Sous les apparences d’une illisibilité
1Codirigé par Bénédicte Gorrillot de l’Université Valenciennes et par Alain Lescart de Point Loma Nazarene University of San Diego, le collectif « L’illisibilité en questions1 » rassemble les actes du colloque international coorganisé par les deux universités, qui s’est tenu à San Diego en 2008 sous l’intitulé « Liberté, licence, illisibilité poétiques », autour de ses quatre invités d’honneur : Michel Deguy, Jean-Marie Gleize, Christian Prigent et Nathalie Quintane. C’est essentiellement à partir de leurs œuvres aux esthétiques, registres et sujets hétérogènes, parcourant différents moments de la littérature contemporaine, que les interventions s'organisent. Les entretiens et les études spécifiques s’attardant à leur travail respectif sont distribués en quatre chapitres, le cinquième chapitre réunit quant à lui des articles consacrés à d’autres œuvres de poésie française, contribuant ainsi à dresser une cartographie du champ contemporain. L’ouvrage offre également une bibliographie sélective mise à jour en 2013.
2Si la notion d’illisibilité qu’examine le collectif constitue inévitablement un amalgame qui recouvre nombre de tensions par sa nature relative — que ce soit sa définition même ou son caractère « non fixe » (p. 15) d’un point de vue historique, Bénédicte Gorrillot offre une ouverture habile et précautionneuse. Les différentes définitions qu’elle établit d'entrée de jeu contribuent à conférer à la notion sa spécificité, entre autres grâce à une typologie éclairante et fine qui nuance plutôt que de diviser. La notion phare renvoie d’abord à un « jugement » (p. 11) auquel est soumise la poésie française contemporaine. Une des questions de départ qui en résulte est la suivante : comment sortir d’une appréhension d’une illisibilité littéraire qui ne soit pas étroitement liée aux jugements de valeurs ou de réception, donc au strict point de vue du lecteur ?
3La riche problématique proposée a trait autant à des enjeux génériques et générationnels, qu’esthétiques, sans compter qu’elle parcourt aussi l’histoire de la poésie et de ses formes. L’un des apports du collectif est de se concentrer sur le genre poétique français postérieur à 1980. De plus, aux articles des chercheurs s’ajoutent des entretiens avec les invités d’honneur, lesquels apportent un éclairage indispensable au sujet mis en question, alors que les auteurs reviennent sur leur travail en empruntant la lunette des enjeux soulevés par l’illisibilité. Il résulte de cette approche des positions parfois fermes, d’autres fois plus paradoxales et il arrive, comme dans le cas de Christian Prigent, qu’elles aient eu le temps d’évoluer dans leur parcours.
4Au départ, la notion d’illisibilité semble une catégorie rigide, toutefois on s’aperçoit rapidement que chaque écrivain et chercheur la fait sienne en lui donnant des caractéristiques et modes de fonctionnement divers dans les textes observés, ce qui octroie beaucoup d’ampleur aux débats et réflexions. L’illisibilité mobilise plusieurs significations et attributs souvent connexes, parfois contraires et, comme en témoigne la typologie proposée par Gorrillot, l’illisibilité n’est pas une catégorie limitante. Les trois néologismes qu’elle soumet nuancent la notion en dépassant l’idée première d’une définition univoque (p. 14-15) : la « dis-lisibilité » renvoie aux obstacles de la réception, à la difficulté initiale de laquelle émerge le fameux « jugement », qui s’oppose à l’« eu-lisibilité », de l’ordre d’une parfaite lecture sans épreuve langagière, formelle ou sémantique ; finalement, l’« alter-lisibilité » met au contraire en place ces formes d’étrangetés. « La question de l’il-lisibilité ne peut donc se penser que par rapport à celles de l’alter et de la dis-lisibilité » (p. 14). On comprend que le niveau d’abstrusion d’un texte concerne les codes, le savoir, la culture du lecteur, sans compter l’effort qu’il est prêt à mettre pour pénétrer le texte. Gorrillot résume qu’à l’illisible on prête un critère d’« inadmissibilité », à la limite du « non-littéraire », qui s’oppose à un « admissible », « sensé » et « littéraire » (p. 15). Puis elle signale ce fait important : l’illisibilité n’est pas de l’ordre d’une essence, mais elle provient d’une « appréciation subjective » (p. 16) qui détermine la capacité au décodage. L’illisibilité, au moins depuis Mallarmé, concerne une « crise » du sens, l’écart fameux entre mots et choses. Bien fondamental également, rappelle Gorrillot, le fait que le critère d’illisibilité est mobile et n’est « fixé » ni dans une époque, ni dans une culture ou un espace géographique précis. Sa variabilité et sa soumission à de multiples tensions constituent certainement un des consensus du livre.
