L’expérience des formes
1Voici un ouvrage doublement singulier : sur le fond, il s’intéresse à une question aussi essentielle que peu traitée dans le champ de la théorie littéraire ; sur la forme, il alterne développements théoriques abstraits (parfois très denses) et enquêtes de réception auprès de lecteurs ordinaires.
2La question débattue se formule simplement : « Comment nous immergeons-nous dans un texte de fiction ? » Mais, alors que la plupart des travaux sur l’immersion fictionnelle envisagent le récit comme enchaînement d’actions, l’originalité de Béatrice Bloch est d’aborder le texte comme artefact esthétique ; l’objet de son étude, c’est l’immersion du lecteur dans la texture du récit, autrement dit dans sa chair verbale, dans cet ensemble de sons et d’images, soutenu par un rythme et un tempo qu’est aussi (d’abord ?) un texte littéraire. À une époque où la dimension proprement esthétique est rejetée au second plan (soit qu’on conteste son existence, soit qu’on en propose une définition si générale qu’elle se dissout d’elle-même), l’auteur en fait le centre de son analyse. Il ne s’agit bien sûr pas de nier que le récit représente un monde virtuel suscitant la participation et l’identification aux personnages, mais de rappeler que le premier contact avec un texte de fiction passe par la forme, c’est-à-dire par un langage travaillé de façon à séduire le lecteur et à l’engager dans le processus de lecture. Bref, se demande l’auteur, quel est le rôle de la forme dans notre adhésion au texte et quel type d’expérience retire-t-on de ce contact ?
3Pour mener à bien ce projet, B. Bloch choisit de circonscrire son étude à ce qu’elle appelle « la fiction de prose poétique », entendons par là un cas particulier de prose narrative qui joue explicitement sur la poéticité de l’écriture (à l’instar des textes de Gracq, Simon, Kateb et Delaume, auteurs dont les noms figurent sur la couverture de l’essai). L’hypothèse globale est qu’avant de s’immerger dans l’univers fictif représenté, le lecteur s’immerge dans la prose poétique en tant que telle. Plus précisément, le texte drainerait « un corps lectoral imaginaire » qui nous permettrait de voyager dans l’univers poétique. Réagissant à la « texture évocatoire » plus qu’au « monde évoqué », ce corps second serait moins sensible aux enjeux du texte qu’aux expériences sensorielles qu’il procure, et connaîtrait à la fois des « percepts directs » (suscités par les composants graphiques et sonores du langage) et des « percepts obliques » (en se réappropriant imaginairement les sensations nommées ou suggérées par le récit). C’est sur les conditions, modalités et effets de cette aventure esthétique que se penche l’essai de deux cents pages qui nous est proposé.
Entrer dans le récit
4La première partie, consacrée aux « conditions d’entrée dans le texte », commence par définir au plus près la notion d’« imaginaire » afin d’en déduire les différentes modalités d’implication du lecteur. À partir d’une confrontation serrée entre les philosophes (Kant, Sartre), les psychologues cognitivistes (Damasio, Lachaux) et les théoriciens de la littérature (Schaeffer, Roelens), B. Bloch retient trois aspects de l’« imaginaire » qui intéressent directement son propos : l’aptitude à se représenter des figures absentes, la capacité mentale de déplacer un corps fictif, la faculté de synthétiser plusieurs dimensions.
5Dans le cas du récit, les opérations de projection et de figuration s’appuient essentiellement sur les déictiques de personnes, de temps et de lieux : le sujet lisant réinvestit spontanément le « je, ici, maintenant » des fictions écrites au présent et à la première personne en déléguant un corps imaginaire par rapport auquel les repères internes au monde fictionnel prennent sens. Les choses se compliquent quand le texte n’émane plus d’un « je » percevant mais décrit avec recul et au passé des actions spécifiques (jouer, se battre, se promener, etc.) qui diffèrent des perceptions premières et immédiates. Intervient alors une autre forme d’imaginaire, centrée sur l’image littéraire : le lecteur, au lieu de se déplacer dans la diégèse par l’intermédiaire d’un corps fictif mentalisé, se réapproprie les images évoquées selon divers processus allant de l’« imagination de sensations » au décryptage sémantique de figures complexes. Enfin, dans une acception plus directement kantienne, l’imaginaire, « synthèse entre le sensible et l’intelligible », est envisagé comme une combinatoire (entre différentes dimensions de la perception ou entre la perception et l’émotion).
6La suite de l’ouvrage va s’attacher à étudier l’une après l’autre ces différentes formes d’immersion dans la texture poétique.
