Le témoignage, contre la démémoration & l’oubli
Préambule
1Le numéro double de la revue Europe (1041‑1042), paru en février 2016, présente un dossier dont l’intitulé, « Témoigner en littérature », constitue autant une provocation que l’annonce d’un questionnement ouvert. A priori, on est tenté de voir, dans un tel assortiment, une combinaison contradictoire, l’un de ces tandems qui voudraient concilier deux domaines incompatibles : le témoignage écrit, celui qui documente l’Histoire et le secteur judiciaire, n’est-il pas, avant tout, dépositaire, ou pour le moins documentaire ? Que viendraient faire les récits circonstanciés d’exactions et de crimes en Littérature ?
2En partie programmatique, la réponse apportée par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, qui ont coordonné le dossier, pose que « le témoignage consacre une rupture radicale avec la doctrine de l’autonomie de l’art héritée du romantisme », incitant par ce biais « à un réexamen critique de certains crédos contemporains relatifs à l’absolue liberté d’invention de l’artiste, à la déliaison de l’éthique et de l’esthétique, ou encore à la réduction de la littérature à la fiction » (résumé).
3Au sens critique, on ne peut disconvenir du fait que les controverses et les analyses portant sur les récits de témoins se sont multipliées depuis les années 1980. Tel est le cas en sciences humaines et sociales, où l’on voit qu’en plus des personnes – selon l’approche biographique qui semble privilégiée en sociologie (Michael Pollak et Nathalie Heinich, 1986) – , tout témoigne, du photogramme et de la simple note aux comptes rendus d’instruction. Les lieux eux-mêmes, variablement commémoratifs, ont aussi une portée testimoniale, comme nous invitent à l’admettre plusieurs domaines du savoir académique, parmi lesquels l’Histoire, bien entendu, mais également la socio-anthropologie, l’ethnographie et la philosophie (cf. Michèle Gellereau, 2006, p. 63 ; Julien Mary, 2012). Cette diversité d’approches et d’objets de recherche se reflète dans les nombreuses parutions traitant ces questions : outre les ouvrages collectifs portant sur la thématique du témoignage, dont celui coordonné par Dominique Legallois, Yannick Malgouzou et Luc Vigier (2011), on pense au numéro 71 de Communication (2001) sur « le parti pris du document », au chapitre de Banquet (24, 2007) sur « l’histoire revisitée », au dossier de Critique (726, 2007) sur les liens entre histoire et mémoire, et bien entendu au numéro de Geste, paru en automne 2006, sur « l’acte de témoigner ».
4Dans le domaine de la littérature, ce numéro double d’Europe marque de notre point de vue un tournant. Cette livraison ambitionne, qui plus est, d’aborder bien plus que la thématique dont elle se saisit : à travers elle, et au-delà même des ressorts ontologiques du témoignage, les questions que soulèvent les articles portent notamment sur la discursivité des représentations individuelles et sociales, mais aussi sur les fondements du jugement esthétique, à travers par exemple les tensions entre littérarité et fictionnalité. Les témoignages rapportés nous renvoient au fait que les guerres ne se résument pas à des crises momentanées, pour ainsi dire provisoires, et qu’elles persistent dans les mémoires et les migrations bien au-delà des armistices, des traités et autres statu quo qu’événementialisent l’Histoire et le monde politique. En définitive, ils s’inscrivent dans une temporalité qu’il convient d’abstraire d’une concrétude facile et confortable.
5L’appareil de notes du dossier contient, en plus de plusieurs renvois à l’ouvrage fondateur de Jean Norton Cru (Témoins, 1929), d’abondantes références historiques, parmi lesquelles l’appel du Comité d’aide aux déportés [arméniens] de novembre 1918. On y relève en outre des informations de première main, entre autres sur le « Témoignage à propos d’Eichmann » de Primo Levi (rédigé en 1961), et la Ville des cadavres d’Ôta Yôko. Les témoins concernés, dans ce numéro double, sont surtout des personnes qui ont survécu à un « crime de masse » (p. 3), sans que ces dernières ne se réduisent au seul rang d’« informateurs », quand bien même pourvus de savoirs d’expérience (cf. sur ce point Stéphane Chauvier, 2005, p. 30‑31). Lettres « écrites au gré des circonstances » chez Missakian (p. 44), poème composé d’après le témoignage de codétenues et de « camarade[s] » chez Elena Vladimirova (p. 63), « données inédites » de témoins de la Guerre d’Algérie avec Tristan Leperlier (p. 178‑180), « dialogue » entre une profusion d’anecdotes et une documentation sourcée chez Philippe Beck (p. 227) : tout concourt, dans cette production collective, à nourrir la réflexion et le débat.
