« J’écris donc je copie »
1S’agissant de présenter Kenneth Goldsmith (1961) au public francophone, deux grands écueils se présentent d’emblée. Le premier consiste à déplacer l’attention du livre à l’auteur – un phénomène dans tous les sens du terme, déjà connu par un certain public (dans le monde universitaire hexagonal, Goldsmith a rapidement acquis un vrai prestige, que n’a pas entamé la polémique américaine sur son traitement du rapport d’autopsie de Michael Brown, le jeune homme tué à la suite d’une bavure policière raciste), mais encore très peu lu, en dépit des efforts des éditions Jean Boîte. Ces dernières ont sorti coup sur coup (ou plus exactement créé coup sur coup, car il s’agit de travaux inédits comme tels en langue américaine) deux livres importants : d’abord Théorie (500 textes – poèmes, pensées, récits courts – publiés sur 500 feuilles, réunies sous la forme d’une ramette de papier), puis Against Translation. Displacement Is the New Translation (une réflexion critique « contre » la traduction, proposée en huit versions – anglais, français, espagnol, allemand, chinois, japonais, russe et arabe – réunies sous boîtier). Ce sont d’ailleurs les mêmes éditions qui préparent actuellement la publication en langue française, due à François Bon, de Uncreative Writing. Il faut espérer que, dans les débats d’ordre théorique, le messager (Goldsmith) ne soit jamais confondu avec le message (les livres de Goldsmith et sa contribution à la théorie d’une nouvelle forme d’écrire).
2Le second risque serait de se limiter au seul livre soumis à la lecture, si singulier et scandaleux soit-il en apparence. Ce serait oublier l’exceptionnelle cohésion de la trajectoire de Kenneth Goldsmith, qui fut sculpteur avant d’être fondateur d’une archive numérique, ubuweb, qui fait toujours référence dans le domaine des productions d’avant-garde, textes, sons et images confondus (http://www.ubuweb.com/), et qui fut surtout praticien (animateur d’émissions radiophoniques, auteur, performeur, enseignant) avant de se transformer en théoricien de l’uncreative writing, c’est-à-dire d’une forme d’écriture qui généralise et systématise le principe fondamental de la copie, dans l’acception la plus violemment matérielle du terme qui soit. À cet égard, il ne suffit pas de dire – oserais-je préciser : de « répéter » ? – que la copie est l’ennemi juré de n’importe quelle méthode ou théorie de creative writing (le mot français « atelier d’écriture » semble rapidement faire place au terme américain). En régime de creative writing, ce sont les critères de distinction, d’originalité ou encore d’authenticité qui s’imposent inévitablement, de manière fort peu critique : à l’écrivain en herbe, il est demandé de s’exprimer de manière aussi personnelle que possible, même lorsque l’exercice d’écriture est lancée ou déclenchée par l’usage d’une contrainte formelle ou sémantique préexistante (l’hypocrisie de l’exercice est celle du maintien implicite du régime de l’imitation : on a le droit, sinon le devoir d’être « soi-même », mais le résultat obtenu sera toujours évalué en fonction de normes on ne peut plus consensuelles – d’où le reproche du style « moyen » ou middle-brow qui caractérise le travail de tous ceux qui ont passé trop de temps dans ce genre de cours1).
3La conception de l’écriture comme copie que défend Goldsmith va bien au-delà de cette interprétation littérale de l’esthétique de l’imitation. L’essentiel, pour lui, est non la copie ou l’imitation en général, hors contexte si l’on préfère, mais la nouvelle approche du geste de copier à l’ère numérique. Copier aujourd’hui, dans une culture digitale du traitement de texte et des big data, a une tout autre signification que copier à l’ère de la galaxie Gutenberg (pour ne rien dire des périodes antérieures, quand bien même il importe de souligner que, contrairement à des penseurs comme Marshall McLuhan ou Walter Ong, Kenneth Goldsmith se refuse à penser la sortie hors du livre comme un retour à la civilisation orale). D’un côté, la copie n’est plus présentée comme un simple choix, elle devient aux yeux de Goldsmith une véritable nécessité : tout comme la photographie a remplacé la peinture par diverses formes de reproduction automatique du réel, l’écriture vraiment automatisée (dont la machine à écrire n’était qu’une fade anticipation) rend désuet l’acte d’écriture traditionnel. De même que pour produire de l’image nous disposons de machines nommées caméras, nous utilisons aujourd’hui des machines à traitement de texte pour produire de l’écrit. Cela ne veut pas dire que peinture et écriture « créatrice » disparaissent, mais que l’une et l’autre sont obligées de se repositionner. Pour la peinture, la mutation s’est effectuée en peu de temps. Dans le cas de l’écriture, la résistance paraît plus forte, mais le passage à une plus grande automatisation est tout à fait inévitable et il faut donc s’attendre à voir surgir des usages de l’écriture sinon tout à fait nouveaux, du moins très différents des usages connus (la poésie, de ce point de vue, pourrait avoir une fonction de laboratoire).
