Voltaire dans l’Encyclopédie :au rendez-vous manqué des « idoles » & des « harengs »
1S’il affirme d’emblée sa volonté de contribuer aux travaux qui s’attachent, dans la filiation de Jacques Proust, à mettre en évidence la « manufacture » de l’Encyclopédie des Lumières1, Olivier Ferret croise cette attention portée à l’objet encyclopédique avec une tentation monographique : dans le dense massif que représente l’Encyclopédie, il s’agit en effet de suivre la trajectoire et l’évolution d’une figure voltairienne, que sa célébrité suffit à distinguer des autres contributeurs. Bien qu’elle demeure marginale, la participation de Voltaire au Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers est annoncée — voire célébrée — dès le tome IV, dont les auteurs s’empressent de mentionner la participation du grand homme au projet commun :
Nous avons déjà reçu pour le V.Volume des secours importans, dont nous devons ici rendre compte ; nous ne pouvons pas trop nous hâter d’annoncer que M. de Voltairenous a donné les articles Esprit, Eloquence, Elégance, Littérature, Etc. & nous en fait espérer d’autres. (Enc.,IV, ij)2
2En interrogeant la présence de Voltaire dans l’Encyclopédie — et non pas, comme le proposait Raymond Naves les rapports d’influence mutuelle entre Voltaire et l’Encyclopédie3, Olivier Ferret n’entend pourtant pas se limiter à la seule étude des textes signés par le philosophe : l’objectif est également d’examiner la figure ou l’image que l’Encyclopédie dans son ensemble construit autour d’un auteur, entré simultanément dans la société des « gens de lettres » associée à l’entreprise encyclopédique et dans le « sanctuaire » intemporel des grands esprits4. La présence de Voltaire dans l’Encyclopédie est en effet double : en suivant la piste de ses apparitions plus ou moins explicites, Olivier Ferret montre qu’il intervient non seulement en tant que contributeur de marque, mais aussi en tant que référence, d’ores et déjà intégrée au Panthéon littéraire. Au-delà de l’indubitable qualité des analyses consacrées à la fabrique du texte encyclopédique, et notamment au développement d’un art de la compilation, l’un des aspects les plus intéressants de l’étude réside dans l’examen de cette position, d’emblée problématique, qu’occupe Voltaire dans le champ encyclopédique : l’auteur se voit en effet à la fois cité comme référence incontournable dans de très nombreux articles — notamment, comme on le verra, dans l’abondant massif textuel produit par le chevalier de Jaucourt — et simultanément cantonné, en tant que contributeur, à la production d’articles de synthèse, dont il estime lui-même que l’intérêt scientifique ne saurait être que réduit. La correspondance qu’il entretient avec d’Alembert témoigne ainsi simultanément de la frustration relative de Voltaire, qui juge l’Encyclopédie trop prudente, si ce n’est trop complaisante, face aux pressions des censeurs, et de l’humilité qu’il prête à sa propre position au sein de l’entreprise collective. Olivier Ferret retient par exemple l’identification de Voltaire à un simple « garçon de boutique », chargé des réserves et des arrière-salles des magasins encyclopédiques :
Le 13 novembre [1756], il évoque « les garçons de cette grande boutique », au nombre desquels il se range, quoique ses homologues n’aient pas toujours satisfait aux exigences d’un « dictionnaire utile » […], et il répète, le 29 novembre, avec la même modestie de rigueur : « je voudrais employer le reste de ma vie à être votre garçon encyclopédiste » […]. (p. 222)
3Voltaire, dans la brève période de son association à l’Encyclopédie entre 1756 et le retrait de d’Alembert en 1759, semble vouloir se faire l’humble tâcheron d’une entreprise qui le dépasse, et dont il ne constituerait qu’un rouage accessoire. Pour autant, il ne renonce pas à dénoncer les faiblesses coupables de certains autres contributeurs, et se livre notamment à une critique vigoureuse de l’article ENFER, ou des présupposés sous-jacents à l’article CERTITUDE, auquel il reproche d’accorder le même crédit à une « chose probable » (une victoire sur le champ de bataille) et à une « chose improbable » (la résurrection d’un homme), dès lors qu’elles seraient affirmées par un nombre équivalent de témoins. Voltaire prend à cette occasion le contre-pied de l’abbé Yvon, auteur du passage incriminé, et propose dans son article HISTOIRE la correction de ce qu’il considère comme une erreur préjudiciable à l’établissement d’un régime de vérité scientifique. Le contraste entre la déclaration d’intention de Voltaire, telle qu’elle apparaît dans les correspondances, la position critique qu’il assume et l’accueil enthousiaste que lui réservent les encyclopédistes témoigne de la complexité du positionnement d’un auteur, à la fois invité de marque, contributeur anonyme et correcteur critique.