6L’un des intérêts du dossier tient par conséquent à ce qu’il contient lui-même, avec un indéniable souci d’exactitude, des archives. Frédérik Detue et Charlotte Lacoste rassemblent ainsi, aux p. 28‑36, des extraits d’un « petit chef-d’œuvre de la Grande Guerre » (présentés aux pages 16‑27), à savoir le Là-bas de Guy Hallé, édité chez les frères Garnier (Paris) en 1917. « Considéré par Cru comme l’un des meilleurs témoignages de la Grande Guerre » (p. 16) à un moment où ces derniers ne sont pas encore un « genre institué » (Ibid.), l’ouvrage de Guy Hallé, dont les coordonnateurs dressent une biographie conséquente (cf. p. 18‑19 et 26‑27), occupe opportunément la première place. De même Krikor Bedelian présente-t-il, avec un soin analogue, une série de vingt lettres issues de la correspondance testimoniale de Chavarche Missakian. Celui-ci, « journaliste et militant » (p. 37), est l’un des témoins du « Grand Crime » arménien (Yeghern). En l’occurrence, K. Bedelian dresse une analyse historique et littéraire des courriers de l’auteur, en évoquant un « témoignage épistolaire » (p. 39) qui dépasse de loin le « reportage au sens strict du terme ». Tout autant significative, la notice biographique que fournit Jean-Baptise Para sur Elena Vladimirova (p. 62‑64), ainsi que celle qu’il propose à l’avant de sa traduction du « Témoignage à propos d’Eichmann » de Primo Levi (p. 92‑93), apportent de concrets éclairages sur les contextes mémoriels et « civique[s] » (p. 92) de leur époque. On notera également celle que produit Maya Morioka Todeschini sur Ôta Yôko (p. 135‑138), et qui montre clairement comment l’écrivaine est devenue « une figure majeure de la "littérature de la bombe atomique" ».
7Simultanément, le dossier d’Europe, dont on indiquera qu’il est suivi d’un très élégant Cahier de création, transcende les seules biographisation et production archivistique, et recense de nombreuses pistes d’analyse du témoignage en littérature. Nous ne suivrons donc pas ici l’ordre dans lequel apparaissent les articles, un tel numéro exigeant, incontestablement, plus que cela. En premier temps seront donc abordées les spécificités des discours testimoniaux, après quoi nous envisagerons proprement l’ethos du témoin, ce qui nous conduira, de fait, à considérer dans quelle mesure les productions concernées participent d’une résistance, à certains égards anhistorique, contre la démémoration et l’oubli.
Les discours testimoniaux : entre « exigence de concrétude » & littérarité
8Quelque peu provocatrice, la présentation du dossier par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste (« Ce que le témoignage fait à la littérature », p. 3‑16) renvoie d’emblée les « écrits testimoniaux » à une « pratique sociale récente » (p. 3). Témoigner consiste avant tout, même en littérature, en un « acte judiciaire » : le témoin dépose sur des événements dont il ne peut supporter qu’ils soient tus ou déformés par ailleurs, notamment dans la presse, d’autant que « la désinformation est dénoncée dans nombre de témoignages » (p. 7. Voir aussi p. 43). Il existe selon les auteurs un « contrat testimonial » (p. 7), d’après lequel les écrits concernés impliquent une contemporanéité du témoin et de la période, attestant par là même une « véridicité » du récit. Ce que Frédérik Detue et Charlotte Lacoste appellent une « exigence de concrétude – et d’exactitude – » (p. 8) tient à ce que les témoignages non seulement sont « garant[s] de la valeur de vérité du texte », mais s’avèrent aussi « voué[s] à déjouer une abstraction » (p. 8) telle qu’elle se manifeste dans les romans ou les nouvelles, et qui ne saurait coïncider avec le « parti pris matérialiste qui est au fondement du genre testimonial » (p. 9).
9Ce parti pris matérialiste s’accompagne souvent d’une déconstruction du récit, laissant proprement la reconstitution des évènements à l’initiative du lecteur. Il s’agit de « s’en tenir au fait », annoncent là encore Frédérik Detue et Charlotte Lacoste dans « Vicissitudes d’un genre littéraire » (p. 21), « ce qui ne signifie pas que ceux-ci parlent d’eux-mêmes », y compris quand sont intervenus des « remaniements » (cf. la note 14, p. 40), ou une censure qu’Assia Kovriguina exemplifie pour sa part, dans son article « témoins oculaires de la destruction des Juifs en URSS. Parler par délégation, témoigner malgré tout » (p. 77‑91), à travers le travail des commissions locales soviétiques chargées d’archiver les témoignages « à chaud » des rescapés des camps. On apprend ainsi, avec l’auteure, que « les voix qui émanent du peuple sont [alors] soumises à un filtrage attentif et à une relecture stricte, de sorte que l’interprétation de ces documents remaniés va devenir par la suite un vrai casse-tête pour les historiens » (p. 78). Comme le résume Assia Kovriguina à propos des deux diaristes dont elle reprend les écrits, la « crudité d’une histoire authentique est révélée et cristallisée dans une scène, une image ou un geste concrets. Elle est aussi transmise par une esthétique du fragment » (p. 87) qui renvoie à cette exigence, rappelée par Maya Morioka Todeschini à propos d’Ôta Yôko (cf. infra), de « s’en remet[tre] au lecteur, qui doit recomposer le puzzle, construire son propre sens » (p. 137).
