Rivière, Fénelon. Histoires croisées
1Le nom de Jacques Rivière est associé, pour la plupart d’entre nous, à celui de la NRF à laquelle il collabora dès ses débuts en 1909 et surtout qu’il dirigea à partir de 1919, en optant pour une ligne éditoriale, formulée dans un manifeste qui fit date, où la littérature dans sa dimension autotélique et ses formes d’expression les plus libres serait mise à l’honneur, s’opposant dans le même temps aux tendances qu’incarnaient aussi bien Charles Maurras que Romain Rolland. Ce parti pris, lucide et courageux dans le contexte politique et moral houleux de ce début de siècle, qui plaidait pour une « démobilisation » des esprits, s’est avéré aussi le plus fécond, comme en témoigna, tout au long du xxe siècle, l’exceptionnelle richesse de la revue.
2On sait moins en revanche que le même Rivière, avant de se lancer dans cette formidable aventure éditoriale, fit publier dans les Annales de philosophie chrétienne l’essentiel du mémoire de DES (diplôme d’études supérieures, l’ancêtre du Master) qu’il consacra à la théodicée de Fénelon et à ses éléments quiétistes et qu’il soutint brillamment en juin 1908, ni que, à cette même époque, seules l’intéressaient « la Philo » et « la musique », comme il l’écrivit à Camille Mélinand, son ancien professeur au lycée Lakanal où il prépara le concours d’entrée à l’École normale supérieure — auquel pourtant il échoua, comme à celui de l’agrégation de philosophie.
3C’est ce mémoire de philosophie, plus exactement l’étude qui en est tirée (le mémoire étant perdu), que l’on découvre grâce à l’édition critique qu’en donne François Trémolières, l’accompagnant d’un commentaire remarquablement documenté qui permet d’en mesurer toute la portée historique, au-delà de ses qualités littéraire et démonstrative — Rivière n’a pas encore vingt-deux ans —, ou encore de l’engagement personnel de son auteur qui « habite » la pensée de Fénelon (fût-ce pour la critiquer), ou enfin de l’éclairage indirect qu’il apporte aux tourments du jeune étudiant, lequel cherche alors, mais en vain, à se frayer un chemin dans la voie d’un retour au christianisme. Aussi, pour contestables que soient les conclusions de ce mémoire de fin d’études, à la lumière de l’exégèse contemporaine de l’œuvre fénelonienne, celui-ci n’en présente-t-il pas moins, comme le montre F. Trémolières, un intérêt réel, en dépit de la désaffection que lui marqua son auteur. Fruit tout d’abord de l’époque qui le précède, et dont il porte profondément, dans le contexte de la philosophie chrétienne qui nous occupe ici, les orientations et les hantises — à l’égard du rationalisme, du panthéisme et du quiétisme —, ce travail a suscité, à son tour, des lectures et des interprétations ultérieures de Fénelon, mais également des réactions variées de la part des interprètes et éditeurs qui, après la mort prématurée de Rivière, se chargent de saisir le sens de son œuvre.
4L’étude de F. Trémolières se donne ainsi comme une enquête croisée : sur le jeune Rivière, sur ce qui de cette jeunesse est demeuré dans la vie brève et intense du jeune adulte ; et conjointement sur la réception de Fénelon depuis la seconde moitié du xixe siècle jusqu’au changement de cap qu’imposa Bremond dans les années 1910 par sa relecture de la mystique et du quiétisme (contre l’interprétation bossuéiste encore dominante), sans toutefois parvenir à vaincre toutes les résistances quant à l’idée d’un Fénelon inconsciemment panthéiste, comme à celle d’un quiétisme « fusionnel », toujours suspect d’hérésie (comme on le voit encore à la presque fin du xxe siècle où s’achève cette enquête), et dont Rivière fut, malgré lui, l’un des acteurs. De ce point de vue, l’étude pourrait se donner comme une suite de celle, toujours inégalée, d’Albert Chérel (Fénelon au xviiie siècle en France. 1715-1820, Paris, 1917).