5La section des « Prologues » concentre les positions et réflexions de chaque écrivain sur la problématique mise en question dans l’ouvrage, avant qu’elles ne soient dépliées dans le chapitre qui leur est dédié. Ces textes permettent de saisir dès lors où ils se situent par rapport au thème des recherches poursuivies. Par la suite, les entretiens ont le rôle de détailler et de problématiser ces mêmes positions préliminaires.
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6Michel Deguy (« De l’illisibilité ») conçoit la lisibilité comme la possibilité d’une communication avec le lecteur. Pour lui, ce jugement dont souffre la poésie témoigne à la fois de l’ancienne « obscurité » qu’on lui reprochait déjà au temps des surréalistes (20), mais aussi d’une obscurité plus actuelle, vue d’un moins bon œil par l’écrivain, soit celle d’une poésie récente basée sur la performance, le numérique et la plasticité visuelle. Il y aurait définitivement une « [m]utation en cours » (29) d’une production qui ne reconnaît pas autant les héritages. Une illisibilité acceptable, selon une conception heideggerienne, serait pour lui celle qui place le lecteur face à un secret ou à un au-delà de la poésie à saisir, bien qu’il se dérobe.
7Christian Prigent (« Du sens de l’absence de sens ») aborde ce que Jean-Pierre Faye appelait dans les années 70 le « change des formes2 », soit un nécessaire renouvellement des formes poétiques afin de faire entendre quelque chose de l’ordre d’un « inouï » du langage et du monde, pour le dire comme Prigent,. L’essayiste considère qu’il est possible de concevoir une modernité qui s’actualise, se réactualise ; la littérature se doit de poursuivre la quête d’un « change éternel » (p. 31) qui en effet peut produire des effets d’illisibilité par son désir de nouveauté, effets qui sont eux aussi toujours en évolution. Si Gorrillot parle de l’aspect « non fixe » du critère d’illisibilité, Prigent le décrit similairement comme étant « déplaçable » (p. 31). Cette mobilité est intrinsèquement liée à l’histoire littéraire et à la sociologie de la littérature, l’illisibilité se convertit selon les habitudes et pratiques culturelles d’un lectorat. Qualifier la poésie de Mallarmé d’illisible, par exemple, réfère à son hermétisme, devenu un lieu commun de l’histoire littéraire et de la critique, même si, pour certains, il faut plutôt parler de densité polysémique. Prigent note que le critère peut autant concerner le lexique, l’idiolecte que « ce que Bataille appelait de ''grandes irrégularités de langage'' ». Devant un Réel (lacanien) obscur, il s’agit pour la littérature de lui répondre par une obscurité des formes, de la langue, cette correspondance contribue à « l’effet de vérité » qu’elle recherche. Illisibilité et obscurité vont de soi, il existe ainsi une sorte de pacte de simulacre, toujours renouvelé, qui est le moteur de la littérature. L’écrivain n’est pas là pour dire le même, l’identique, mais l’impossible, le difficile, les failles, l’étrange. Il veut éviter le commun, « dénouer notre assujettissement ». Accueillir « l’étrangéité » du monde est une des conditions de la littérature (p. 36).
8Jean-Marie Gleize partage avec Prigent une vision analogue de l’illisibilité. Elle a également à voir avec « un traitement plus ou moins irrégulier de la langue », nécessaire. Cependant, si l’écriture prend sa source dans une « obscurité » première, ce qu’il appelle « le noir » (« Le noir est au commencement, et il perdure. » [p. 38]), à la différence de Prigent, Gleize veut dépasser ce noir par l’exercice littéraire même qu’il compare à une « investigation ». Sur une note plus personnelle, il ajoute que le noir du commencement est aussi pour lui la Seconde Guerre mondiale, qui l’a vu naître. Et on sait qu’avec elle vient une perte de moyens langagiers, une négativité de la parole. Néanmoins, pour Gleize, le noir initie l’écriture et ses tentatives d’élucidation. Pour Prigent et Gleize, la littérature est un affront. Noir, obscurité, invisible ne tiennent pas lieu de problèmes, ce sont des « commencements » à partir desquels travailler et affronter.