10Assia Kovriguina relate les pratiques les plus répandues et les « procédés industriels » (p. 78) employés au sein de l’Allemagne nazie pour exterminer les Juifs. L’auteure rappelle néanmoins, à cet égard, que « la focalisation exclusive sur la dimension industrielle de la Shoah laisse en fait hors-champ les massacres de proximité en URSS » (p. 78). Juifs comme non Juifs assistent à la multiplication des meurtres, tout comme la « population locale, impliquée directement ou indirectement ». Quand les instances du pouvoir soviétique lancent les appels aux témoignages, à la suite du démantèlement des camps, les témoins oculaires produisent des écrits qui sont ensuite « transmis à la commission littéraire du Comité juif anti-faciste », ou « à l’une des nombreuses commissions locales soviétiques – présidées par la TchGK – qui ont en charge de transcrire l’histoire immédiate » (Ibid.).
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11Filtré ou non, l’acte dépositaire, basé le plus fréquemment sur des matériaux concrets, n’en exclut pas toute forme de littérarité. Bien au contraire : les très touchants écrits de Guy Hallé (p. 28‑36), puis de Chavarche Missakian (p. 47‑59), annotés respectivement par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, ainsi que Krikor Bedelian (avec une grande précision concernant les passages censurés), illustrent nettement les choix scripturaux à l’œuvre. De même relève-t-on, dans le dossier, l’implacable Kolyma d’Elena Vladimirova (p. 71‑76) sur la Grande Terreur de l’Union soviétique, le poignant « Témoignage à propos d’Eichmann » de Primo Levi (p. 93‑98), et la Ville des cadavres d’Ôta Yôko, dont les qualités littéraires sont frappantes.
12Judicieusement placés dans le dossier, deux articles confrontent intégralement le témoignage à ses enjeux esthétiques. Dans le premier, intitulé « "L’Odeur de la chair brûlée". Témoignage et mentir-vrai » (p. 115‑134), François Rastier pose d’emblée « la question du rapport entre témoignage littéraire et vérité historique » (p. 115). L’auteur, qui n’en est pas à ses débuts sur cette thématique (cf. son article « Témoignages inadmissibles » paru dans le numéro 159 de Littérature, en 2010), parle d’une « nouvelle forme de stylisation, par laquelle la littérature de l’extermination a surmonté la contradiction entre œuvre et témoignage, rendant ainsi leur dignité aux victimes comme à l’entreprise littéraire elle-même » (Ibid.). François Rastier illustre son propos en discutant, de manière quelque peu réquisitoriale (en particulier en note), l’opposition qu’établit Paul Ricœur entre L’Écriture ou la vie de Jorge Semprún et Si c’est un homme de Primo Levi : d’un côté, un roman autobiographique en partie « enjoliv[é] », de l’autre un « froid compte rendu », pour reprendre les termes du philosophe (p. 116). François Rastier dégage toutefois « divers traits critériaux » permettant de caractériser l’opposition entre le témoignage et l’autobiographie romancée : les « commodités fictionnelles » d’abord (p. 118‑120), mêlant le vrai et le vraisemblable, la vérité historique et la fiction romanesque, à l’instar d’Aragon produisant sa nouvelle Le Mentir vrai (1964), celle-ci « permet[tant] en effet de jouer la littérature contre l’histoire, y compris l’histoire individuelle qu’elle s’autorise à réviser » (p. 120). Deuxièmement, la « non-linéarité » (p. 120‑121), qui amène le « témoignage littéraire » à conserver la « linéarité globale » de l’acte dépositaire, tout en déconstruisant la trame narrative. S’y ajoutent ce que François Rastier appelle « l’érotisation » (p. 121‑122), avec notamment l’accumulation des figures féminines dans le récit de Semprún, « l’écriture du moi » (p. 122), la « théologie du Mal et [l’]impossibilité du témoignage » (p. 122‑124), cette dernière soulevant de réels enjeux éthiques. La part du crime, « plus radicale que le pêché originel » (p. 123), dépasse « toute rémission », au risque de brouiller les vraies responsabilités à l’aune de l’Histoire documentée. L’Écriture ou la vie est surtout, en somme, une histoire de vie, « ni témoignage authentique, ni véritable roman » (p. 124). François Rastier y voit un genre, celui de la « biographie militante » (p. 125), où il n’est nullement question de « tuer la littérature », comme le déclare Kadaré, car « ce brouillard familier […] rappelle fort la zone grise évoquée par Primo Levi, lieu certes de la compromission, du déni, mais aussi de la suspension provisoire du jugement éthique » (p. 125). En la matière, « le trait saillant », telle la formule odeur de chair brûlée, « dépend d’un choix éthique et esthétique » (p. 130), avec une « valeur d’éducation et de mise en garde toujours actuelle » (p. 134).