5Prolongeant le texte de Rivière, et articulée en quatre consistants chapitres, Chronique, Critique, Hétérodoxies, Réceptions (suivis d’un index des noms propres, ici indispensable), l’attentive enquête menée par F. Trémolières l’amène à défaire un à un les fils de l’écheveau de cette thèse, les replaçant tout d’abord dans leur double origine (celle du projet même de Rivière et du Fénelon dont il hérite), pour suivre ensuite leur progression au sein d’un complexe réseau de circonstances historiques dont sont exhibés les enjeux — religieux, philosophiques, politiques, ou psychologiques —, et dont Rivière n’avait assurément pas une pleine conscience.
Rivière philosophe
6Rappelons tout d’abord le contenu de cette thèse, avant d’en venir à l’interprétation qui en est proposée et qui sera l’objet de ce compte rendu. Rivière s’interroge sur le sens de la « théodicée » de Fénelon — si le terme choisi est impropre, forgé par Leibniz et jamais employé par Fénelon, il est régulièrement utilisé au xixe siècle, non comme une justification de la bonté de Dieu, faisant du mal un effet d’optique, mais au sens de discours sur Dieu et sur la création, strictement déduit de l’usage de la raison naturelle, sans référence au « surnaturel ». Or cette théodicée serait, pour Rivière, l’expression philosophique du quiétisme, lequel appelle à une confusion de Dieu et de la créature — celle-ci n’étant, comme il l’écrit, « que le Créateur avec une borne » (p. 216) — ; mais de ce fait, elle serait aussi panthéiste. Cette position, Fénelon ne l’aurait toutefois pas adoptée au moment de sa Réfutation du système du P. Malebranche sur la nature et la grâce, que Rivière situe « dans la jeunesse » du prélat, puisqu’il combattait alors ardemment le panthéisme, voyant en Malebranche l’un de ses représentants, autrement dit un émule dissimulé du spinozisme. Si Fénelon en est venu, dans la dernière période de sa vie, étant retranché à Cambrai, à adopter (quoique inconsciemment) cette position honnie, c’est pour avoir adhéré à la spiritualité de Mme Guyon, découverte en 1688. « Tout se passe comme si, conclut alors F. Trémolières, l’expérience spirituelle d’abandon de la volonté avait révélé à Fénelon la passivité essentielle du monde créé, Dieu seul agissant dans un monde entièrement dépendant » (p. 217).
7Cette thèse résumée — F. Trémolières en réserve l’examen à son deuxième chapitre —, replaçons-la dans la perspective choisie ici, en commençant par son inscription dans la vie du jeune Rivière, objet du premier chapitre qui en rappelle les épisodes principaux — son enfance, son milieu familial, sa jeunesse à Bordeaux, son retour à Paris (quitté l’année de la licence), pour la préparation du DES et de l’agrégation. Si nombre de ces épisodes étaient déjà connus grâce à la riche biographie procurée par Jean Lacouture, ils s’orientent différemment ici, où le développement intellectuel du jeune homme est privilégié, à travers une chronique (titre du chapitre) de sa vie d’étudiant, entre les cours qu’il suit en Sorbonne (la reconstitution de son emploi du temps est éclairante), sa passion pour la musique et la littérature, ses amitiés. Les nombreux extraits de la correspondance que Rivière entretient avec ses grand-tantes — après le décès de sa mère, il demeure très proche de sa famille maternelle —, avec son camarade André Lacaze, rencontré pendant le service militaire et qui intercèdera auprès du P. Laberthonnière alors directeur des Annales de philosophie chrétienne où paraîtra le mémoire, avec Henri Fournier (futur Alain-Fournier, et dont Rivière épousera la sœur, Isabelle), ou avec Claudel, permettent de suivre la progression de son travail — sa rencontre, sans aucun doute stimulante, avec Eugène Levesque, bibliothécaire de Saint-Sulpice où se trouve le plus important fonds d’archives —, les jugements qu’il y porte, sans qu’on sache d’ailleurs quel crédit apporter aux observations d’une personnalité assez peu modeste, jusque dans ses accès de dépréciation — « Au lieu que j’aurais pu faire une chose très bien, je vais faire une chose simplement passable, faute de temps », écrit-il à ses tantes en mars 1908 (p. 159) —, ses enthousiasmes, mais aussi la crise religieuse qu’il traverse. Se voulant chrétien et n’y parvenant pas, comme le montre la correspondance ardente qu’il échange avec Claudel au même moment, il en vient à se demander, en avril 1908, si le panthéisme auquel résiste Fénelon ne serait pas au fond « une idée essentielle au christianisme ».