4De l’autre côté, et ce point est décisif, la copie aujourd’hui ne peut pas être rattachée à la question de l’excès ou de la surcharge d’informations (information overload). Dans notre société contemporaine, et à supposer que l’écriture comme copie s’installe progressivement comme régime « naturel » (telle est bien la thèse de Kenneth Goldsmith), le problème n’est plus de choisir entre copie et expression authentique, mais de choisir entre ce qu’on copie et ce qu’on ne copie pas (n’ayant jamais peur des défis superlatifs, Goldsmith a lancé un jour le projet d’imprimer la totalité des pages disponibles sur Internet : discussions écologiques mises à part, c’était aussi une manière de prouver par l’absurde l’absolue nécessité du choix et de la sélection). Sur ce point, Kenneth Goldsmith retrouve la problématique du readymade : théoriquement, n’importe quel objet peut devenir un readymade ; en pratique, toutefois, la tâche de l’artiste n’est pas de convertir le premier objet venu en œuvre d’art ou d’anti-art, mais de ne pas se tromper au moment de choisir l’objet en question. « Sur ce point », donc, mais pas sur tous : si l’art de Goldsmith est, littérairement parlant, « non-rétinien » (c’est l’idée qui compte, plus que l’objet) comme chez Duchamp, l’objet en question n’est jamais singulier ou faussement unique, mais nombreux et proliférant. Kenneth Goldsmith ne prélève pas des phrases détachées de leur contexte, son geste porte sur la transcription d’archives plus grandes, voire « entières » (un numéro entier du New York Times de tel jour précis, l’ensemble des mots et phrases prononcées par l’auteur au cours de toute une semaine, la totalité de ce qui s’est dit dans les informations routières sur telle station de radio pendant 24 heures, et ainsi de suite). Car c’est bien là que se manifeste l’intérêt de la copie massive et indifférenciée : Kenneth Goldsmith dévoile un certain « inconscient de la copie », pour prolonger un peu et la référence à Benjamin et la comparaison entre caméra et machine à écrire qui lui sont chères toutes les deux, ce qui n’est possible que dans le cas d’une reproduction à la fois ciblée (c’est le critère qualitatif : le grand artiste est celui qui maîtrise à la perfection l’art de débusquer l’archive la plus significative) et trop grande pour se laisser contrôler entièrement (c’est le critère quantitatif : le grand artiste fait apparaître ce que lui-même ne peut pas étaler ou afficher de manière consciente).
5Uncreative Writing n’est ni manifeste, ni un manuel, ni un recueil d’articles au sens traditionnel du terme, quand bien même chacun de ces genres et chacune de ces dimensions sont présents d’un bout à l’autre de ce livre passionnant. Ce qui frappe d’abord, c’est l’importance du dialogue entre la démarche de Kenneth Goldsmith et l’histoire littéraire ou culturelle en général. Loin d’insister sur ce qui le distingue de tous ceux — et ils sont légion — qui insistent sur les critères d’originalité, d’innovation ou de rupture dans l’aventure des arts et des lettres dans la société occidentale, Uncreative Writing s’efforce de mettre en valeur les multiples correspondances entre l’esthétique radicale de la copie mécanique et ce qui s’est toujours fait et continue à se faire en d’autres domaines. Dans le sillage de Marjorie Perloff, dont le prestige et l’engagement ont été cruciaux dans la réception critique de Kenneth Goldsmith outre-Atlantique (mais sans doute aussi en Europe), la poétique de l’uncreative writing cherche et trouve sa place dans la poétique plus générale du « génie non-original », soit de l’écriture qui récrit le déjà existant plutôt que de s’épuiser à découvrir coûte que coûte du jamais dit2. Goldsmith situe l’uncreative writing dans cette tendance lourde de la culture moderne et sa démonstration est très convaincante, par la richesse et la diversité des exemples cités qui mettent au jour l’omniprésence du copier-coller (logiquement, Walter Benjamin vient ici au premier rang, tout comme des modernes tels que Gertrude Stein ou Samuel Beckett, mais Goldsmith démontre aussi une connaissance très fine de l’histoire de la poésie, notamment visuelle).