9Nathalie Quintane (« Un présent de lectures troublées (plus que de textes illisibles) ») présente un prologue un peu différent en examinant le jeu des identités, entre écrivain et personnage de fiction, dont procède Lautréamont/Isidore Ducasse. Elle aborde le « décollement » que son œuvre produit chez le lecteur, provoquant un « trouble contractuel » (51) qui modifie en l’occurrence la lisibilité. Ainsi, plutôt que d’user du terme d’illisibilité, l’auteure préfère celui de « trouble », en tant que stratégie d’écriture qui force un autre type de « décodage ». D’après elle, les mesures d’invention langagière et formelle chez les modernes d’aujourd’hui créent des œuvres qui, malgré leurs résistances à la lisibilité, produisent du sens, « immanent » : il faut seulement « bien l’y chercher » (p. 56).
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10Le premier chapitre, « Michel Deguy : poésie histoire lourde ou court terme ? », s’ouvre sur deux entretiens avec le poète, l’un avec Pierre Joris (State U. of N.Y.) et l’autre avec Wilson Baldridge (Wichita State U.). Deguy y détaille la tension entre la part d’obscurité conditionnelle et presque intrinsèque au matériau poétique, qui a certainement à voir avec « l’opacité phénoménologique de la langue » (p. 64), et une clarté qui peut la percer. Le « peu visible » de la poésie dont il est question dans la seconde discussion pourrait d’ailleurs s’y référer (« La chose de la poésie, je l’appelle le peu visible. » [p. 67]) ; rien n’est complètement obscur, mais c’est la parole du poète qui seule concrétise sa possibilité de visibilité. Néanmoins, ce n’est pas parce que la poésie a cette capacité de rapprocher qu’il y a nécessairement ressemblance (p. 70) et adéquation, question d’ailleurs abordée dans son livre Au jugé. Trois articles complètent le chapitre. L’écrivain Alessandro De Francesco (« Le possible dans le monde. Pour une lecture italienne de M. Deguy ») explique quelques « techniques d’illisibilité » (p. 73) qu’il a pu saisir dans son exercice de traduction en italien du poète, comme des « glissements » syntaxiques ou grammaticaux. Plutôt que d’user du terme d’illisibilité, il préfère parler des « logiques alternatives » (p. 76) que fournit la poésie polysémique, laquelle implique un changement d’appréhension. Elisabeth Cardonne-Arlyck (Vassar College, « M. Deguy aujourd’hui: Retour sur l’illisible ») de son côté emprunte l’idée voulant que le rapport au temps modifie notre capacité à saisir la poésie et ses formes, que ce soit le temps historique qui nous en « sépare » ou bien un autre type de temps, soit celui de la lecture même, « le temps d’approche » (p. 81). Philippe Met (U. Pennsylvania, « Not(es) lisibles. Pour un (noli) me legere ») dresse essentiellement des liens entre le genre du carnet des poètes et leurs conditions de lisibilité ; il remarque que la compréhension linéaire est bloquée alors que l’ordre est soumis au discontinu de la notation, du fragmentaire. Il faut dire que les rapports noués avec le travail de Deguy sont plus ténus dans ce cas-ci.