8On ne saura pas, en revanche, ce qui l’a conduit à s’intéresser à Fénelon, en abandonnant son projet initial consacré à « la métaphysique d’Auguste Comte ». Si le chapitre suivant apportera quelques pistes, relatives aux publications du temps, celle d’une suggestion faite par Victor Delbos — une hypothèse que n’examine pas F. Trémolières —, le professeur de Sorbonne auquel s’adresse Rivière, éminent spécialiste de Spinoza et de métaphysique allemande, mais aussi catholique, pourrait être évoquée. Même si Delbos recommande finalement Rivière à Alfred Rébelliau, historien de la littérature, fin connaisseur de Bossuet et du xviie siècle, et par chance esprit fort peu partial, il a peut-être, d’une façon ou d’une autre, joué un rôle non négligeable dans ce parcours. C’est en effet de la métaphysique allemande qu’est né le Pantheismusstreit, lequel débuta à la toute fin du xviiie siècle pour renaître dans sa version française au siècle suivant, et que l’on retrouve à l’œuvre dans la réception du Fénelon étudié par Rivière (où le rationalisme du prélat tend à être confondu avec un panthéisme), comme encore, de façon certes édulcorée et plus souterraine, dans le parcours même de Rivière (cette piste sera évoquée aux chapitres III et IV). En abandonnant la philosophie au profit de l’art, qui lui semble plus à même de réfléchir le vrai, Rivière suivrait ainsi l’intuition des romantiques de Iéna, la combinant sans peine à l’inspiration rimbaldienne qui domine l’Introduction à une métaphysique du rêve, en projet dès l’hiver 1908 et qui paraîtra à la NRF en 1909, ou Le Bel été, roman auquel il travaille en août 1908, un livre « polyphonique » (F. Trémolières, p. 182) dont l’intrigue devait être « complexe, confuse, infinie comme la vie » (lettre à Fournier du 22 août 1908, p. 182-183). L’épreuve de la soutenance passée, Rivière semble en effet ne plus s’intéresser qu’à l’art et délaisse entièrement ce travail universitaire auquel il ne se remet, en vue de la publication, que mécaniquement et sans vouloir lui donner une quelconque suite ; de même, malgré les excellentes notes qu’il obtient aux épreuves du DES, l’intérêt pour la philosophie paraît s’être évanoui, ce qui explique peut-être aussi son échec à l’agrégation en 1909.
Le « Fénelon » de Rivière : quiétiste, panthéiste, sentimental
9Après avoir étudié le contexte de rédaction du mémoire, le chapitre II revient à l’examen de la thèse proprement dite, dans une perspective de critique externe qui cherche dans les sources que Rivière a pu utiliser (l’article ne s’accompagne d’aucune bibliographie) — éditions critiques et littérature secondaire —, les éléments susceptibles d’avoir alimenté une position, que l’on découvrira moins originale qu’elle n’en a l’air.