13Toute « suite d’évènements », selon la formule de Jean Bruyas (2001), peut susciter un récit, une histoire, mais beaucoup dépend de la « perspective » à partir de laquelle se place « celui qui la narre », pour reprendre les termes de Tristan Leperlier (p. 179). Celui-ci, dans « Témoins algériens de la "décennie noire" en France » (p. 178‑191), revient sur « les violences qu’a connues l’Algérie dans les années quatre-vingt-dix » et fournit un intelligent travail d’inventaire des écrits produits sur la question. Il convient de parler d’écrits, car écrivains, éditeurs et critiques ont alors une réelle difficulté à catégoriser le témoignage comme tel, au milieu des « chroniques », « récits », « romans » et d’autres catégories « floues » (p. 178‑179). La reconnaissance des témoignages par les écrivains algériens est liée, avant tout, à une « valorisation sociale » et simultanément à « la médiatisation d’un contre-discours face à celui, hégémonique, du colonisateur, mais également à une contre-histoire » (p. 180‑181). Face aux commémorations du FLN, on apprend ainsi que « le ministre des Moudjahidines déclare », à ce moment-là, « un caractère d’urgence » à recueillir les témoignages (p. 181). Le « besoin de témoigner » a donc lui aussi, d’après Tristan Leperlier, « une histoire », car ce besoin est, dans les années 1982‑1983, confronté à deux tensions socio-historiques de l’Algérie : d’un côté, celle qui extirpe peu à peu le pays de l’emprise coloniale et des formes de néocolonialisme, et de l’autre, « la tentative de créer un État islamique » (p. 182). Car une autre urgence se déclare : celle qui consiste à témoigner de l’assassinat de « dizaines d’intellectuels » par les islamistes « entre 1993 et 1995 ».
14Nous ne pouvons en l’occurrence que convenir, avec Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, que le témoignage constitue bien un « art d’écrire », qui « renouvelle tant les notions d’auteur que de création, et redéfinit les formes de l’"engagement" en littérature » (p. 15). Certes, on ne peut s’empêcher d’envisager, comme s’y emploient les coordonnateurs du dossier dans leur présentation (p. 11), une « valeur documentaire des témoignages […], tributaire de leur valeur littéraire ». La littérarité du texte testimonial n’est donc jamais oubliée dans le dossier : ainsi est-il question du « style » de Guy Hallé, qui « se caractérise par une certaine emphase, fondée sur des figures de répétition et un usage assidu des présentatifs », ainsi que par un emploi abondant d’infinitives (p. 24). De même Assia Kovriguina parle-t-elle, concernant Buivydaite-Kutorgiene, d’un « style, d’habitude si émotionnel et vivant », qui « s’assèche et se durcit, comme si l’extermination [des Juifs] ne pouvait être rapportée que de la façon la plus précise et la plus crue possible » (p. 86). Dans l’article de Lili Du, « Témoigner de l’exil rural en Chine populaire (1968‑1980) » (p. 146‑161), il est également question, à propos de l’œuvre de Deng Xian (Rêve des jeunes instruits chinois), « d’une nouvelle approche, testimoniale et mémorielle, […] de l’Histoire des zhiqing » (p. 149) : « bien que la linéarité de l’ouvrage soit troublée par l’enchâssement de séquences événementielles rétrospectives, de témoignages, de réflexions de l’auteur, d’extraits de rapports ou d’archives officiels, le rythme narratif est subtilement maitrisé » (p. 152). Dans un style par moments « quasi-journalistique » (p. 154), Deng Xian s’intéresse « aux victimes "ordinaires" », particularisant de ce fait « la démarche mémorielle de son récit qui atteste bien, en fin de compte, la complexité et la porosité de la mémoire de la communauté des zhiqing » (p. 156), le conduisant par cet intermédiaire à « représenter l’histoire de manière panoramique » (p. 157), tout en retraçant une « autre tragédie », celle des enfants abandonnés « lors du grand retour des zhiqing en 1979 » (p. 159‑160). Pour reprendre Lili Du concernant l’œuvre de Deng Xian, « si l’écriture dite documentaire n’est guère [alors] une nouveauté sur la scène éditoriale chinoise, elle apporte néanmoins un souffle d’originalité dans l’écriture des jeunes instruits, plus ou moins saturée par l’épanchement de critiques et de dénonciations au lendemain de la Révolution culturelle » (p. 147).
15Mais le discours testimonial ne figure pas que dans les textes : au cours de son entrevue avec Frédérik Detue et Charlotte Lacoste (« L’art du survivant, une attitude », p. 162‑177), Rithy Panh parle du montage de ses films, entre autres à partir d’« images d’archives faites par les autres » (p. 169) : il existe bien selon lui, dans cet effort cinématographique, « un travail d’écriture », en ceci qu’« il n’y a pas de témoignage qui vaille sans une élaboration esthétique » (Ibid.). S’il n’évoque pas de son côté une non-linéarité, Rithy Panh assure néanmoins que « l’histoire de l’homme n’est pas faite de segments, mais de continuités. Quand il y a une rupture – et un génocide est une grande rupture –, il faut raconter » (p. 171). Rithy Panh confirme en outre cette dimension politique de toute démarche éducative : « un État qui n’investit pas dans la culture et dans l’éducation est un État criminel. Parce que tout part de là » (p. 172). « L’idée même de réconciliation est politique », confirme l’auteur (p. 173), et « pour se réconcilier, il faut d’abord établir qui est la victime et qui est le bourreau » (Ibid.).