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11Le chapitre deux, « Les trouées de Christian Prigent », commence avec un entretien généreux conduit par Bénédicte Gorrillot qui, dans un premier temps, ramène le poète et essayiste à ses propos de 1992 voulant qu’une certaine opacité du monde inspire, comme Jarry, à « jeter la ''merdRe'' » (p. 99). Prigent explique que les irrégularités du langage, faisant référence à Bataille, et l’obscurité sont des « droits » à revendiquer « contre les résistances du milieu éditorial, les réflexes médiatiques, les habitudes de lecture de l’époque » (p. 99). Il insiste sur le fait que l’influence de la provocation et de la résistance de la période TXT diminue avec le temps et qu’en 2008, le contexte a changé ; il ne s’agit plus d’écrire contre des écritures de restauration post avant-gardiste (p. 100). Il s’agit maintenant pour lui d’écrire « ailleurs » ou « à côté » (p. 102) plutôt que « contre ». De plus, malgré « l’excentricité » de ses œuvres, il lui importe de les accompagner d’un discours théorique ou pédagogique afin de faire le « pont » avec un lectorat ; il ne revendique donc pas une illisibilité à tout prix – comme en témoigne l’exercice de réflexion et de vulgarisation auquel il se prête ici. En somme, l’opacité existe en raison de cette fameuse séparation entre la langue et le monde, qu’on ne dépasse jamais vraiment et qui toujours demeure difficile à nommer. Ce principe est central dans la perspective théorique qui accompagne son travail, autant dans ses textes de fiction que dans ses essais. Parmi les études proposées, Olivier Penot-Lacassagne (U. Paris 3-Sorbonne Nouvelle, « Le cadavre de la mère (notes sur les Glossomanies de C. Prigent) ») s’intéresse aux aspects exploratoire et satirique du texte dont l’objectif est de contrer un « parler faux » (p. 119) dans une langue qui s’affranchit, s’engendre hors « des formes paternelles et maternelles » (p. 121). Une langue plus vraie dans cette optique serait une langue sans loi, que ce soit celle des pères et mères, des conventions ou du commun. Hugues Marchal (U. Basel, « Références scientifiques et intelligibilité du poème chez C. Prigent ») se penche sur les présences d’un savoir et d’une érudition scientifique chez Prigent, mettant en scène un lexique spécialisé qui vise un lecteur savant, signalant une autre forme d’illisibilité en cet intertexte. Le poète atteste toutefois que même les savoirs positifs ne peuvent être en parfaite adéquation avec le réel. L’hypothèse de Marchal d’une adresse à un « lecteur impossible » (p. 137) est féconde ; en effet, cela implique de concevoir une réception interprétative qui soit basée sur la mise en commun et le dialogue (« les politiques de la lecture » [p. 138]) et non pas seulement sur la lecture individuelle.
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12Le chapitre trois, « Jean-Marie Gleize : Noir Écran », comprend deux entretiens, une courte « note » de Michel Deguy et une étude de Jean-Jacques Thomas (The State U. of NY, « Avec Gleize: aporie herméneutique illustrée »). Ce dernier s’entretient sur l’obscurité sémantique de la postpoésie de Gleize qui brouille son intelligibilité par l’« aspect anti-formel » (p. 158) produit par certains de ses choix plastiques et graphiques, mais aussi par le mouvement de son écriture, dont prend part le rythme du « recommencement ». Gleize traite d’ailleurs de ce rythme singulier dans l’entretien avec Jérôme Game (« La prose ou la lisibilité du hors-cadre chez Jean-Marie Gleize »), qui offre beaucoup d’éléments d’analyse se rapportant à cette énergie du commencement. Elle vise pour Gleize à rester ouvert, d’un texte à l’autre, à la reformulation spontanée de ses idées. Le « redépart permanent » (p. 171) se fait, répète-t-il, à partir du « noir » (p. 172). D’un point de vue formel, il multiplie les stratégies et travaille « l’agencement » du texte comme une « structure » transitoire, presque précaire, circonstancielle même. On comprend que ses tactiques tournent autour d’une tentative de non-anticipation. Il en résulte un transport du sens qui fonctionne par « dissémin[ation] » (p. 172), laquelle force un effort de lecture et d’interprétation. D’ailleurs, dans l’entretien que mène Benoît Auclerc (U. Lyon 3, « Quelque chose a lieu dont le sens est inaccessible »), la posture de Gleize est ainsi résumée : malgré un « refus d’intelligibilité immédiate » (p. 142), la signifiance a lieu. La littérature prend sa source dans une « obscurité ambiante », une « énigme ambiante du réel », mais sa finalité est de chercher à « arracher du sens » (p. 143). À la différence de Prigent et même de Deguy, il y a chez Gleize une promesse de résolution. Elle ne vient pas sans difficulté, car les tentatives doivent être persistantes afin de parvenir à aller au-delà de l’obscurité initiale et même, à la limite, du malaise initial de l’expression.