10C’est tout d’abord le soupçon que Rivière manifeste à l’endroit d’un Fénelon dissimulateur qui rappelle une certaine vulgate propre au parti « bossuétiste », représenté notamment par Brunetière, qui rédige l’article « Fénelon » pour la Grande encyclopédie (1874) que Rivière a pu consulter. S’il est vrai que ces opinions dominent encore — Bremond leur opposera son Apologie pour Fénelon (1910) — il est toutefois permis de supposer que la direction de Rébelliau, quoique bossuétiste, pouvait tempérer le gros de ces préjugés. Mais comme le montre F. Trémolières, Rivière est peu sensible à ces querelles de spécialistes, son approche étant essentiellement « d’ordre psychologique, ou biographique » (p. 194). C’est la raison pour laquelle il ne se livre à aucune étude comparée, sur le plan conceptuel, entre le système de l’oratorien et celui de l’archevêque de Cambrai — alors que c’est aujourd’hui un axe de recherche essentiel pour qui étudie la philosophie fénelonienne. Il est en revanche attentif à la chronologie des écrits féneloniens, afin d’y déceler une évolution conceptuelle, mais la datation sur laquelle il se fonde s’avère irrecevable au regard des travaux scientifiques accomplis dans la deuxième moitié du xxe siècle. De même son interprétation de l’idée d’immanence (pour lui le prélat « serait passé d’une conception transcendante “à l’époque où il réfutait Malebranche” à une conception immanente “à la fin de sa vie” », p. 206), et la façon dont Fénelon aurait confondu deux acceptions (dans l’une, Dieu se réalise en même temps que sa création ; dans l’autre, il lui est simplement « intérieur »), devenant malgré lui panthéiste, relève du contresens compte tenu de la thèse — malebranchiste comme fénelonienne, et simplement conforme à l’orthodoxie chrétienne —, de la gratuité de la création divine et de la gloire accidentelle qu’en retire Dieu. Que Rivière n’aborde pas le motif de l’Incarnation du Verbe, fondamental pour Malebranche, est en outre révélateur de l’orientation partiale de cette interprétation. Quant à son analyse de la notion de possible, elle paraît, elle aussi, manquer certaines subtilités. S’il reprend fidèlement la critique adressée par Fénelon à Malebranche — si Dieu se détermine toujours pour le meilleur des mondes possibles, le plus parfait devient dès lors nécessaire et les autres mondes impossibles —, et sa conséquence, soit l’éviction du possible de la métaphysique malebranchiste, et partant la légitimation du soupçon de spinozisme, il ne voit pas clairement dans un texte que pourtant il cite (la seconde partie de ce que les anciens éditeurs appelaient le Traité de l’existence de Dieu) que Fénelon, à partir de prémisses distinctes (les possibles sont vus par Dieu dans sa puissance, non dans son entendement comme le soutient Malebranche pour qui le possible est d’abord concevable, par conséquent est quelque chose puisque le néant seul, non pensable, n’est pas), en vient à la même éviction, donc à une conséquence similaire, puisque cette possibilité, si elle réside dans la puissance, n’est rien qu’on puisse distinguer de Dieu lui-même. Ce n’est que dans la suite du texte que Fénelon, par une distinction entre la science de Dieu telle qu’elle est pour lui-même et telle qu’elle est en tant que science, en vient à une position proche de celle de Malebranche qui pourrait redonner un statut au possible, en posant que la science divine « ne fait point les choses en les voyant, mais qu’elle les voit parce qu’elles sont faites », et en déplaçant le possible de la puissance à l’entendement, réservant à la seule puissance le passage au réel (« C’est donc par autre chose que par la simple pensée […] que Dieu agit sur les objets pour les rendre vrais et réels »). Mais ce n’est pas là le dernier mot de Fénelon, qui semble de nouveau brouiller les distinctions préalablement introduites (essence/existence ; possible/réel), et revenir à la position de départ (qu’on peut qualifier, au sens très large, de thomiste) : Dieu « ne peut voir que ce qu’il fait, car tout ce qu’il ne fait point actuellement n’est pas ». Gouhier (que F. Trémolières suit malgré tout d’un peu trop près dans son appréciation de l’analyse de Rivière) a donc raison de conclure que le « mot “essence” n’implique aucun être du possible ». En outre, on peut reprocher à Rivière d’avoir minimisé ce que F. Trémolières nomme à juste titre « la ligne morale, ou pratique » (p. 227), qui écarte de la théodicée du prélat toute ombre de spinozisme par l’affirmation d’une liberté, plus exactement d’un libre arbitre, de la créature qui subsiste jusque dans l’état passif. Enfin (un point que F. Trémolières aborde au chapitre IV, mais qui permet ici de compléter cette approche des questions philosophiques), à propos de la notion de perfection contenue en Dieu non de façon extensive ou comme le dit Fénelon « collective », mais intensive (« Dieu est tout degré d’être ; mais il n’est pas tout l’être en nombre » écrit-il au P. Lamy) — une nuance essentielle qui écarte le risque panthéiste —, Rivière paraît se refuser à la penser : « Je ne vois pas, écrit-il à Claudel en avril 1908, ce que c’est que posséder tout l’être intensivement, et non extensivement », et F. Trémolières de conclure que ce qui retient son attention, c’est que la notion abstraite de Dieu se révèle être « “une source inépuisable de propositions contradictoires” » (p. 351), ce pourquoi il se détourne de ces questions pour leur préférer « “le christianisme non théologique” », « “son merveilleux” » comme il l’avoue encore à Claudel (p. 351).
