, ou plutôt une « taupologie », calembour dont l’invention revient à Daniel Bensaïd8. « La morale de la fable s’impose : comme les galeries du terrier kafkaïen, l’environnement occidental tend à la clôture hermétique » (p. 102).
Imposer son propre modèle
11Dans le domaine de la théorie littéraire, auquel le deuxième chapitre de l’ouvrage se consacre, l’institution du canon procède explicitement de la modélisation des pratiques occidentales en référent universel. Le canon « consiste en un catalogue d’auteurs qui écrivent ; c’est une liste d’écrivants promus au rang d’écrivains immémoriaux » (p. 78). « [A]utorité vénérable » (p. 106), le canon établit la liste des textes et des genres pour désigner la littérature véritable, écartant dans le même mouvement les pratiques et les langues que les sociétés occidentales ne connaissent pas, par exemple les littératures orales d’Afrique. Le champ de la littérature mondiale est souvent critiqué pour opérer le glissement sémantique d’« occidental » à « universel » : « La littérature universelle est assimilée à la littérature occidentale ; la littérature est perçue au singulier, comme si cette littérature était la littérature, le même constat étant transposable à la théorie littéraire » (p. 80‑81). Le canon fonctionne donc comme un modèle qui ramène l’inconnu au connu, « traduit infini par indéfini et […] s’efforce de définir ce qui est à lire et à connaître » (p. 105). Il donne l’illusion d’organiser la production littéraire planétaire hiérarchisée selon ses normes, alors qu’il condamne à l’oubli ce qu’il ne sait pas intégrer. Cette partie de la littérature mondiale ignorée par le canon est ce que Margaret Cohen appelle « the great unread »9. Le cas des sphères littéraires ni occidentales ni condamnées à l’oubli se révèle ainsi le plus paradoxal ; en citant les propos de Magdi Youssef et de Ming Dong Gu par exemple10, B. Westphal explique qu’en examinant les littératures arabe et chinoise à la jauge du canon occidental, la critique est passée à côté des spécificités de ces littératures, et les a en même temps circonscrites en aires de « spécialité », parties intégrantes de sa théorie. B. Westphal représente ainsi le canon comme un « Dragon », qui donne son titre à ce chapitre : un corps reptilien à la longueur infinie qui centralise les nombreux membres qui lui sont rattachés.
12Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, « Le Lion », B. Westphal étend à l’ensemble de l’épistémologie occidentale cette manière de conquérir le monde par la modélisation de ses propres pratiques. Les tendances hégémoniques de l’épistémologie occidentale se manifestent dans l’élaboration de ses modèles comme étalons universels et s’expriment dans le « désir inassouvissable » (p. 105) de connaître le reste du monde. « L’universel est‑il universel ? En d’autres termes, la quête de l’universel est‑elle universelle ? » (p. 177). Est « universelle », donc, la vision du monde que se fait l’Occident et qu’il impose à tous, quia nominor leo. Pour le champ de la littérature mondiale, la bibliographie rassemblée pour cet ouvrage atteste que les débats ont moins lieu dans les universités européennes qu’américaines, où des anthologies de littérature mondiale sont régulièrement constituées, valorisant tout particulièrement la littérature transnationale anglophone. Au terme de ce parcours critique à cheval entre anthropologie et littérature, la notion d’Occident est définie comme une structure discursive, « lieu de la pensée de système et de la pensée continentale, […] lieu d’un monopole culturel âprement revendiqué » (p. 74).
Dedans/dehors
13« [U]n point de vue […], par définition, renvoie à une prise de position ancrée dans un environnement spécifique » (p. 138). Comment, dès lors, échapper au regard monofocal que l’Occident a établi sur le monde ? La traduction est le premier moyen évoqué pour faire l’expérience de l’altérité afin de rétablir la vision occidentale dans sa juste perspective : « Traduire suppose que chacun remette en question sa vision du monde et s’accorde à considérer les décalages consécutifs à son propre point de vue. » (p. 162). Les choses ne sont cependant pas si simples, et en commentant le travail d’Emily Apter et de Pascale Casanova à ce sujet, B. Westphal relève que la traduction peut décontextualiser textes, auteurs et expériences, et se mettre ainsi au service de l’expansionnisme culturel occidental qui en absorbe la différence. Et comment contester l’hégémonie hors des structures de pouvoir dans lequel l’Occident enferme le monde ? « Il est tellement plus commode de pointer les contradictions à partir du cœur de l’empire » (p. 95). Écrire dans une langue mineure peut certes avoir une signification politique immédiate, mais cela contribue souvent à la mise au ban de la sphère littéraire internationale. B. Westphal déclare à propos des auteurs africains qui font le choix d’écrire en langue vernaculaire : « On concourrait à « décoloniser l’esprit », mais on risquerait aussi de finir entre les quatre murs d’une prison, sans procès, pour avoir incommodé le pouvoir en place » (p. 93).
14Théoriquement, toute échappatoire hors de la pensée de système semble mener à une impasse. L’exercice de style auquel B. Westphal se livre dans les parties de son essai où il témoigne de certaines expériences littéraires/culturelles personnelles, marque néanmoins son effort pour s’extirper de « la cage des méridiens » par la pratique de l’écriture. En tant que critique littéraire, donc énonciateur de savoir, B. Westphal s’inscrit dans le canon et le modèle qu’il déconstruit par ailleurs ; il semble ainsi vouloir traquer son propre ancrage dans les sphères culturelles du global, en méditant sur ses lectures ou les expositions qu’il visite, comme le musée du Coca-Cola à Atlanta, Géorgie. Sa réflexion sur le global est donc combinée à son expérience du global, dont un bon exemple est une lecture de Batouala (1921) de René Maran, à l’Université de Caroline du Nord Charlotte où la majeure partie de La Cage des méridiens a été écrite11. Donné à la bibliothèque de Charlotte College (la future Université de Caroline du Nord Charlotte) en 1962, l’exemplaire sur lequel B. Westphal travaille fut acheté en Bulgarie en 1922 par un diplomate américain alors en poste en Europe. Par cet enchâssement « global » de différents lieux et époques, B. Westphal repère la position du savoir qu’il produit dans le temps et dans l’espace et restreint son propos dans les limites de sa contextualisation.