L’expérience vécue de la lecture
7La deuxième partie se centre ainsi sur les « composants musicaux et imagés du texte ». Les premiers (sons, rythmes) ouvrent sur une expérience vécue « en acte » car passant par une oralisation intérieure. Plus précisément, la rythmique de tel passage provoque des effets de ralentissement ou d’accélération somesthésiques (provenant de plusieurs régions du corps). B. Bloch suppose que ces pressions sur ce qu’elle appelle le « corps mental » du lecteur sont « de réception partagée » car déterminées par la chair même du texte. Les « images » (terme utilisé dans une acception très générale, qui renvoie à la fois aux descriptions de sensations et aux représentations métaphoriques) débouchent, quant à elles, sur une perception sensorielle « oblique » (s’offrant à l’imagination à partir de percepts nommés ou évoqués). À la différence des rythmes et des sons (que le lecteur entend intérieurement), les images passent par un imaginaire sémantisé (l’aspect symbolique s’ajoutant à la dimension référentielle) et reposent sur une mentalisation dont le noyau fantasmatique est commun mais que chaque lecteur se réapproprie subjectivement.
8B. Bloch distingue cinq types d’images : les images signifiantes — tropes et symboles — qui appellent un décryptage ; les images sensorielles — descriptions minutieuses, hypotyposes — qui reproduisent mentalement une expérience perceptive ; les images mimétiques — puisant dans des scènes archétypiques (épisodes de l’enfance, scénarios oniriques, etc.) — qui jouent sur la reconnaissance du lecteur ; les images mystérieuses, qui résultent d’expériences ou de sensations transposées littérairement ; les images surréelles, qui suscitent une forte perplexité et provoquent de ce fait des réactions variables selon les lecteurs. Le chapitre se termine par une mise à l’épreuve expérimentale de la théorie. B. Bloch soumet à un panel de lecteurs plusieurs extraits de La Jalousie offrant des images sensorielles : descriptions d’un pied de table, d’une purée d’ignames, d’une fenêtre, d’une chemise, du bruit de criquets et d’un vol de moustiques. Il en ressort que, si le plaisir pris à la lecture de tels passages s’enracine dans la sensorialité évoquée (goût de la nourriture, cliquetis des insectes), beaucoup de lecteurs ont besoin de rattacher cette sensorialité à un sujet percevant, faute de quoi la réappropriation, et partant l’immersion, sont considérablement gênées. Tout se passe comme si le lecteur, pour investir un texte de ses souvenirs et expériences, avait besoin de passer par la médiation d’un actant humain. Bien que l’immersion ne présente pas les mêmes caractéristiques selon qu’elle passe par la musicalité (directe) ou les images (indirectes), il est cependant possible de mêler les deux, voire d’y ajouter des aspects affectifs et émotionnels. C’est ce que va montrer la dernière partie de l’essai, où B. Bloch, dans un développement qui privilégie clairement l’expérimentation, se penche sur « l’expérience de prime lecture comme combinatoire ». Appréhendant cette fois l’imaginaire comme « capacité de synthèse », elle s’interroge sur la compatibilité des expériences de réception musicale et de réception figurale, d’une part, et sur les combinaisons entre expérience sensorielle et expérience psychique, d’autre part. La combinaison musicalité/images est d’abord étudiée dans le champ poétique. Soumettant un poème d’André du Bouchet, « Le Révolu » (dont la caractéristique est de jouer, d’une strophe à l’autre, sur différents types de sensorialité), à un panel de cinquante lecteurs, B. Bloch leur demande d’indiquer par quel aspect du texte (sons, rythme, images, significations, images et rythmes conjugués, aucun aspect en particulier), ils sont saisis à la première lecture. Les conclusions de l’exercice semblent montrer que l’impact sensoriel sort renforcé s’il y a densité (massivité et simplicité) d’au moins l’un des deux mediums (son ou image) mais se trouve entravé si l’un des deux est complexe (la diversité des informations brouillant la perception). Après le poème, B. Bloch se penche sur le récit à travers un exercice sur un passage du Cri du Sablier de Chloé Delaume. La question reste la même : la mentalisation des images entre-t-elle en conflit avec la réception sonore ? L’enquête, menée cette fois auprès de vingt personnes, porte sur la description de l’image du sablier qui décrit le corps de la narratrice de manière fantasmée. Elle confirme les résultats de l’exercice sur le texte de du Bouchet en faisant apparaître un autre phénomène : si la densité est à l’origine des réceptions partagées, la complexité oriente plutôt vers une lecture individuelle et privée. B. Bloch en conclut que lorsque la perception est difficile dans l’un des deux domaines (sons et images), se manifeste une expérience sensorielle compensatoire dans l’autre. Et, si l’échec est général, il y a possibilité de s’investir dans un autre niveau textuel. C’est ce que va montrer le dernier chapitre, qui traite de la combinaison entre réception esthétique et réception affective.