11Malgré ces faiblesses, l’intuition du jeune philosophe est loin de manquer de pertinence dans l’affirmation d’une « “équivalence”, voire d’une “identité”, entre la philosophie et la mystique fénelonienne » (p. 198), mais sans toutefois en proposer une démonstration convaincante. Tout se passe comme si, et c’est la conclusion qu’en retire F. Trémolières, Rivière tenait à conserver intactes les tensions ou les contradictions décelées dans un système dont la supposée subtilité suscite sa sympathie ; une sympathie qu’on pourrait qualifier d’esthétique, à l’égard d’un homme, comme lui, trop subtil pour ne défendre qu’une thèse univoque. Citant Gide dans une lettre à André Lhote de février 1909, il évoque les « esprits monologues », avant d’affirmer « nous, nous sommes dialogues » (p. 236). Naturellement, conclut F. Trémolières, « Fénelon ne pouvait assumer cette posture d’Immoraliste ! » (p. 236).
Le « Fénelon » des éditeurs & des critiques
12Après l’analyse des sources du contenu philosophique, F. Trémolières en vient, dans le chapitre III, sans doute le plus riche, à l’étude de la réception de Fénelon — en remontant jusqu’à la source de l’accusation d’hérésie, formulée de son vivant —, dont Rivière hérite doublement en joignant au quiétisme le soupçon de panthéisme. Si cette représentation connaît une éclipse au xviiie siècle où Fénelon, réinterprété, fait l’objet d’un « culte », la réaction néo-catholique qui succédera à la Révolution l’inclura dans sa critique des Lumières et réactivera les pires préjugés à son encontre. Loin de négliger la réception littéraire de Fénelon en Chateaubriand ou plus largement dans le romantisme catholique, c’est toutefois l’image du prélat dans le discours philosophique et religieux que F. Trémolières privilégie, non seulement parce qu’elle permet de ressaisir les fondements de la thèse de Rivière, mais parce que l’abondance des publications sur ce thème y invite naturellement. De là l’important examen des principales éditions ou publications consacrées à Fénelon dans la première moitié du xixe siècle, qui s’inscrivent dans le prolongement du projet de monument que Saint-Sulpice souhaite ériger à l’approche du centenaire de sa mort. L’édition des œuvres donnée par Gosselin, dont certains des volumes servent encore aujourd’hui de référence, importe tout particulièrement puisque celui-ci voit en Fénelon l’un des principaux représentants du cartésianisme, en rattachant Descartes à Augustin et Thomas (ce qui n’a rien d’évident, Descartes pouvant passer aux yeux d’une certaine critique pour l’ennemi de la théologie, voire de la religion). C’est sans doute pour cette raison que Gosselin accentue la contradiction entre le contenu des lettres échangées avec Mme Guyon (à ses yeux des faux) et l’apologétique du prélat — une position que Rivière est loin de faire sienne, suivant sur ce point Pierre-Maurice Masson qui, dans l’édition de cette correspondance en 1907, avait démontré l’authenticité de ces lettres.
13La réception de Fénelon s’inscrit dans le contexte de la querelle des « laïcs » et des « cléricaux » qui divise le monde académique et dont l’un des enjeux porte sur le statut de la théologie, menacée par la philosophie qui prétend y suppléer par la « théodicée » (p. 267). C’est pourquoi F. Trémolières dresse un portrait de l’Université avant 1848, où domine la figure de Victor Cousin — lequel défend un spiritualisme, qui accorde à la raison le pouvoir d’atteindre l’absolu que sont le vrai, le beau, le bien (autrement dit Dieu) —, et après 1848, où l’instauration du nouveau régime, auquel le clergé se rallie, conduit à le mettre, lui et ses fidèles, à l’écart. Mais ce qui importe en l’occurrence à travers ces conflits (dont le choix d’une présentation thématique ne rend pas toujours évident le déroulement chronologique), c’est le rôle qu’y joue l’idée de panthéisme, que les catholiques brandissent comme la pire hérésie et à laquelle ils condamnent tout effort de la raison qui ne serait pas soutenu du secours de la foi.