4L’ouvrage d’Olivier Ferret entend dès lors se faire l’écho de cette présence voltairienne à géométries variables, traduite aussi bien par les interventions directes de l’auteur que par les manifestations explicites de sa réception et de sa lecture dans le champ encyclopédique. Une première partie, intitulée « Voltaire mode d’emploi » tend ainsi à suivre la piste des mentions de Voltaire dans l’Encyclopédie, en prêtant une attention particulière aux tournures périphrastiques qui désignent, entre autres, « l’illustre auteur », et à la répartition de la référence voltairienne dans les différentes branches du savoir encyclopédique, dont le « Discours préliminaire » de d’Alembert récapitule la classification en distinguant mémoire (histoire), raison (philosophie) et imagination (poésie). L’interrogation des occurrences de la référence voltairienne conduit à mettre en évidence le poids de son œuvre historique et poétique, convoquée à titre de modèle à suivre, mais aussi tout simplement comme exemple ou comme ornement. La deuxième partie, intitulée « Jaucourt et Voltaire » se penche avec plus de précision sur les modalités de la réappropriation de la référence voltairienne, en analysant notamment les procédés de reprise et de citation mis en œuvre par le chevalier de Jaucourt, dont Olivier Ferret interroge les proximités avec la pensée voltairienne. La troisième partie enfin, placée sous le signe du « garçon encyclopédiste » revient sur les articles directement signés par Voltaire en s’efforçant de mettre en évidence la cohérence d’un style et d’une pensée fonctionnant en réseau au fur et à mesure de la rédaction des articles. L’argumentation déployée par Olivier Ferret peut donc se lire comme un approfondissement progressif de la présence voltairienne dans l’Encyclopédie : d’abord ornementale, si ce n’est cosmétique, elle gagne en complexité conceptuelle et en puissance critique grâce à la pratique du « copier-coller » heuristique mise en œuvre par le chevalier de Jaucourt, avant de devenir, dans les articles signés par l’auteur, une véritable force de proposition stylistique et philosophique. Le parcours culmine ainsi avec l’analyse de détail des articles « HISTOIRE » et « IDOLE », qui, non contents d’apparaître dans l’Encyclopédie, sont également reproduits dans les œuvres alphabétiques ultérieures produites par Voltaire. En délimitant ces étapes, auxquelles on pourrait s’efforcer d’assigner à chaque fois une pratique discursive donnée — citation, référence, paraphrase, plagiat, compilation et contribution — il s’agit donc de dresser le « tableau » synthétique d’une relation paradoxale, qui apparaît à la fois comme la source d’insatisfactions récurrentes pour un philosophe étonnement méconnu par l’Encyclopédie et comme le laboratoire d’un projet et d’un style nouveau.