16Le deuxième entretien du dossier, mené par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste auprès de Marcel Cohen (« Faire avec presque rien, ou le métier d’un écrivain stupéfait », p. 207‑220), revient parmi d’autres sur les œuvres de Primo Levi et de Jorge Semprún, et permet opportunément à Cohen de spécifier qu’il a été lui-même « collecteur de témoignages – manière de créer de l’archive, et ce sur divers évènements » (p. 209). Sur ce point, l’auteur confesse qu’aucun de ces « faits » ou « témoignages […] ne se suffit à lui-même » (p. 209) : de ses livres ne « se dégage […] aucun sens, à proprement parler » (p. 210), mais la description d’une machinerie criminelle, y compris au sein de Sur la scène intérieure, dont il importe de noter qu’il est sous-titré Faits. Marcel Cohen renvoie à cet égard au propos de Marie Gil affirmant que la littérature, c’est aussi « des formes qui réfléchissent, se réfléchissent et réfléchissent le monde dans une dialectique sans fin » (p. 211). Difficile, devant des ignominies comme la carte utilisée dans les camps nazis pour catégoriser les détenus, les mitraillages, les fosses communes, de s’extraire entièrement du documentaire : « quelle possibilité reste-t-il pour le roman en tant que tel, demandez-vous ? Je ne sais pas. La fable peut-être », répond Cohen (p. 215). « De même, au cinéma », avec des acteurs grimés, et une mise en scène que l’auteur rapproche d’une forme d’outrance, le « spectacle » a plus de liens avec la pornographie « qu’avec le devoir de mémoire, ou le souci de comprendre » l’innommable (p. 217). L’entretien se termine avec cette très belle phrase, sur « l’objet même de la littérature » (p. 220) : s’agirait-il de style ? d’imagination ou d’originalité ? Non, « c’est tout ce dont on n’aurait aucune conscience sans le regard de l’écrivain ».
L’ethos du témoin
17Un tel regard s’appuie sur une multiplicité de narrateurs et de formes. Assurément, le « je » de la narration se révèle le plus fréquemment, en matière testimoniale, un je pluriel, multifacettes, à la fois documentaire et littéraire, éthique et esthétique. Comment comprendre autrement qu’on ait pu si vite reprocher à l’œuvreVille des cadavres d’Ôta Yôko, comme le relate Maya Morioka Todeschini, « son absence de qualité littéraire », en reléguant l’œuvre de l’auteure au rang de « document (kiroku) » (p. 138) ?
18Ces questions s’avèrent particulièrement bien traitées au sein de la contribution de Krikor Bedelian (« Le témoin clandestin. Chavarche Missakian, correspondant à Constantinople en 1915 », p. 37‑46), lequel insiste sur le fait que « les lettres ne forment pas non plus un récit écrit à la première personne et centré sur la vie du clandestin » (p. 39). Cette forme de « chronique épistolaire, écrite au jour le jour, sans plan préétabli » (p. 40) conduit Missakian à « invoqu[er lui-même] sans cesse des témoins (vgay) » (p. 41). Avec une implication similaire dans l’archive, Ôta Yôko, face à une « mort omniprésente » (p. 136), dépasse sa propre expérience et livre « un large panorama d’informations […] en faisant alterner son témoignage personnel, des rapports », ainsi que des propos rapportés, des reportages journalistiques et des réflexions métaphysiques (p. 137). En lien avec cet ethos partagé qu’est celui du témoin, l’écriture diarique organise discursivement les récits, d’autant que, notent pour leur part Frédérik Detue et Charlotte Lacoste (p. 12), « le modèle du journal n’est jamais loin » (cf. aussi p. 24). Du point de vue du narrateur, la production testimoniale est dans le même temps, selon les coordonnateurs du dossier, « dialectique », en ceci qu’elle « se distingue à la fois du rapport, fondé sur une conception positiviste des faits, et de la technique romanesque qui vise une immersion du lecteur » (Ibid.). L’écriture est carnetière chez Missakian (p. 41), journalière chez Adrian Orjekhovski (p. 82‑83) et dans les « cahiers de notes » d’Elena Buivydaite-Kutorgiene (repris par Assia Kovriguina aux pages 83‑84 et suivantes). Tous deux « diaristes » (p. 85), Orjekhovski et Buivydaite-Kutorgiene entendent « porter témoignage dans l’espoir que leurs notes seront intégrées à l’Histoire » (p. 84). On relève le même impératif, au sein de l’article de Tristan Leperlier, chez l’écrivain algérien Abdelkader Djemaï, qui concède, dans un entretien personnel conduit le 8 mars 2014, « un devoir d’écriture et de témoignage : […] créer un univers romanesque ne signifie pas se dérober à la réalité, mais poser le témoignage par l’intermédiaire de la littérature » (p. 183). Le témoignage, valorisé en Algérie, est déclassé en France, ce qui contraint les écrivains algériens vivant en territoire français à se retenir de revendiquer leurs écrits comme tels, ainsi que l’illustre le cas de Maïssa Bey, née en 1949, qui a produit son premier texte à Paris en 1997 et se défend, pour conforter la légitimité littéraire de ses écrits, de les désigner comme des témoignages. Il en sera de même pour Soumya Ammar-Khodja, née en 1956 et publiant en 1999 un article où elle concède que « l’expression du témoignage » est « plus directe, plus spontanée que celle du roman » (p. 188).