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13Le chapitre quatre, « Nathalie Quintane: Poudre de succession », contient trois entretiens et une seule étude. Le premier, dirigé par Alain Farah (U. Mc Gill, « Poudre de succession, pensée de la bombe ou désamorçage des avant-gardes chez N. Quintane »), n’aborde pas de front la question de l’illisibilité. Une des fonctions de la discussion est de positionner Quintane dans le champ poétique français. La plus jeune des invités d’honneur fait entendre qu’elle ne refuse pas les héritages qu’on lui appose au fil de la publication de ses livres, comme Jaccottet, Ponge ou Perec, mais plutôt les étiquettes indélogeables. La seule étiquette qu’elle revendique est celle de son éditeur, P.O.L, qui constitue d’après elle « un genre littéraire en soi » (p. 179). Ce positionnement se poursuit dans les deux autres échanges, d’abord avec Prigent (« D’une génération l’autre (1) ») et ensuite avec Gleize (« D’une génération l’autre (2) »). Prigent lance la discussion en reprenant l’énoncé de Salut les Modernes qui affirmait qu’il y avait alors « quelque chose de nouveau » dans le champ poétique français ; il y a, selon lui, vers 1995 la « sensation d’une ''génération'' » (p. 183) autour de Pennequin, Tarkos, Quintane et La Revue de Littérature Générale. Quintane montre dès lors des réticences (« si c’est une communauté, disons qu’elle a du mal à s’avouer »), ce qu’elle fera à plus d’une reprise par la suite. Elle ne semble pas vouloir être la représentante de sa génération. Alors que Prigent redéfinit les caractéristiques d’une illisibilité (« étrangeté », « distorsion du lexique, d’éclatement du mot », « répétition syntaxique », « opacité » [p. 185]) et lui demande quel était son « objectif formel en 1995 », Quintane évite d’y inscrire son travail, peut-être tout simplement parce qu’elle se réclame davantage d’une certaine littéralité du point de vue esthétique. On comprend que le brouillage qu’elle concède est générique et qu’elle désire rester inclassable. Force est d’admettre que les questions de Prigent, riches et stimulantes pour la recherche qui prend cours, obtiennent surtout des réponses obliques et parfois agacées (« je n’ai pas de réponse à cette formulation-là parce que je ne suis pas Christian Prigent. Tout théoricien pose les questions qu’il arrange / qui l’arrangent en fonction des réponses qu’ils a élaborées. Idem pour Jean-Marie Gleize. » [p. 188]). Jean-Marie Gleize ne manquera pas de dire pour sa part qu’il « tien[t] la question du “genre” […] pour sérieuse, stratégiquement et théoriquement importante » et que Quintane ne devrait pas « la repousser à la marge » (p. 193). Quintane réaffirme la nécessité pour elle de militer pour une hybridité générique, sans étiquette, disant qu’elle souhaiterait que son œuvre soit classée du côté de la « littérature générale » (p. 195), comme l’entendait la revue éponyme qui avait réuni une multitude de textes hétéroclites. Il est somme toute surprenant que Quintane ne se soit pas plus efforcée d'expliquer son esthétique à la lumière du sujet du colloque ; si elle se situe davantage du côté d’une lisibilité globale, pourquoi ne pas la revendiquer et développer le contrepoint que constitue ce parti-pris langagier et formel ? Fait intéressant, l’étude d’Agnès Disson (U. d’Osaka, « N. Quintane : les paradoxes de la transparence ») traite justement de ces effets de « transparence » stylistique, qui correspondent à ce qu’elle nomme un « applat » et une « frontalité » (p. 199). Elle signale néanmoins un paradoxe riche : « pourquoi devant cette écriture d’une simplicité appuyée [existe-t-il] cette étrangeté persistante, cette perturbation à la lecture ? », c’est-à-dire « son trouble et ses disjonctions » ? (p. 199) Elle ne conclut évidemment pas à une présence d’illisibilité, mais à une curiosité qui naît d’une « tension entre écriture plane et flux narratif, entre mise à distance et exigence d’empathie » (p. 207).
