Rives & dérives du récit
Note de la rédaction : nous signalons à nos lecteurs que ce texte a été soumis concomitamment par son auteur à deux revues sans que le comité de lecture respectif de celles-ci n’en soit informé. Aussi cet article a-t-il paru à l’identique dans chacune des revues.
1Cette étude intervient, dans le parcours de recherche de son auteur, à la suite d’un grand nombre de publications consacrées à l’Estoire del Saint Graal, envisagée dans une perspective rhétorique, poétique et stylistique1. L’Estoire, à laquelle Michelle Szkilnik a également consacré une monographie d’importance2, peut être conçue comme un seuil du Lancelot-Graal dont la visée est de « couvrir de l’espace et de créer des itinéraires qui cartographient l’avancée vers l’ouest de ces premiers chrétiens et de leur foi » (p. 7). L’Estoire est conjointement un récit de fondation et un « élément central de la dynamique qui nous fait lire le Lancelot-Graal comme un cycle » (p. 8). En ce sens, l’auteur s’applique, à l’instar de M. Szkilnik, à restituer à l’Estoire sa profondeur symbolique et sa portée poétique, largement éreintées par Ferdinand Lot et Jean Frappier au nom d’un principe d’imperfection narrative (« faible et vraiment ennuyeuse »3, l’Estoire ne livrerait que « platitudes édifiantes »4). Cette mise au ban procède de surcroît du « lourd cahier des charges qui est le sien […] : rapporter l’origine de la geste arthuro-graalienne et (sembler) programmer le parcours qu’elle adopte dans les récits qui constituent le reste du cycle » (p. 12).
2L’introduction pose ainsi les singularités de l’Estoire, « roman de seuil » travaillé par la réécriture des modèles bibliques, et fondamentalement hétérogène. Le discours de la méthode qui préside à l’écriture de l’étude tient à manifester « l’articulation, ou pour mieux dire, l’alliage, qui s’effectue entre la nature fictionnelle de l’Estoire et les modèles d’énonciation, de représentation et de signification que ce récit emprunte aux textes fondateurs du christianisme et à leurs commentaires » (p. 15). L’auteur privilégie une approche qui voit dans le corpus arthurien une « littérature consciente d’elle-même », séparée « de la sphère de l’édification religieuse » (p. 17). Cette optique disqualifie irrémédiablement les approches purement théologiques réduisant la portée spécifiquement littéraire du roman. En un miroir des traits dynamiques et mouvants attribués à l’Estoire, l’auteur organise sa réflexion et l’ordonnancement capitulaire de son étude autour de quatre verbes, « Recommencer », « Instaurer », « Fonder », « Accroître », qui reflètent avec acuité le dessein narratif et poétique de l’Estoire.
Prégnance du prologue
3Le premier chapitre, « Recommencer », évoque les « procédures d’initialité » (p. 24) qui forment la matière du prologue et qui, paradoxalement ne préludent pas à l’avènement du récit, mais à la disparition du livret divin confié par le Christ. L’auteur étudie avec minutie les « procédures de brouillage, à la faveur desquelles le point d’origine du texte vacille et finit par se déplacer » (p. 27). Ce brouillage problématique concerne l’attribution du livre à un ermite auquel le Christ aurait demandé de copier un livre écrit de sa main, la « série de médiations », de l’original divin à un modèle latin dont l’Estoire serait la traduction, enfin une révélation posée comme inatteignable. Le frottement du profane et du sacré, de l’écriture romanesque et de l’écrit biblique, est particulièrement marqué dans la contiguïté des signes relevant du verbe divin, figuration par excellence de toute vérité, et des signes qui infléchissent l’estoire dans l’ordre de la fiction. À l’inverse des autres textes du corpus des « Hauts Livres du Graal », pour reprendre la formule de Jean-René Valette, l’Estoire a la prétention de « faire corps » avec le corpus biblique, en un volume d’« Actes des Apôtres nouvelle manière » (p. 33) écrit par le Christ — l’acception du terme d’ « escriptures » évoluant en ce sens de la « mise en écrit » à l’« Écriture sainte ». Le pastiche est dès lors inscrit au cœur de l’écriture fictionnelle, comme Mireille Séguy l’a montré par ailleurs5. Les scènes de la multiplication des pains de Joséphé et de la pêche miraculeuse d’Alain le Gros sont entées sur une écriture biblique dont l’estoire préserve le scénario narratif, entendu comme « un texte virtuel ou une histoire condensée »6, tout en apparaissant comme des « reprises transgressives de la Bible, dont ils défont la matière narrative » (p. 60). Le recommencement annoncé dans le prologue de l’Estoire va de pair, dans la configuration spatiale de l’univers romanesque, avec l’instauration d’un espace insulaire composé d’îles « estranges » et correspondant à l’émergence d’un monde sur le modèle de la Genèse. Cet espace semble générer tous les récits à venir, c’est pourquoi l’auteur rappelle la prévalence des images fécondes et archétypales de l’arbre et de l’archipel, pour restituer la dualité du Lancelot-Graal, concurremment marqué par une logique d’expansion et de clôture, par un esprit de (dis)continuité. Les îles de l’Estoire sont par conséquent investies d’une fonction sacrée de premier ordre, accueillant l’élaboration de ces « genèses secondes » (p. 109).