Confronter les « monuments » : modes d’emploi
5L’un des enjeux du travail de comparaison critique que propose Olivier Ferret réside dans l’ampleur des corpus dont il entreprend la confrontation : comme il le signale lui-même en introduction, il s’agit de mettre en parallèle les dix-sept volumes in-folio de discours que comprend l’Encyclopédie et les dix-sept volumes in-8° que représentent les œuvres complètes de Voltaire dans l’édition de 1756. On comprend d’emblée ce que la tâche peut avoir de titanesque, d’autant plus que la Table proposée par Pierre Mouchon, lecteur exhaustif de l’Encyclopédie, n’offre qu’un maigre secours : si elle mentionne « l’éloge » récurrent des œuvres de Voltaire, notamment de La Henriade et des tragédies, elle se contente par ailleurs de noter que « cet auteur est cité dans plusieurs articles de littérature & d’histoire5. » L’analyse de Mouchon témoigne certes d’emblée du cantonnement surprenant de Voltaire dans les domaines de la « littérature » et de « l’histoire » — soit de sa relative exclusion du champ philosophique, mais la Table n’en demeure pas moins elliptique quant aux modalités de la présence voltairienne dans l’Encyclopédie. Dans quelle mesure Voltaire constitue-t-il véritablement un auteur de référence pour les encyclopédistes et dans quel(s) domaine(s) son expertise est-elle reconnue ? Jusqu’à quel point est-il intégré à l’entreprise collective et quelle est l’ampleur de l’influence qu’il exerce sur les prises de positions idéologiques des autres contributeurs ? Peut-on parler d’une réelle relation d’intertextualité tissée avec son œuvre ? La réponse à ce type d’interrogations passe, dans la proposition d’O. Ferret, par un recours à l’outil numérique, qui permet la confrontation partielle des deux corpus, et la sélection d’un ensemble de points de comparaison pertinents. L’ouvrage, qui s’appuie notamment sur le projet ARTFL dirigé à l’Université de Chicago par Robert Morrissey, offre à ce titre un exemple convaincant de recours aux humanités numériques : il peut donc également être lu comme la démonstration d’un usage éclairé et problématisé des ressources informatiques contemporaines, et comme l’illustration des vertus d’une approche quantitative6. L’étude se fonde en effet sur la sollicitation des bases de données électroniques pour permettre la recension systématique de l’ensemble des mentions explicites de Voltaire dans le corpus encyclopédique :
Dans le cadre de cette enquête, le recours à l’outil informatique procède principalement d’une glane visant à identifier, dans le texte de l’Encyclopédie, les références explicites à Voltaire et à ses œuvres – ce que l’on appellera, conformément à la terminologie des métadonnées du projet ENCCRE, les mentions. (p. 15)
6Tout en démontrant l’extrême productivité du recours à l’outil électronique pour la consultation de corpus aussi massifs et dispersés que l’Encyclopédie, O. Ferret prend soin de souligner les limites inhérentes à toute expérience de lecture à distance (Distant Reading). Induisant un certain nombre de biais qui découlent notamment de l’occultation du contexte d’énonciation ou de l’impossibilité de prendre en compte l’ensemble des désignations périphrastiques, cette lecture numérique fondée sur la recherche de mots-clés ne saurait « être considéré[e] comme l’équivalent d’une lecture empirique de l’Encyclopédie » (p. 18). On comprend ainsi que la lecture à distance doit aller de pair avec une lecture de près (Close Reading), pour laquelle O. Ferret entend s’inspirer des « méthodes et des problématiques de l’enquête historique et de l’analyse littéraire » (p. 19), mais aussi des théories appliquées aux questions de réception.
7La méthode choisie aboutit à l’établissement d’un corpus qui, s’il ne vise pas à l’exhaustivité, n’en permet pas moins d’identifier un ensemble cohérent de références explicites à Voltaire. Outre les quarante-cinq textes attribués à Voltaire lui-même, O. Ferret dénombre ainsi plus de trois cents articles qui mentionnent — parfois à plusieurs reprises — Voltaire ou ses œuvres : un tableau placé à la fin de l’ouvrage recense l’ensemble des articles de l’Encyclopédie comportant ces mentions — nécessairement explicites, en raison de l’utilisation de l’outil informatique — de l’auteur ou de ses œuvres. Cette annexe synthétique comporte à la fois le titre de l’article, le nom du rédacteur, le désignant sous lequel il est classé, et la mention éventuelle de l’œuvre citée : elle permet un survol efficace des occurrences voltairiennes au fil des dix-sept tomes de l’encyclopédie.