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14Les études libres sur d’autres œuvres de poésie dans le cinquième chapitre, « Contextes », donnent du relief aux recherches antécédentes. Comme l’écrit Bénédicte Gorrillot, elles « élargissent le spectre d’étude de l’illisibilité contemporaine » qui provient d’une « radicalisation des procédures poétiques » (p. 211) après les années 1970. Leurs « dis-lisibilités» rendent les textes moins décodables, appréhendables et, ajoutons, identifiables génériquement. Ce caractère indéchiffrable est noté par les différents chercheurs, qu’il soit provoqué par la multiplication des blancs d’un indicible chez André Du Bouchet, créant des « raccords précaires » (Serge Linarès, U. de Versailles-Saint-Quentin, « Suspens du lisible chez André Du Bouchet » [p. 217]) ; par une pratique des formes discontinues telles que les listes chez Emmanuel Hocquard qui forcent une lecture tabulaire plutôt que linéaire (Antonio Rodriguez, U. de Lausanne, « Les fouilles archéologiques de l’identité chez E. Hocquard » [p. 259]) ; ou bien par la mise en œuvre d’un « flou » et d’une condensation du sens chez Pierre Alféri qui obligent de « déplier le texte » afin de « relâcher le sens » (Éric Trudel, Bard College, « ''Un flou d’une acuité folle''. L’illisibilité intime du poème alférien » [p. 245]). Le chapitre comprend également des études sur Jude Stéfan, Jean-Michel Espitallier et Dominique Fourcade. Dans un dernier temps, Bénédicte Gorrillot signe un excellent texte sur Julien Blaine (« L’art du rien à dire: Julien Blaine ») dans lequel elle intègre nombre d’hypothèses de recherche émises au fil du collectif. D’après Gorrillot, sa poésie « multiplie les déclarations d’illisibilité » (p. 289) par la mise en place de diverses procédures qui « violente[nt] les codes de représentation » (p. 290) et opèrent un brouillage de la communication en rendant jusqu’à la « graphie du texte » difficile à déchiffrer (p. 294). Comme plusieurs de ses contemporains, Blaine « multiplie les textes méthodologiques » pour contrer et équilibrer cette illisibilité première ou pour accompagner les efforts d’interprétation (300).
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15Bénédicte Gorrillot offre une conclusion éclairante, synthétique, d’une rigueur égale à celle de ses autres interventions. Un constat fondamental émerge de l’ouvrage « L’illisibilité en questions » : la majorité des écrivains et chercheurs ont des visions similaires sur les formes, procédures et fonctions de l’illisibilité mise en œuvre par les différents poètes étudiés. Pour la plupart, les pratiques et dispositifs pluriels d’illisibilité ne produisent pas forcément une déconstruction de la signifiance. Comme Jean-Marie Gleize l’explique dans son essai Poésie et figuration, une « poésie non figurative » n’est pas pour autant une « poésie défigurative3 » ; on pourrait affirmer de la même manière, après la lecture du collectif, qu’une poésie non lisible ou difficilement lisible n’est pas pour autant illisible. Sous les apparences de déconstruction du sens, il y a un réagencement.
16Un autre accord clair entre plusieurs des intervenants est la grande relativité de la notion ou de l’attribut d’illisibilité, que ce soit dans la variation de leurs incarnations textuelles, formelles, graphiques, ou bien par sa relativité historique. Les épreuves auxquelles les « dis-lisibilités » soumettent vont de l’hermétisme d’une œuvre, à ses difficultés de « “traitabilité” » (Quintane, p. 183) jusqu’au « trouble » ou au « flou » qu’elle sous-tend. Non seulement les niveaux de brouillage diffèrent, mais les horizons d’attente et les efforts de lecture sont des données essentielles de son éclaircissement. Malgré que le projet prenne sa source dans la persistance d’un « jugement d’illisibilité » envers la poésie française contemporaine, il est possible de conclure qu’une dose d’illisibilité reste nécessaire pour faire éclore un « inouï » réactualisé des formes et des langues, pour provoquer d’autres habitudes de lecture et se positionner contre des tendances qu’on refuse, sans pour autant tomber dans le topos d’une insularité ; pour ce faire, accompagner l’œuvre d’une dimension théorique, voire pédagogique, peut être une solution, autant que d’y inclure un rapport à l'histoire des formes qui vise un dialogue avec d’autres œuvres, courants et héritages peut l’être. L’œuvre n’est pas plus fermée ou inaccessible qu’avant, elle continue de s’ouvrir autrement, avec ses altérités qui continuent à confondre l’entendement.