9B. Bloch s’intéresse d’abord à la conjugaison du suspense et de la réception sensorielle dans un texte de Lovecraft. Il s’agit d’un passage de La Maison maudite se référant à une présence malsaine à travers une description difficile à se représenter (« fine exhalaison jaunâtre », « vapeur subtile », etc.). L’analyse de la réception, menée via un questionnaire, fait apparaître que l’intérêt créé par le « suspense » (que se passe-t-il dans cette scène et quelle en sera l’issue ?) peut compenser le caractère complexe d’une image délicate à visualiser (en raison d’une description partielle et fondée sur des éléments contradictoires). Se penchant ensuite sur un extrait de La Bataille de Pharsale de Claude Simon (déconvenue du narrateur victime d’une panne lors d’un voyage en Grèce) et sur un passage de La Presqu’île de Julien Gracq (égarement en voiture dans un paysage côtier), B. Bloch s’interroge sur les relations entre les expériences sensorielle et psychique du lecteur. Il en ressort que le déplaisir psychique (suscité par l’évocation d’affects négatifs) peut être compensé par des expériences sensorielles riches et satisfaisantes. L’auteur expose les résultats de son étude à travers un graphique mettant en relation les données du texte (« états d’âme » des personnages, rythme et sonorités, images) et les ressentis des lecteurs (adhésion au texte, perception des sons, mentalisation des images). Une dernière ligne représente l’expérience « imaginaire » du lecteur conçue comme synthèse entre expérience sensorielle et expérience psycho-affective.
10La conclusion de cette dernière partie est que l’immersion du lecteur peut se faire par d’autres voies que la mimesis, en s’appuyant sur l’intensité de l’expérience ressentie via l’objet « texte » (que ce soit sur les plans sensoriel, psychique et imaginaire ou dans leur combinaison). Pour garder le contact avec le texte, le lecteur fait jouer une diversité de réceptions, dont il n’est pas toujours conscient. La lecture apparaît ainsi comme un mixte entre expériences réelles et mentales qui apportent des satisfactions de types très différents, des plaisirs projectifs jusqu’aux plaisirs proprement esthétiques.
Formes d’implication
11Il faut reconnaître à l’essai de B. Bloch un certain nombre de mérites : l’attention portée à la textualité dans les processus d’immersion et de participation (qui ne seraient donc pas exclusivement liés à des composantes du contenu) ; le retour de la poéticité au premier plan de l’analyse ; la mise en évidence de la grande variété des formes d’implication dans un texte, et l’idée intéressante qu’elles se compensent les unes les autres. L’ouvrage ouvre également une série de pistes qui mériteraient chacune un traitement spécifique : l’entremêlement à la lecture de perceptions directes et obliques ; la tension entre densité et complexité dans l’accrochage du lecteur ; le départ entre réception partagée et réception individuelle ; le besoin du lecteur de rattacher toute description à un sujet humain (ce qui expliquerait, entre autres, les limites et le caractère souvent décevant de la littérature générée par ordinateur).
12Sur le plan méthodologique, si les études de réception sont bienvenues, un panel plus étoffé serait sans doute nécessaire pour conforter les résultats de l’étude. Sur le plan théorique, le défi de relier entre elles les différentes conceptions de l’imaginaire a beau être relevé avec habileté, on se demande malgré tout si les différents auteurs cités parlent toujours de la même chose. Cette question se pose tout particulièrement dans l’acception très générale donnée au terme « image » : la description comme image référentielle et le symbole comme image d’un sens second peuvent-ils être mis sur le même plan ? Enfin, si les mécanismes qui président à la première lecture sont dégagés avec précision, on aurait aimé en savoir plus sur leur origine : pourquoi lit-on ainsi et en vertu de quelle logique ?
13Ces quelques questions ne font que souligner le caractère particulièrement stimulant de l’essai de Béatrice Bloch. Une lecture sensorielle pose les fondements d’une réflexion aussi passionnante que nécessaire, dont on ne peut que souhaiter qu’elle continue à susciter des travaux.