8Comme le signale O. Ferret, la proportion des textes qui évoquent directement Voltaire demeure modeste, à l’échelle des 74 000 articles que compte en tout l’Encyclopédie. Ces mentions, si elles demeurent sporadiques, se distinguent pourtant par la variété des contextes et des modalités de leur convocation — ce que met en évidence une lecture plus rapprochée.
« Colosses & pygmées » : pour un Voltaire versatile
9La diversité constitue assurément une caractéristique marquante de l’entreprise encyclopédique, dont Pierre Wagner a pu affirmer que la structure polyphonique prévenait toute velléité d’établissement d’une « conception scientifique du monde » unitaire et cohérente7. Cette variété est également soulignée par Diderot qui, à l’article ENCYCLOPEDIE écrit :
Ici nous sommes boursouflés & d’un volume exorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs & décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons un air hydropique ; nous sommes alternativement nains & géants, colosses & pygmées ; droits, bienfaits & proportionnés ; bossus, boiteux & contrefaits. (Enc., V, 641b-c).
10La variabilité de la figure encyclopédique ne tient cependant pas uniquement à la multiplicité des auteurs sollicités pour participer à la rédaction des articles, et aux nécessaires divergences de leurs points de vue respectifs. L’examen de la présence voltairienne dans l’Encyclopédie autorise aussi l’identification de plusieurs identités auctoriales, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement compatibles avec la position que Voltaire entend lui-même adopter dans ses textes. La lecture attentive des occurrences voltairiennes conduit ainsi à signaler que l’auteur est avant tout cité en tant que poète et en tant qu’historien, et qu’il est bien plus sollicité en tant que dramaturge ou en tant que créateur reconnu de La Henriade ou du Siècle de Louis XIV qu’en tant que philosophe. Ce prisme dans la lecture de l’œuvre de Voltaire se traduit aussi bien dans les périphrases utilisées pour désigner un auteur volontiers qualifié d’historien et de poète, que dans la classification des articles qui le mentionnent, le plus souvent rattachés à la Grammaire, à l’Histoire ou à la Littérature. Plus encore, cette inflexion se manifeste également dans le choix des articles dont la rédaction est confiée à Voltaire : ces derniers portent en effet rarement sur des sujets philosophiques, et tendent à cantonner l’auteur dans un domaine d’expertise étroitement rattaché à la littérature et à l’histoire. Parmi les quarante articles qui lui sont attribués, on peut à ce titre citer le propos consacré au GENRE DE STYLE, renforcé par un dense réseau d’articles apparentés — tels que ELEGANCE, ELOQUENCE, FACILE, FINESSE, GRACIEUX ou encore HABILE — ainsi que des articles plus techniques, comme HEMISTICHE. Si Voltaire est intégré dans l’entreprise encyclopédique, c’est donc en tant qu’expert de la plume, membre de l’Académie Française, et non en tant que penseur : lui reviennent les questions strictement littéraires et les problèmes de goût et de morale, où l’apport scientifique est selon lui mineur, et où « tout le monde […] est juge » (p. 255). Ironisant sur sa vocation à commettre un article sur la virgule, Voltaire lui-même ne manque pas de souligner ce que cette répartition des tâches — qui conduit à lui confier le traitement de thèmes alternativement banals et techniques — a pour lui de rébarbatif.
11Ses incursions dans le domaine philosophique se révèlent par conséquent rares, ponctuelles et obliques : elles interviennent à la dérobée, au détour d’une phrase ou d’une allusion qui lui permettent d’énoncer une position plus ou moins polémique. C’est par exemple le cas lorsqu’il saisit le prétexte d’une élucidation étymologique pour s’opposer au Dictionnaire de Trévoux, dont il conteste par exemple la définition de la GRACE en refusant d’accorder le primat à l’interprétation religieuse du terme. Dans d’autres articles, ce sont des remarques incidentes, ou même le choix de certains exemples, qui conduisent à l’énoncé caché d’une position philosophique ou d’un engagement : on notera à ce titre la convocation récurrente de l’exemple de Socrate, figure d’identification du philosophe qui illustre aussi bien l’article GLOIRE que l’article HEUREUX. De même, on peut citer l’illustration donnée par Voltaire à l’usage de l’adverbe heureusement, qui constitue une allusion évidente à la censure de l’Encyclopédie six ans plus tôt : « On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi » (Enc., VIII, 195b-196a).