19Nous relevons un questionnement très proche avec François Rastier, lequel évoque aussi, concernant l’œuvre de Semprún L’Écriture ou la vie, le « statut de la vérité historique, partagée entre les enjolivements du romancier et l’engagement éthique du témoin » (p. 116) : chez Semprún, le « je de la narration » est à la fois « nourri de [s]on expérience » et dépassement de soi (p. 118).
20Le survivant accomplit certes un « acte judiciaire », rappellent Frédérik Detue et Charlotte Lacoste (p. 20) à l’occasion de leur présentation du récit de Guy Hallé, mais « ce sont les choix du témoin soucieux de les éclairer, et l’imagination qu’il déploie pour y parvenir, qui les font advenir comme tels » (p. 21). « Décrire sa guerre n’équivaut pas à parler de soi. Contrairement à l’autobiographie, le témoin n’est pas l’objet principal de son récit » (p. 22). Et cela vaut même quand les survivants se voient dépourvus de tout support matériel d’écrivains : rapporté par Jean-Baptise Para, un courrier rédigé en 1956 par Elena Vladimirova illustre comment, empêchée matériellement d’écrire, celle-ci l’a d’abord fait « dans son esprit », n’ayant recours qu’à sa propre mémoire, ou « au papier […] pendant le temps nécessaire à la mémorisation » (p. 69). De façon analogue, Maya Morioka Todeschini raconte comment Ôta Yôko, miraculeusement rescapée de la bombe d’Hiroshima, « consigna fièvreusement les évènements, écrivant tant bien que mal sur des lambeaux de papier arrachés aux portes coulissantes typiques des intérieurs japonais » (p. 136).
21Dans une autre perspective, l’entretien avec Rithy Panh commence par cette remémoration de la lettre indignée adressée par lui à Kurt Waldheim, alors secrétaire général de l’ONU, malgré ses compromissions avec le nazisme. Cette indignation est en partie à la source de son désir de rapporter ce que lui et d’autres ont vécu sous le régime des Khmers rouges. La production filmique dont il est surtout question dans l’entretien est S21, la Machine de mort khmère rouge (2002), et dans une moindre mesure L’Élimination (2012), amenant le cinéaste à admettre avoir « fai[t] de l’anthropologie historique avec des moyens cinématographiques » (p. 164), au gré d’une forme de biographisation qu’il ne compte en rien dissimuler, et que relate l’anecdote d’une blessure dont son propre « corps garde quelque chose qui revient sous forme de réminiscences » (Ibid.). Frédérik Detue et Charlotte Lacoste soulignent à cet égard le refus de Rithy Panh de « passer par la fiction » (p. 165). Et le cinéaste de renchérir : en plus de ses réminiscences personnelles, il a par ailleurs « utilisé la peinture, les photos, les archives du crime » (p. 166), car « ce sont les morts qui [l]e guident, pas [s]on expérience ». « Malgré les tentatives d’effacement, […] il reste toujours quelque chose, une trame cachée quelque part » (p. 167). Dans leur manière d’« organiser la mort », les Khmers rouges ressemblent aux nazis, ce qui conduit le témoin, ou celui qui confronte les témoignages, à outrepasser son propre vécu pour avant tout s’efforcer de « sentir l’Histoire » (p. 169).
22Ces réflexions nous semblent rejoindre les termes qu’en donne Gilbert Simondon (2005), qui parle d’une « capacité de l’être individué de se désindividuer provisoirement pour participer à une individuation plus vaste » (p. 167). Or, si « l’adjonction d’un certain coefficient d’interindividualité à une société peut donner l’illusion de transindividualité, […] le collectif n’existe véritablement que si une individuation l’institue. Il est historique » (Ibid.).