6En second lieu, le livre de Goldsmith dépasse constamment le seul champ de la production littéraire, sans qu’il perde pour autant sa spécificité médiatique. Uncreative Writing explore le travail de nombreux artistes visuels (une place d’honneur est évidemment donnée à Marcel Duchamp, puis à Guy Debord et à Sol LeWitt, mais le panorama est très bariolé). Cet élargissement du débat littéraire est la conséquence immédiate et logique de l’intérêt de Goldsmith pour les procédés matériels de l’acte de copier, qui engagent une réflexion fouillée sur le médium, à la fois comme support et comme pratique culturelle3. L’inscription des auteurs et des textes dans une écologie médiatique en mutation constante, d’ailleurs de plus en plus accélérée comme le montrent ici-même les décalages entre les textes plus anciens et ceux plus récents du recueil, est un bel exercice d’intermédialité appliquée, qui délaisse heureusement les discussions taxonomiques un peu vaines sur les types d’intermédialité pour relancer à nouveaux frais l’interrogation sur ce qui fait la singularité de chaque pratique au sein d’une culture médiatiquement hybride.
7Un troisième élément qui ne manquera pas de surprendre les lecteurs peu familiers du travail de Kenneth Goldsmith, c’est l’éclatement de son approche. On ne trouvera pas de « méthode » proprement dite, et surtout pas de méthode unique, mais une mosaïque de perspectives sur des problèmes convergents. Tout en comportant de nombreux exemples sur ce qui peut se faire en classe ou en d’autres contextes d’initiation à l’écriture, Uncreative Writing ne propose pas une trajectoire d’apprentissage programmé qui apprend à écrire. Certes, le livre de Goldsmith va infiniment plus loin que, par exemple, Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935) de Raymond Roussel, mais ici aussi les questions suscitées semblent au moins aussi importantes que les réponses données. À cet égard, il n’est pas inutile d’insister sur la difficulté de l’acte de copier, à laquelle Goldsmith consacre quelques pages très fortes. Car copier exactement, sans se permettre les négligences et les à peu-près, les distractions et les erreurs qui accompagnent toujours l’acte de copier, est une tâche ardue, dont le respect scrupuleux est toujours riche d’enseignements.
8Enfin, Uncreative Writing est aussi un livre écrit par un auteur qui possède une connaissance intime, presque amoureuse, de la littérature et de la culture européennes. De prime abord, rien de plus américain que Kenneth Goldsmith, qui dispense dans une institution de prestige (l’Université de Pennsylvanie est une institution Ivy League, soit un établissement offrant des conditions de travail dont l’immense majorité des Européens n’osent même plus rêver) un type d’enseignement, la creative writing, dont le sens et l’utilité ont été longtemps méconnus, si ce n’est méprisés en Europe. Mais rien de tel dans ce livre, constamment nourri d’exemples européens, anciens et modernes, et surtout très conscient des enjeux sociaux et politiques de la poétique de l’uncreative writing. La poésie, avec Kenneth Goldsmith, sort vraiment de sa tour d’ivoire4.
9Mais s’agit-il de poésie, vraiment ? Du point de vue institutionnel, la question ne se pose plus : les livres de Goldsmith sont répertoriés comme « poésies », et l’auteur même participe fréquemment à tous les moments et toutes les structures de médiation qui régissent aujourd’hui le management social de la parole poétique, des lectures publiques et des festivals littéraires aux interventions dans les musées ou les médias5. Que les textes mêmes de Goldsmith excèdent les définitions traditionnelles de la poésie (métrique et versifiée, plus ou moins libre, voire en prose qui ne se réclame plus de ces hybrides qu’on nomme « poème en prose » ou « prose poétique ») n’a plus d’importance. Après tout, c’est l’institution qui décide ce qui relève de la poésie et ce qui en est exclu (car l’idée de poésie reste toujours une idée très exclusive).
10On se tromperait du reste à personnifier la discussion : les livres de Goldsmith peuvent paraître à mille lieues de ce qui s’enseigne généralement sous le nom de poésie ou de ce que l’on trouve dans les collections grand public du champ poétique ; en pratique, toutefois, les créations du chef de file de l’uncreative writing ne sont nullement des hapax, et Uncreative Writing n’est pas un plaidoyer pro domo. De plus en plus d’auteurs travaillent dans une perspective plus ou moins analogue, comme on le note du reste dans les anthologies poétiques de l’extrême-contemporain6 ou les contributions de plus en plus nombreuses et surtout de plus en plus fortes des voix françaises7 à ce débat « global ».