12Pour O. Ferret, seuls deux articles autorisent véritablement le déploiement de la posture philosophique que Voltaire s’attache à acquérir : ces deux textes, qui font chacun l’objet d’une analyse de détail, sont respectivement consacrés à l’HISTOIRE et à l’IDOLE. Le premier donne à Voltaire l’occasion d’accompagner sa pratique historiographique d’un discours théorique qui tend à mettre en évidence l’impératif d’une éthique de l’historien : prenant au sérieux le statut interstitiel d’une histoire qui oscille encre entre faits et fiction, l’article revient sur la querelle des sources et appelle à une plus grande rigueur de l’érudition, sensible à la typologie des documents écrits et des « monumens d’une autre espèce ». Au-delà de cette remise en cause de l’objectivité de l’historien, Voltaire sollicite également un infléchissement de la discipline elle-même qui devrait selon lui ne plus se cantonner au récit des règnes et des conquêtes, mais accorder « plus d’attention aux usages, aux lois, aux mœurs, au commerce, à la finance, à l’agriculture, à la population » (Enc., VIII, 225b). Entendant rétablir et élargir le champ de la vérité historique, l’article aurait ainsi une véritable vocation épistémique. O. Ferret souligne néanmoins que Voltaire s’y montre peu au fait des débats contemporains — à moins qu’il ne choisisse de les occulter pour mieux assurer la lisibilité de l’article. Plus encore, l’auteur souligne que cette théorie de l’histoire ne trouve que peu d’écho dans les œuvres historiques de Voltaire lui-même, dont il faudrait donc la dissocier.
13L’article IDOLE quant à lui assume une position nettement polémique en défendant la thèse en vertu de laquelle « il n’y a point eu d’idolâtres » (p. 311) : traçant une histoire des pratiques religieuses, Voltaire entend en effet établir une forme de relativisme qui abolirait la bipartition radicale entre le monde judéo-chrétien et les autres nations « à qui Dieu ne s’est pas fait connoître » (Enc., VIII, 503a). L’analyse proposée par O. Ferret permet cette fois de montrer comment le texte de Voltaire procède bien plus par persuasion que par avancée d’arguments scientifiques, et se joue de la censure en reprenant ironiquement à son compte les définitions attendues de l’idolâtrie.
14En dehors de ces deux articles de plus grande ampleur, la participation de Voltaire à l’Encyclopédie semble ainsi se heurter à l’étroitesse du cadre disciplinaire qui lui est assigné. Les positions polémiques qu’il adopte se trouvent dès lors reléguées dans des remarques marginales, voire dissimulées dans les exemples. Comme le souligne la conclusion d’O. Ferret, cette situation paradoxale de Voltaire, cité comme poète et historien alors qu’il entendrait précisément s’affirmer comme philosophe, constitue un malentendu et fait de la rencontre de l’auteur et de l’Encyclopédie un rendez-vous manqué. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer ce décalage. Le premier est d’ordre purement chronologique : les encyclopédistes font en effet référence au Voltaire des années 1730-1740, qui ne coïncide pas avec celui des années 1750-1760, au cours desquelles l’auteur s’efforce d’acquérir dans l’opinion publique une stature de « philosophe ». L’autre explication tient à un différent dans la manière de concevoir le savoir : là où Voltaire est essentiellement sollicité en tant qu’écrivain et poète, il entend en effet faire office « d’homme de lettres », au sens qu’il confère au terme dans l’article de l’Encyclopédie qui lui est confié sur le sujet. Le portrait qu’il propose dans Gens de Lettres se distingue en effet d’abord par la diversité des talents et des savoirs convoqués :
C’est un des grands avantages de notre siècle, que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des Mathématiques aux fleurs de la Poésie, & qui jugent également bien d’un livre de Métaphysique & d’une pièce de théâtre. (Enc., VII, 599b)
15C’est précisément cette polyvalence de l’homme de lettres qui est refusée à Voltaire par un dispositif encyclopédique qui conduit à recruter les collaborateurs essentiellement en fonction de leurs domaines de spécialité. La rencontre manquée entre Voltaire et l’Encyclopédie tient sans doute pour partie à ce conflit implicite dans la conception de la position assignée à l’érudit « de notre siècle » : faudrait-il donc voir dans le « garçon encyclopédiste » frustré une figure malheureuse de cette « indisciplinarité » dont Laurent Loty affirme la nécessité8 ?