14Parmi les nombreux ouvrages consacrés à Fénelon, à Malebranche, comme à la philosophie en général (rationaliste ou chrétienne), que choisit de présenter F. Trémolières, et qu’on ne peut tous citer, on retiendra la référence aux deux éditions concurrentes (que Rivière a pu avoir entre les mains) des Œuvres philosophiques de Fénelon, qui paraissent en 1843 chez Charpentier et Hachette. Cette dernière, d’une moindre ambition scientifique, est précédée d’un « Essai sur Fénelon par M. [Abel-François] Villemain » qui accuse le prélat de panthéisme. La première en revanche, produite par Amédée Jacques (de tendance libérale et hostile à la loi Falloux), souligne le spinozisme de Malebranche, innocente Fénelon de toute velléité de panthéisme (en critiquant au reste l’usage galvaudé du terme, dont tout système philosophique pourrait être soupçonné), mais montre que, tout en défendant la liberté, le prélat l’aurait sacrifiée, concluant que son triomphe réside dans son abolition. Jacques s’accorde ainsi avec la condamnation de l’Église, mais n’en fait pas moins de Fénelon un authentique philosophe. On ne sait si Rivière eut accès à cette édition, mais la position qui y est défendue est remarquablement proche de la sienne.
15Mais Jacques fut loin d’avoir le dernier mot, car l’histoire de ce Pantheismusstreit à la française traversera le siècle, en « s’avér[ant] une obsession pour le catholicisme du xixe siècle » (p. 291), et encore pour celui du début du xxe siècle où la rigoureuse encyclique Pascendi, promulguée par Pie X en 1907, appelait à combattre « le moderniste théologien », les « principes de l’immanence et du symbolisme », soit le « panthéisme » (p. 293). Or ces principes d’immanence semblaient être défendus dans la Lettre sur l’apologétique (1896) de Maurice Blondel, qui rachète les Annales de philosophie chrétienne en 1905 (Laberthonnière en prend la direction). La suite sera la mise à l’Index de plusieurs ouvrages de Laberthonnière dès 1906, puis de l’ensemble des volumes de la revue elle-même en 1913, y compris donc l’étude de Rivière. Aussi l’obsession anti-panthéiste ne faiblissait-elle pas, comme en témoignait l’article de Réginald Garrigou-Lagrange, paru dans la Revue thomiste en 1907.
16Rivière percevait-il clairement le sens de ces conflits ? Étonnamment sa lettre à Claudel du 3 octobre 1907 le montre distant, quasi indifférent aux affrontements doctrinaux de cette crise qui déchire la philosophie chrétienne, où pourtant il s’engage : « Il me semble qu’il faut être équilibriste pour tenir dans une situation pareille, sans dégringoler hors du catholicisme. Je connais un jeune abbé qui est féru de ces gens-là [Laberthonnière, M. Blondel, Le Roy] […]. Moi je trouve que la foi est la foi » (p. 307). Mais le plus étonnant est que, malgré le peu d’intérêt — réel ou feint — qu’il portait à son étude, en insistant (sans doute porté par ses propres tendances) sur le Fénelon sentimental (« C’est par le cœur que Fénelon a senti cette vérité [celle du tout de Dieu] », p. 133), il participa, sans doute malgré lui, « d’un nouvel intérêt de l’époque pour la mystique, cette part expérimentale de la religion » (p. 338), dont témoigneront notamment les travaux de Bremond, comme de la réception de Fénelon au xxe siècle. Chérel et Gouhier souligneront ainsi la finesse de son analyse.
La réception du « Fénelon » de Rivière
17C’est donc le destin de ce singulier mémoire qui sera l’objet du quatrième et dernier chapitre, lequel mettra au jour son rôle (négatif, on le verra, s’agissant de Bremond) dans le renouveau des études féneloniennes, mais aussi et surtout dans la vie même de son auteur, puis dans la construction posthume de son identité. Lorsqu’il s’agira de choisir ce qui devra être publié, le mémoire sera, entre autres écrits, à l’origine des vives tensions qui opposeront Isabelle Rivière et André Lacaze, qui tenait à ce que l’étude fût retenue en souvenir de leur jeunesse. F. Trémolières parle ainsi d’une « surdité d’Isabelle quant à Rivière philosophe » (p. 420). Quant à Bernard Grœthuysen, il estimait en 1925, dans le volume d’hommage que publia la NRF, que cet essai contenait en germe les convictions futures du critique littéraire.