La nostalgie d’une discipline
15L’exercice de style combinant essai et « journal de pensée » empêche ainsi l’essayiste de se poser en producteur de savoir omniscient. Il n’est pour autant pas sûr qu’il parvienne à s’extraire de la « cage des méridiens », car le je qui s’exprime comme un tu semble renvoyer indéfiniment à la « cage d’écureuil » dans laquelle l’essayiste évolue. Paradoxalement, il remonte au cœur de la tautologie initiale, mais crée une boucle qui renvoie toujours plus au cloisonnement de la théorie. Le trait le plus caractéristique de ce phénomène résiderait sans doute dans la distinction radicale par laquelle B. Westphal divise littérature et art contemporain, dans l’écriture de son essai. La première est clairement rangée du côté de la théorie et du discours critique, tandis que le second est mis du côté de l’interprétation et de la pratique herméneutique. Précisément, alors que de nombreuses références littéraires étayent le propos critique et théorique de l’essai, seul l’art contemporain donne lieu à des hypothèses de lecture et d’interprétation qui éclairent le discours théorique. Toutes les propositions de concevoir autrement le global et de désamorcer le travail ségrégatif des frontières sur lesquelles B. Westphal s’arrête sont issues de l’art contemporain ; hormis les références littéraires plus ou moins canoniques de la littérature mondiale, tout se passe comme si la littérature contemporaine n’avait rien à dire ni à expérimenter sur le monde global aujourd’hui.
16Cette partition semble problématique car elle pose la question des liens que l’art contemporain entretient avec les structures de la globalisation. Comme B. Westphal le souligne, « le marché de l’art est exposé de manière spectaculaire aux lois de la consommation globale » (p. 245), c’est‑à‑dire à la logique néo‑libérale qui sous‑tend la globalisation. Or les artistes sur lesquels B. Westphal s’arrête semblent tous avoir une expérience plurielle du monde, se situant entre plusieurs pays, continents et langues par exemple, ce qui témoigne de leur capacité de parcourir le monde sans être gênés par les frontières12. Ils évoluent donc, de près ou de loin, dans les sphères globales dominantes. Il serait injustifié de faire de cet ensemble d’artistes un pan de la classe multinationale dominante, dont la globalisation sert les intérêts, mais la description de celle‑ci ne paraît pas étrangère à la situation de ceux‑là : « Ce petit groupe est géographiquement localisé. Il habite la partie du monde qui régit les frontières en fonction d’une logique où les capitaux circulent tandis que les individus sont immobilisés, sauf s’ils sont habilités à promouvoir la policy globale (une « pro‑motion », stricto sensu) » (p. 92‑93). Il semble révélateur qu’aucun artiste « national » ne soit mentionné, c’est‑à‑dire appartenant à une aire culturelle de moindre échelle et qui, a priori, ne fait pas l’expérience d’un passage de frontière.
17Le fait que la littérature contemporaine soit absente de l’essai, de même que l’art qui n’aurait pas d’ancrage dans les sphères du global, est problématique parce que cela confirme l’impression que, sorti des structures discursives et épistémologiques de l’Occident, le reste du monde est muet, et donc ne s’exprime pas sur le monde. B. Westphal déclarait déjà dans Le Monde plausible : « Lors du tournant de l’Histoire qu’entraîna le passage du Moyen Âge à la Renaissance, le surcroît de monde qui s’ouvrait devant les yeux des navigateurs se présenta comme un espace nu » (p. 155). L’inconnu, « nu » pour les premiers explorateurs de l’époque moderne, semble ici muet en ce que, hors des structures discursives de l’Occident, il semble n’y avoir aucun discours sur le monde, voire aucun discours tout court. « Lorsque, comme la taupe en son terrier, l’on oppose à l’Autre fantasmé des barrières et des murs, on finit soi‑même par se sentir à l’étroit. L’on s’enferme et restreint le champ de l’imaginaire, son chant aussi. » (p. 46) Le parcours dressé par B. Westphal semble alors reproduire le cercle vicieux dont il cherche à sortir, ainsi que l’illustre le jeu des pronoms je/tu qui renvoie le sujet à lui‑même : « Le voyage au bout du canon est un pèlerinage vers soi‑même et vers un tu qui se modèle sur une société régie par un panthéon. » (p. 106). Cela semble traduire l’enfermement symptomatique d’un décentrement impossible à réaliser. B. Westphal témoigne ainsi de la crise de la discipline comparatiste aujourd’hui, en butte aux obstacles qu’elle‑même a contribué à ériger. Une discipline nostalgique qui ne parvient pas à renoncer à sa prétention d’épuiser le monde en en maîtrisant l’ensemble des savoirs. Une discipline non seulement aveugle mais aussi sourde, qui tente par tous les moyens de porter un nouveau regard sur le monde, sans jamais se dire qu’elle pourrait commencer par lui tendre l’oreille, en s’enquérant de langues et de pratiques qui ne lui sont pas familières. Et pourtant, tout semble là pour éviter cet écueil : « Il ne suffit plus seulement de reconnaître l’Autre. Il ne s’agit surtout plus de prétendre faire de l’Autre un double de soi‑même. Il s’agirait plutôt de faire connaissance. » (p. 249)