Voltaire & le chevalier de Jaucourt, ou maître Jacques & le maçon réticent
16Le cantonnement de Voltaire à un domaine de spécialité dont il déplore lui-même le caractère limité contraste avec la quantité et la diversité des articles fournis par le chevalier de Jaucourt, dont l’extraordinaire prolixité va de pair avec la convocation de références régulières à l’œuvre voltairienne. Comptant parmi les principaux contributeurs de l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt, que Diderot qualifie non sans condescendance de machine à « moudre des articles », est l’auteur de dix-sept mille contributions, qui touchent aussi bien à des sujets médicaux — domaine de spécialité initial de l’auteur — qu’à des problèmes juridiques, politiques, géographiques, économiques ou moraux9. À bien des égards, il apparaît ainsi comme l’encyclopédiste polygraphe que Voltaire ne parvient pas à être : on peut ainsi opposer l’ubiquité de Jaucourt, que Jacques Proust qualifie de « maître Jacques de l’Encyclopédie »10, à l’étroitesse du champ réservé à Voltaire, qui ne manque jamais de souligner l’humilité de sa position de simple manœuvre. Tandis que Jaucourt apparaît comme l’un des architectes principaux du labyrinthe encyclopédique, Voltaire écrit ainsi dans une lettre de mai-juin 1754 :
Je ne vous présente ces essais que comme des matériaux que vous arrangerez à votre gré dans l’édifice immortel que vous élevez. Ajoutez, retranchez, je vous donne mes cailloux pour fourrer dans quelques coins de mur11.
17Le contraste est d’autant plus surprenant que l’étude d’O. Ferret permet précisément de souligner l’ampleur et la régularité des emprunts du chevalier de Jaucourt à l’œuvre de Voltaire, et notamment à l’Essai sur les mœurs, dont les nombreuses reprises — presque toutes dues à Jaucourt — font l’objet d’un tableau récapitulatif placé en annexe. L’attention accordée à ces emprunts permet à la fois de tracer les contours de « la dimension philosophique de l’éclectisme »12 et de proposer une étude de détail des modalités de la citation voltairienne. Le propos consacré à Jaucourt illustre à ce titre la dimension « manufacturière » de l’Encyclopédie en interrogeant la pratique du « copier-coller » qui sert de fondement à la compilation. Tout en soulignant l’anachronisme de la notion de « plagiat » appliquée à l’œuvre encyclopédique, O. Ferret montre ainsi combien la citation voltairienne irrigue le propos de Jaucourt — quand bien même elle ne serait pas toujours signalée par des guillemets. Ce procédé est facilité par l’existence de passages « prêts à découper » dans l’œuvre de Voltaire : c’est par exemple le cas les notices qui composent les Catalogues du Siècle de Louis XIV. L’analyse de plusieurs articles, placés en vis-à-vis de leur source voltairienne — que ce soit Le Siècle de Louis XIV ou l’Essai sur les mœurs — conduit cependant à mettre en évidence la complexité des procédés de montage et de citation appliqués par Jaucourt, dont la typologie distingue avec plus ou moins de précision l’abrégé, l’épitome, et l’extrait. Une attention particulière est à ce titre accordée aux articles ESPAGNE et MAHOMETISME, publiés à dix ans d’intervalle. En conclusion, O. Ferret avance que la pratique de Jaucourt s’apparente le plus souvent à une « rhapsodie » comprise comme compilation de divers extraits directement empruntés à l’auteur : ses articles apparaissent dès lors comme des textes « polyphoniques » (p. 132) où la voix du compilateur se mêle à celle de l’auteur de référence pour en appuyer ou en contester les dires.