18Au moment où Rivière travaillait à son mémoire, il entretenait, on l’a vu, une intense correspondance avec Claudel, dont l’œuvre le fascine et au sujet de laquelle il prépare un important article, « Paul Claudel, poète chrétien ». Cette conjonction, assurément significative, a suscité deux importantes interprétations, de la part de Marcel Raymond et de Dominique Millet-Gérard, qui concluent l’une et l’autre à un « moment », qui marque une tendance religieuse particulière dans la vie de Rivière. Mais quand Dominique Millet-Gérard y voit l’expression d’une position moderniste en matière de théologie, Marcel Raymond voit, lui, un moment panthéiste. F. Trémolières écarte comme excessives ces deux lectures, qui tendent à accorder à Rivière une fermeté doctrinale qu’il n’a sans doute pas, et conclut plus sobrement :
[…] Rivière s’est trouvé lui-même surpris par la convergence entre ce qui l’attachait à l’œuvre claudélienne (une forme de panthéisme devenue problématique dans le cadre de son étude) et ce qu’il découvrait ensuite en lisant Fénelon — c’est-à-dire […] un exemple de « théologie cartésienne », ni plus ni moins hérétique […]. L’énormité de la thèse n’a[yant] d’égale que sa sincérité (p. 362).
19Mais la correspondance avec Claudel montre aussi, et surtout, un Rivière tourmenté par de terribles doutes, où la perspective de redevenir chrétien n’est rien moins qu’évidente. Doutes auxquels la rédaction du mémoire ajoutera une autre désillusion, celle d’une découverte de l’impuissance de la métaphysique, dont témoigne L’Introduction à la métaphysique du rêve qui se veut un « adieu à la métaphysique » (p. 366). Rivière découvre alors que seul l’art permet d’accéder « aux essences » (p. 366), dans une inspiration qu’il prétend bergsonienne, hégélienne (une piste qui aurait méritée d’être explorée en la rattachant à la réception française de l’esthétique allemande qui exerçait alors une importante influence), mais surtout finalement rimbaldienne.
20La longue section consacrée aux travaux de Bremond, qui engagent à un renouveau des études féneloniennes, explique le regard critique que celui-ci porta à l’étude du jeune homme qui lui semble appartenir à la génération de l’« anti-fénelonisme », dont le Fénelon de Jules Lemaître qui paraît en 1910 est l’un des derniers avatars. Bremond, qui publie alors son Apologie pour Fénelon, ne pouvait être que particulièrement touché par le « procès en hérésie que Rivière semblait faire » au prélat, et « peut-être aussi, a-t-il été plus sensible que d’autres à ce que le ton du jeune homme pouvait avoir de désinvolte, sur un sujet certainement des plus graves à ses yeux » (p. 385).
21Mais Rivière avait, semble-t-il, suffisamment délaissé son étude pour se soucier encore des critiques qu’elle pouvait soulever. Le « préjugé “bossuétiste” » aura-t-il eu raison, comme le suggère F. Trémolières, de son intérêt pour le prélat ? S’il est vrai que les maîtres de l’École normale comme de la Sorbonne étaient généralement des champions de l’évêque de Meaux, il n’est pas certain que Rivière ait été perméable à des arguments dont certains, ouvertement passionnés (ceux de Brunetière ou de Crouslé), devaient l’amuser, et que la tutelle de Rébelliau, également spécialiste de Bossuet mais de sens froid, aurait dû tempérer. Un autre contrepoids pouvait venir de l’approche positive de la mystique qui se développait à l’Université, sous l’influence des jeunes études de psychologie, et dont Henri Delacroix (qui se référera d’ailleurs à l’étude de Rivière à propos du « cas » Fénelon) fut l’un des célèbres représentants en défendant le caractère intellectuel des hallucinations psychiques des grands mystiques. Cette voie, cependant, allait manifestement à l’encontre de ce que Rivière attendait du catholicisme, méfiant à l’égard des approches savantes ou extérieures et leur préférant celle du dialogue intime.