23En termes d’expérience collective, l’article de Barbara Métais-Chastanier (« Le Témoin au théâtre. De la preuve à la mise à l’épreuve », p. 192‑206) commence par indiquer à quel point « le témoignage innerve l’écriture dramatique et chorégraphique contemporaine » (p. 193), qu’il s’agisse par exemple du théâtre verbatim en Angleterre, du treatr.doc en Russie, ou d’autres courants, dont Barbara Métais-Chastanier examine la « dimension esthétique ». L’auteure donne de multiples exemples pour illustrer le fait que c’est « à cet appel de l’Histoire, à sa convocation, insoutenable et contradictoire quand il s’agit du crime de masse, que répond en partie le recours au témoignage du survivant » (p. 194). Reprenant par exemple les relevés et les notes pris par Bernd Naumann au procès de Francfort (1963‑1965), Peter Weiss entreprend dans L’Instruction (1965) d’évoquer les « Témoins » comme des « porte-paroles anonymes des centaines d’individus appelés à témoigner » (p. 195). Barbara Métais-Chastanier nous apprend à cette occasion qu’« en 2006, Isabelle Gyselinx et Dorcy Rugamba […] mettent en scène avec des acteurs rwandais le texte de Peter Weiss. Grâce à cette pièce, écrite en résistance à la politique de l’oubli, […] les deux artistes trouvent la distance nécessaire pour nommer, plus de dix ans après, la situation historique et politique consécutive au génocide des Tutsi au Rwanda » (p. 197). Barbara Métais-Chastanier détaille ensuite le travail qui a permis, en 1999, le montage en Avignon de Rwanda 94 du Groupov, avec la montée sur scène d’une survivante du génocide. Rendre « intelligible » un crime de masse, selon l’auteure, c’est aussi « reconnaître qu’il n’y a de regard et de propos que situés, d’objectivité que construite et de discours que relatif à ses propres conditions d’énonciation » (p. 203). Ce n’est qu’au prix de cette réflexion esthétique que le théâtre peut questionner le spectateur, précisément, sur « son statut de spectateur, de citoyen, ou de "témoin du témoin" » (p. 205). Car il s’agit bien aussi de défaire « cette procédure discursive d’innocentement » dont parle Alain Badiou dans Le Siècle (2005), et qu’évoque Barbara Métais-Chastanier page 199, non sans faire écho à ce propos de Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, quand ces derniers déclarent que le témoin est d’abord celui qui s’élève « face à la surdité du monde et aux stratégies de déni » (p. 5).
Contre l’effacement, l’oubli & la démémoration
24Contre l’oubli et le désordre mémoriel, quelles « représentations du passé » donner (Abel et al., 2006) ? Il s’agit bien, comme le note Krikor Bedelian au fil de son article (p. 41), « de transmettre le souvenir des évènements, d’en conserver la trace dans la mémoire collective, de sauver de l’oubli ce qui advint afin que les choses ne se répètent pas ».
25Dans leur présentation du dossier, Frédérik Detue et Charlotte Lacoste rappellent que Norton Cru, à l’intérieur de son essai, a dénoncé chez les romanciers de la Grande Guerre de nombreuses « affabulations » (p. 10), contrairement à un « art de la vérité » des témoignages au sujet desquels Genevoix, dans Ceux de 14 (1949), avait déjà écrit qu’il importe de soustraire le témoignage de « tout acte affabulateur » (voir aussi p. 20). Cette question aurait pu rejoindre celle des témoignages « sous influence », laquelle a fait l’objet d’un ouvrage collectif en 2015 (M. Rinn éd.), mais le dossier coordonné par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste étant déjà très complet, on ne saurait lui en faire le reproche.
26D’une manière générale, les tensions entre le travail mémoriel et l’oubli, maintes fois abordées par la recherche tant en histoire (voir le numéro 61 de Genèses, ainsi que les dossiers de Raison Présente 157 et de Sociétés et Représentations 22, rien que pour la seule année 2006), qu’en ethnologie (Daniel Fabre, 2007), s’expriment partout dans le dossier d’Europe. Chavarche Missakian portraiture à ce titre, dans La Grande Crise (p. 47‑59), les fragilités d’une « page de l’Histoire […] inoubliable à jamais » (p. 48). Pour sa part, Assia Kovriguina déplore que « le discours testimonial, au départ suscité par l’État soviétique dans un élan de masse, a été formaté par les exigences politiques du moment » (p. 79) : les témoignages sont alors altérés, « truqués », consacrant en quelque sorte « l’échec du témoignage » en tant que « document pour soi » (p. 79-80).
27De même, on apprend avec François Rastier qu’à l’instar d’Orjekhovski et de Buivydaite-Kutorgiene écrivant « contre l’oubli » (Assia Kovriguina, p. 84), Semprún participe de la « commémoration des engloutis au nom desquels on parle » (p. 123). Et c’est bien la lutte contre la démémoration qu’aborde également l’article de Lili Du, à la faveur de son étude sur l’ouvrage de Deng Xian (1992). Lili Du expose avec rigueur comment cet « ouvrage phare de la littérature des jeunes instruits (zhiqing) », à travers la narration de la révolte de ceux au Yunnan à la fin des années 1970, a visé « à exhumer une mémoire tombée dans l’oubli tout en critiquant la falsification de cette mémoire » (p. 147). Là encore se pose la question des témoignages sous influence, que Régine Waintrater (2015) rapporte à ce qui constitue précisément les temporalités, plurielles, de l’acte de témoigner, dont on peut supposer qu’il doit être nécessairement différé pour qu’une ressaisie s’accomplisse, surtout après les pires traumatismes. La temporalité individuelle des témoignages de victimes rencontre forcément diverses temporalités sociales, mais aussi institutionnelles, tout en traversant des formes de militance et d’engagement politique très variées. Comme l’indique très justement Maya Morioka Todeschini à propos de la Ville des cadavres d’Ôta Yôko, « dans ce combat permanent contre la mort qui habite la mémoire et menace présent et avenir, l’écriture devient acte de résistance et preuve de vie » (p. 137). En l’occurrence, la résistance pour le témoin tient dans sa prise de parole, que Barbara Métais-Chastanier, dans sa contribution sur le théâtre, décrit comme « un véritable dispositif réflexif et critique, la parole du témoin survivant met[tant] en scène la construction d’un récit, l’élaboration tâtonnante d’une représentation adéquate » (p. 204).