18Les articles signés par Jaucourt convoquent Voltaire sur les sujets les plus variés – qu’il s’agisse d’articles géographiques comme LAPONIE ou d’articles portant sur des thématiques religieuses comme MONASTERE ou INQUISITION. Il n’est pas jusqu’à l’article HARENG, pêche de qui ne commence par une référence voltairienne :
La pêche du hareng, dit M. de Voltaire, & l’art de le saler, ne paroissent pas un objet bien important dans l’histoire du monde, c’est là cependant, ajoute-t-il, le fondement de la grandeur d’Amsterdam en particulier […]. Enc., VIII, 46b.
19Si le hareng paraît au premier abord aussi mineur que la virgule, il n’en demeure pas moins que les articles de Jaucourt proposent fréquemment une « géographie-prétexte » (p. 174) qui permet de déployer les idées du philosophe, notamment ses thèses anthropologiques : ainsi, l’article LAPONIE introduit une théorie polygéniste qui s’oppose à l’idée de la Création d’un Premier Homme à l’origine de tous les autres. L’importance des emprunts voltairiens dans les articles de Jaucourt n’est cependant pas synonyme d’une fidélité absolue au texte-source. Outre quelques désaccords ponctuels, portant par exemple sur les chiffres de la population en Russie, Jaucourt tend à procéder à une stylisation des textes de Voltaire, dont il atténue ou amplifie alternativement la portée : la suppression de quelques adjectifs laudatifs suffit par exemple à infléchir le portrait élogieux de Pierre le Grand repris dans l’article PETERSBOURG. L’infidélité la plus flagrante se manifeste dans l’article MOGOL, l’empire du : le texte de l’Essai sur les mœurs que reprend Jaucourt se voit en effet tronqué et déformé de sorte à être compatible avec le propos de Montesquieu sur le « despotisme », que Voltaire s’emploie pourtant à réfuter. La fidélité au texte original cède ainsi face aux nécessités de la compilation, qui entend faire voisiner de façon cohérente deux auteurs de référence. Pour O. Ferret, il serait donc abusif de réduire Jaucourt au rôle de scribe ou de faire de lui un « voltairien », relais de la pensée du philosophe dans l’édifice encyclopédique : si le protestantisme de Jaucourt le conduit à appuyer certaines prises de position de Voltaire sur la religion, il n’en demeure pas moins un lecteur indépendant, combinant habilement les sources pour aboutir à un discours tiers.
Stylistique encyclopédique : la « voix juste » selon Voltaire
20La position de relative marginalité dans laquelle se trouve cantonné Voltaire au sein de l’Encyclopédie ne doit pas conduire à minorer l’importance qu’a pu avoir sa participation à la grande entreprise des Lumières. O. Ferret met ainsi l’accent sur la cohérence des propositions voltairiennes, manifeste au-delà du seul jeu des renvois caractéristiques du propos encyclopédique. Trois schémas permettent de mettre en évidence le système d’échos qui relie entre elles la plupart des contributions voltairiennes, en accordant une place centrale aux notions d’« éloquence » mais aussi d’« esprit » ou de « génie » : si ce dernier terme ne compte pas parmi les articles confiés à Voltaire, il pourrait s’agir selon O. Ferret d’un article écrit « en creux » (p. 243), identifiable à partir des propos tenus dans l’ensemble des autres contributions voltairiennes. Cette cohérence des propositions de Voltaire conduit ainsi à la proposition d’une « poétique à l’état parcellaire » dont l’Encyclopédie se ferait le vecteur dispersé. Les principes en sont régulièrement énoncés : ils tiennent d’abord à un souci de brièveté et d’efficacité ainsi qu’à une préoccupation de « l’utilité » du propos, qui tend à offrir comme perspective à l’écriture « une représentation du lecteur, de ses attentes, voire de ses besoins » (p. 253).