4Le chapitre II, « Instaurer », poursuit la réflexion en postulant que l’Estoire, par le jeu de désarticulations et réarticulations signifiantes, « tente de reconfigurer l’“encyclopédie” narrative dont il hérite » (p. 111). Cette instauration du monde, d’un monde recrée et recommencé dans l’espace de la fiction, s’accompagne d’un mouvement de renomination à partir du chaldéen et non de l’hébreu, à travers le sacrement du baptême chrétien. Dans les pages consacrées à la « resémantisation des noms » (p. 147-155), l’auteur place l’analyse dans le champ proprement linguistique que l’introduction annonçait. Partant, elle renouvelle l’étude des liens entre la littérature et le sacré, en réintégrant l’Estoire dans le domaine propre de la fiction et du langage qui la régit. La fiction, comme le suggère la conversion du roi Lebel, « disqualifie la langue courtoise » (p. 155) et privilégie une conversion non tant par la narration (notamment fondée sur l’alternance de récits oniriques et de leur exégèse) que par la langue, en une « conversion linguistique ». Conversion à la foi chrétienne, mais aussi conversion esthétique, en la création d’une « nouvelle langue du merveilleux » (p. 204).
Vertiges de l’architecture cyclique
5Le chapitre III, « Fonder », s’ouvre sur l’épisode de la « nef de Salomon », au principe d’un « récit archéologique », « récit de fondation » considéré comme une « fabrique du temps » (p. 213). Le passé de la construction de la nef, le présent de sa découverte par Nascien et le futur de la résolution des aventures dans la Queste del Saint Graal convergent dans cet épisode, conjointement à la typologie biblique qui établit une correspondance entre l’Ancien et le Nouveau Testament. L’intérêt de M. Séguy pour le temps et la mémoire transparaît dans les considérations sur la rétrospection, l’élucidation et la répétition (p. 215-229), qui abordent la question inéluctable de la chronologie relative, nécessaire à l’intelligence du Lancelot-Graal, « œuvre cyclique » qui « s’est construite dans le temps », tandis que « du temps s’est construit (se construit encore) dans et par l’œuvre ». Si les débats critiques sont légion, l’auteur retient essentiellement la dimension analeptique de cette suite antérieure qui vise à « expliciter », « amplifier » et « réorienter » les récits ultérieurs – si l’on prend pour ancrage la temporalité de la diégèse et non celle de l’acte d’écriture. Cette réorientation ne prend sens qu’à travers la réception du texte, incarnée dans les figures du « Lecteur Modèle » et des « lecteurs / auditeurs empiriques » (p. 271). Les noms de personnages, de lieux, et la mention des lignages sont les vecteurs d’une sédimentation de la narration dans l’esprit du lecteur, sédimentation propre à faire affleurer décalages et divergences, « essentiellement d’ordre idéologique » (p. 274), avec les autres versants du Lancelot-Graal. L’auteur propose une nomenclature sériant « réemplois » et « citations », « corrections » et « remaillages », pour définir les modalités de cet écart constitutif, malgré la volonté de l’Estoire de « mettre en cohérence la totalité du cycle » (p. 321). Dans cette dialectique de l’ouvert et du fermé, du prolongement et de la clôture, l’acte de lecture se voit assigner une fonction exégétique prééminente, si l’on considère « la possibilité d’interprétations et d’actualisations potentiellement infinies » (p. 322).