28L’article « Négation et détournement des témoignages concentrationnaires » (« La Trilogie allemande de Louis-Ferdinand Céline », p. 99‑114), en donne une autre déclinaison. Marie Hartmann y fournit une lecture critique des derniers romans de Céline (D’un Château l’autre, 1957, Nord, 1960 et Rigodon, 1969) en confrontant les « mémoires » de l’auteur à leur sens juridique, celui de « dossiers destinés à un procès » (p. 99). Après avoir relaté les contextes historique et littéraire de cette production, Marie Hartmann débarrasse le dossier célinien d’un grand nombre d’a priori, et pose le débat sur le « contre-récit célinien » brodé d’humour noir et de négationnisme, avec la « stratégie de brouillage » (p. 109) qui en caractérise selon elle certaines narrations, à la fois sélectives (p. 110) et oublieuses (p. 111). Marie Hartmann conclut sur une critique de la « complicité qui unit habituellement auteur et lecteur, constituant la lecture comme une forme d’adhésion au discours de l’auteur », en marge de ce qu’« il s’y substitue un soupçon et une distance qui permettent de faire apparaître la parodie et la provocation comme modes d’écriture de l’Histoire » (p. 112).
29Même si l’on peut regretter que le travail, en particulier classificatoire et comparatiste, de Norton Cru reste peu discuté en dépit de quelques réserves (aux pages 17‑18), le travail archivistique des auteurs constitue, sur l’ensemble du dossier, un exemple du genre. C’est en particulier le cas de Frédérik Detue et Charlotte Lacoste partis à la recherche de « passages censurés » du Là-bas de Guy Hallé (cf. la note 19, p. 27), de Krikor Bedelian ayant retracé le catalogue des versions (arméniennes et françaises) de la Correspondance de Missakian (malgré la censure militaire), et de Jean-Baptiste Para présentant le poème Kolyma d’Elena Vladimirova (p. 61‑70), tout en l’assortissant d’une « note où elle expose les circonstances et les conditions dans lesquelles [il] fut écrit » (p. 61). De même Assia Kovriguina reprend-elle des extraits des carnets d’Adrian Orjekhovski, « inédits en français » (p. 80, note 5) : habitant d’Odessa, Orjekhovski – dont Assia Kovriguina dresse une courte biographie (p. 81) – a été « témoin de deux famines » dans les années 1920‑1930, et peu après des premières exactions du pouvoir soviétique, de « l’enchainement des violences, multiformes et très ramassées dans le temps » (p. 81), les « déplacements forcés », puis la déportation massive. Notons au passage que les extraits de Ville des cadavres, rapportés par Maya Morioka Todeschini aux pages 139‑145, et qui a repris la traduction de l’anglais de Catherine Ianco à la lumière de l’original japonais, sont tout aussi inédits.
30C’est sur les mêmes méandres de la démémoration et de l’oubli qu’insiste le dernier entretien du dossier, mené par Frédérik Detue auprès de Philippe Beck (p. 221‑235). Intitulé « Dialogue de la poésie avec la prose testimoniale », celui-ci revient en particulier sur les œuvres Chants populaires, Déductions et Chambre à roman fusible, où l’on retrouve l’« épaisseur de fumée » en allusion aux centres de mise à mort nazis. En dehors des diverses « questions communes » dont se saisissent les interlocuteurs, Philippe Beck déclare surtout « qu’il n’y a pas d’oubli pur » (p. 223). Contre l’effacement de la mémoire collective, l’histoire des hommes se rappelle à chacun de nous, et à ce titre, « la littérature est abstraite par constitution : elle a tendance, les mots en elle ont tendance, à effacer l’inoublié » (p. 224). Philippe Beck appelle dès lors poésie ce qui « renvoie chaque corps lecteur » à sa condition, à son « droit de mémoire, un droit d’insistance, et non de simple "résistance" » (p. 225). Nous citions Simondon supra, mais peut-être Philippe Beck l’exprime-t-il encore mieux quand il affirme que « le témoignage est un moment d’individuation », en ceci que « quelqu’un découvre durement le nous sans communauté qu’abrite son être-je, son être quelqu’un » (p. 231).
31Le témoin est bien celui qui se relève parmi les victimes, ainsi que l’exprime Elena Vladimirova dans son poème Kolyma, lorsqu’elle se remémore l’un de ses camarades de camp (p. 74) :
toujours je garderai mémoire
de l’homme grand et droit
qui resta debout
au-dessus de notre foule courbée
32Qu’on nous permette de reprendre à cette occasion, pour qui voudrait refuser l’entrée en littérature de ces témoignages, ce propos de Guy Hallé, qui dans Là-bas, repris p. 35, écrit ceci : « Quelle bouche s’ouvrira la première en hurlant pour cracher le sang et l’écume violette ? Dans quelle poitrine entrera le fer avec ce choc sourd et mat de linge battu ? ».