21La participation à l’Encyclopédie constitue donc pour Voltaire le laboratoire de l’élaboration d’une poétique et d’une éthique de l’homme de lettres qui diffèrent sensiblement de celle des encyclopédistes eux-mêmes. L’analyse du devenir éditorial des textes encyclopédiques, synthétisée dans un tableau en annexe, permet ainsi de mettre en évidence la circulation des fragments produits par Voltaire, et leur réinsertion dans les œuvres complètes, voire dans des textes ultérieurs de l’auteur. Les cas du Dictionnaire philosophique portatif et des Questions sur l’Encyclopédie paraissent à ce titre particulièrement représentatifs de l’influence qu’a pu exercer sur Voltaire son expérience encyclopédique. Le Portatif peut ainsi se lire comme une réponse plus ou moins polémique au Dictionnaire raisonné, dont il s’agirait à la fois de compenser les lacunes philosophiques et de réduire les dimensions par trop imposantes : comme il l’affirme dans une lettre à d’Alembert, aux « vingt volume in folio » pour lesquels il faut débourser « cent écus », Voltaire entend substituer « les petits livres portatifs à trente sous », seuls vecteurs possibles d’une pensée révolutionnaire (p. 340). Pour O. Ferret, il s’agit donc là d’une œuvre libératoire qui semble permettre à Voltaire de se purger des frustrations qu’a engendrées sa participation à la machine encyclopédique et de réutiliser certains textes qu’il lui destinait initialement :
Dans sa propre pratique d’auteur de dictionnaire, en particulier dans le Portatif, dont la publication est contemporaine de l’achèvement du Dictionnaire raisonné, le « philosophe » fait plus qu’un pas de côté : il s’oriente résolument vers une stratégie de l’indirect et de l’anonymat, qui s’accorde aussi avec l’expression d’une plus grande liberté de parole, de ton et de forme. […] Le Portatif constitue à ce titre un premier essai, qui traduit le souci de s’y prendre autrement. Voltaire met en place la fiction d’une encyclopédie à sa façon, la saveur de la clandestinité en plus […]. (p. 339)
22Les difficultés rencontrées par Voltaire dans ses rapports à l’Encyclopédie trouvent ainsi un étonnant prolongement dans l’invention d’une fabrique encyclopédique fictive, qui ouvre à l’auteur de nouvelles possibilités formelles tout en garantissant sa liberté d’expression.Composées de quatre cent-vingt articles, les Questions sur l’Encyclopédie reconduisent ce dispositif de somme fictive, permettant à Voltaire de se dissimuler derrière l’anonymat d’une entreprise collective et d’une responsabilité partagée : de fait, l’introduction, évoquant la participation d’un groupe de savants qui « se déclarent douteurs et non docteurs », nourrit une fiction encyclopédique visant à la proposition d’un dictionnaire alternatif, qui complète et corrige le précédent.
23Les rapports paradoxaux de Voltaire à l’Encyclopédie débouchent par conséquent sur l’affirmation d’une « voix juste » voltairienne13 et sur l’élaboration d’encyclopédies fictives que l’on peut lire comme une réponse de l’homme de lettres à la démarche de spécialisation scientifique prônée par les encyclopédistes. Non content d’offrir un ensemble de références précieux pour l’évaluation de la réception de la pensée voltairienne dans l’Encyclopédie, l’ouvrage d’Olivier Ferret ouvre ainsi des perspectives pour la compréhension d’une poétique voltairienne de l’article ou du texte bref. Plus encore, il peut offrir un contrepoint aux questionnements contemporains portant sur l’ordre et la répartition des savoirs — soit qu’il s’agisse d’interroger les tentations encyclopédiques de la fiction, comme le fait Laurent Demanze14, soit qu’il faille prendre acte du « sacre de l’amateur » à l’ère numérique que se propose d’étudier Patrick Flichy15. Faudrait-il croire que Voltaire aurait mieux trouvé sa place dans l’anonymat des liens hypertextes ou dans la toile de Wikipédia ? Sans aller jusqu’à suggérer la fiction encyclopédique anachronique d’un Voltaire connecté, on ne peut manquer de noter que le regain d’intérêt contemporain pour les démarches encyclopédiques gagne au détour par les protocoles des Lumières.