6Le chapitre IV, « Accroître », s’ouvre sur l’énoncé d’un paradoxe : tout ajout au verbe divin est par nature erroné, c’est pourquoi l’ambition sacrale de l’Estoire semble contrevenir au dogme. La notion de « récit d’ouverture » autorise un dépassement de cette aporie et se révèle tout entière dans l’étude des procédés d’accumulation, de prolifération et de série qui président à l’écriture fictionnelle et lui accordent une impression « d’abondance et de vie », selon l’intuition d’Eugène Vinaver. L’auteur relève et analyse les traits descriptifs et narratifs marqués par l’abondance et la réitération : les quatre tombes, la blessure « parmi les quisses », mais aussi des unités linguistiques signifiantes, tels les jeux d’échos sonores qui disséminent les phonèmes dans les doublets Joseph et Joséphé, Arphasan et Pellehan, Varlan et Lambor, pour s’en tenir aux seuls anthroponymes. Prolepses et généalogies, fables, récits interpolés et songes apparaissent comme des modalités conjointes d’accumulation et de surcharge qui conduisent à une saturation du récit, dans lequel « “divers avenirs, divers temps” peuvent proliférer simultanément ».
Figure de lecteur & irréductibilité herméneutique
7La conclusion revient sur les causes de la désaffection de l’Estoire, l’auteur l’attribuant in fine à son statut de « suite antérieure » ou « prequel », selon la terminologie anglo-saxonne — ce que le Lecteur Modèle parvient à appréhender échappe en partie au lecteur empirique. Les autres singularités fondamentales concernent la prétention du texte à prolonger le corpus canonique, et son intégration disjonctive à une « architecture cyclique » (p. 405). M. Séguy s’applique ainsi, dans le sillage de M. Szkilnik, à un dessein de revalorisation de l’Estoire, antérieurement évoquée comme un « porche de style bâtard ajouté après coup à la cathédrale »7. Cette étude élargit les principes que s’était assignés M. Szkilnik autour de la métaphore séminale de l’archipel, et présente une synthèse renouvelée des acquis de la critique. Les principales problématiques du texte sont abordées dans un esprit d’ouverture que l’image structurante du « Lecteur » contribue à emblématiser, et l’étude accorde une primauté inédite aux pouvoirs de la parole, les pages consacrées à la nomination des composantes du monde étant particulièrement éclairantes.
8L’auteur édifie au fil des pages un certain nombre de concepts critiques particulièrement opératoires : ainsi dans l’ordre de l’itération du récit, la reconduction (« il s’agit de commencer encore ») et la réeffectuation (« il s’agit de commencer autrement »). La notion de mémoire active (p. 265) permet également de rendre compte de la singularité d’un texte qui « (re)construit rétrospectivement » le passé du Lancelot-Graal, et semble aussi prévoir le « futur de la diégèse ». La démonstration emporte l’adhésion, et ce d’autant plus qu’elle donne sens aux inflexions du texte, reliant cours de la narration et cours du récit — par exemple lorsque le départ du narrateur d’un « espace uniquement dévolu au religieux » et ses « pérégrinations » semblent creuser « une distance géographique et symbolique propice à l’expression d’un écart de type esthétique » (p. 31). Ce livre-monde « second et à certains égards alternatif » (p. 19) est ouvert à tous les élargissements, de sa matière à celle du cycle qu’il inaugure. C’est pourquoi il prend place dans un questionnement plus large de la littérature médiévale — comment rendre compte de cette poétique de l’écart ou de l’imperfection idéologique et formelle ? quelle figure de lecteur doit être privilégiée pour donner sens aux monuments irréductibles que le Moyen Âge nous a transmis ?