22Après la mort de Rivière, lorsque sa veuve fera paraître ses carnets de captivité et une partie seulement de sa correspondance avec Claudel dans un volume précédé d’une préface nettement hagiographique, c’est du milieu blondélien (par la plume de deux critiques, Paul Archambault et Jules Chaix), qui jugera défavorablement son combat mené à la NRF au nom d’une littérature libre et une « démobilisation » de l’intellectuel (p. 401), que l’accusation de dilettantisme sera la plus vive. On lui reprochera alors d’avoir tourné le dos à l’apologétique, lors même qu’il publiait son article dans la revue dont Maurice Blondel, auteur de cette fameuse Lettre sur l’apologétique, était le propriétaire, et de s’être fourvoyé hors du chemin sur lequel il s’était avancé, préférant l’art — et sous sa forme la plus désengagée — à l’absolu d’un engagement en faveur de la foi. Une critique évidemment partisane, mais dont le principal mérite est d’avoir ressaisi de façon aiguë cette contradiction au cœur même de la vie de Rivière, sans toutefois percevoir le génie déployé pour la surmonter.
23La suite du chapitre prolonge, par celle du xxe siècle, l’étude de la réception fénelonienne des xviie-xixe étudiée au chapitre précédent, mais de façon plus diffuse, avec parfois une accumulation de longues citations (un cinquième chapitre eût été probablement nécessaire). Il permet cependant d’observer, au début du siècle, la persistance des mêmes phobies quant au panthéisme, toujours perçu, sous une forme ou une autre, comme une menace d’hétérodoxie que le magistère n’a pu éliminer (en témoignent les condamnations de l’ontologisme par Léon XIII et Pie X ; de l’immanentisme par Pie X). Il est aussi possible de mesurer les évolutions de la théologie, lisibles dans les propositions de ceux qui tentent une conciliation entre panthéisme et catholicisme (Lubac, Teilhard de Chardin), ou encore, sans lien cette fois-ci avec la théologie, qui privilégient une conciliation spéculative entre des tendances en apparence contradictoires, dans une approche des sciences religieuses de type comparatiste (Carcassonne). Malgré tout, et c’est le plus étrange, cette obsession du panthéisme, en l’occurrence d’un Fénelon panthéiste, est si banale qu’on la retrouve dans la critique littéraire où, vidée de son contenu de phobie religieuse, elle demeure simplement comme un tropisme tenace — chez Vernière ou Pommeau.
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24Si l’étude-mémoire de Rivière prend assurément place dans cette histoire de la réception de Fénelon, et plus largement dans celle de la mystique qui se détache progressivement du domaine de l’hétérodoxie où elle était condamnée depuis des siècles, il reste difficile de lui assigner un rang. C’est une grande qualité de l’étude de F. Trémolières de n’avoir pas voulu, coûte que coûte, lui en trouver un. Lecture philosophique non dépourvue de talent, en ce que sur une prémisse discutable elle parvient à une démonstration persuasive, elle ne saurait toutefois être un guide fiable ; pour autant, elle ne montre pas de ces emportements, coutumiers aux bossuétistes d’autrefois, à l’endroit du supposé quiétisme de Fénelon. La passion est toutefois inversée car Rivière, avec une honnêteté non dépourvue de candeur, éprouve une sorte de fascination pour le panthéisme qui lui semble le fond intrinsèque du christianisme (du moins du christianisme romantique dont il rêve alors), et de même une sympathie non dissimulée à l’égard du prélat en qui il trouve une sorte d’âme sœur, que l’amour pour Dieu a conduit aux plus grands excès (ce à quoi peut-être Rivière aspire pour lui-même, fuyant les idéaux d’une vie bourgeoise).
25On ne peut qu’être reconnaissant à l’étude de F. Trémolières d’avoir su mettre en lumière, et toujours avec la distance nécessaire, ce double et riche moment, celui de la vie de Rivière, comme de la vie, devenue livresque, de l’archevêque de Cambrai, en offrant la démonstration de ce que Rivière croyait — et c’était vrai jusqu’à un certain point pour Fénelon lui-même — « qu’une âme anxieuse n’était pas perdue » (lettre à Claudel, mars 1907, p. 364). Du moins pas pour l’histoire, et tant qu’elle parvenait à mettre des mots sur son inquiétude.