La préface comme « escorte »
« Depuis bien longtemps l’on se récrie sur l’inutilité des préfaces
– et cependant l’on fait toujours des préfaces. »
Théophile Gautier, Fortunio
1Il s’agit ici de rendre compte d’un ouvrage collectif publié sous la direction conjointe de Marie‑Pier Luneau et de Denis Saint‑Amand. Leur objet de recherche est la préface. Après en avoir rappelé la fonction rhétorique primordiale, à savoir la captatio benevolentiae, ainsi que l’archéologie du discours portant sur la préface, en l’occurrence l’étude des seuils par Genette en 1987, les différents articles de l’ouvrage sont répartis en quatre ensembles respectivement et successivement historique (« Poétique historique d’un discours d’escorte »), esthétique (« La préface comme lieu d’émergence et prise de position »), sociologique (« Enjeux éditoriaux et médiations ») et enfin formel (« Tours et détours de la préface »). Le projet d’ensemble de l’ouvrage collectif consiste à envisager la préface comme un « discours d’escorte ». D’origine italienne, le verbe scorgere signifie à la fois guider et accompagner. On propose donc de classer les différentes préfaces analysées selon qu’elles s’apparentent à des escortes de sûreté ou à des escortes de plaisir, conformément à l’amphibologie du terme directeur.
L’escorte de sûreté
2Les escortes de sûreté varient en fonction du contexte historique. L’histoire de la préface commence ici au XVIIe siècle, grâce à François‑Ronan Dubois dans « Les préfaces des recueils d’Ana du XVIIe au XIXe siècle » et à Béatrice Brottier, « Le Travail du libraire dans les avis au lecteur des recueils collectifs de poésie au début du XVIIe siècle ». Le premier s’intéresse au genre des ana, c’est‑à‑dire les recueils de propos d’une personne célèbre, à l’instar des Swiftania, relatifs à l’auteur des Voyages de Gulliver. Il analyse la double stratégie de cette forme concurrentielle, à la fois plaidoyer pro domo et réquisitoire ad hominem autour de trois lieux communs : l’ethos — bonne ou mauvaise image de la personne citée —, authenticité ou caractère apocryphe des propos rapportés sans oublier utilité ou frivolité de la lecture du livre. La préface d’ana permet donc de défendre le livre, par anticipation, contre les attaques possibles. Le second chercheur s’intéresse à la manière dont la forme des « avis au lecteur » est travaillée par l’éditeur comme un discours de réclame. L’escorte de sûreté s’affaiblit ici momentanément. En ce qui concerne le XIXe siècle, Jean‑Pierre Bertrand, dans « Zola et l’invention du roman naturaliste », envisage la préface comme lieu d’indication de l’invention. Contextualisant l’invention du monologue intérieur dans le cadre du roman réaliste, il la met en perspective avec d’autres inventions littéraires du siècle, qu’elles soient expliquées par le génie, le hasard ou la vie, à savoir le poème en prose et le vers libre des symbolistes ou encore l’écriture automatique des surréalistes. L’escorte de sûreté permet ici de ne pas manquer l’invention et de la protéger en en déposant, en quelque sorte, le brevet littéraire.
3Un certain nombre d’escortes de sûreté concernent le discours américain francophone. Ainsi Stéphanie Bernier et Pierre Hébert proposent-ils « La Préface comme chronotope ». Dans le contexte des lettres canadiennes francophones, Dantin est l’auteur d’une préface célèbre sur le poète Émile Nelligan. La conception bakhtinienne de la préface comme chronotope permet de mettre en valeur la forme éponyme comme espace et temps de dialogue entre les poètes qui illustrent cette littérature, Gonzalve Desaulniers, auteur de Bois qui chantent, ou encore Simone Routier pour Ceux qui seront aimés, ainsi que le préfacier qui les défend. Les préfaces se répondent ici comme les coups successifs échangés lors d’un duel. Dans « La poésie, nouveau territoire de l’oralité. L’auteur autochtone à la recherche d’une double légitimité », Marie‑Hélène Jeannote s’intéresse à un écrivain amérindien, An Antane Kapesh, auteur de Je suis une maudite sauvagesse (1976), ainsi qu’à Joséphine Bacon, auteur de Bâtons à message (2009) afin d’analyser la manière dont la préface résout la tension du passage d’une littérature orale à une littérature écrite. Dans « Une hirondelle ne fait pas le printemps. De la préface comme mode d’existence d’une littérature et de ses animateurs », Marie‑Pier Luneau, en confrontant Fournier et Roy, considère la préface comme moyen de défense de la littérature nationale.
4La préface ne constitue pas seulement une escorte de sûreté pour l’auteur, mais également pour l’éditeur. Laurence Van Nuijs, dans « Une poétique de l’inachevé », analyse la manière dont le préfacier d’une traduction du Gatsby de Fitzgerald, mais aussi de Sagan, de l’Adolphe de Constant sans oublier la Grande Terreur des bien‑pensants de Bernanos, conçoit militairement la préface comme une « panoplie littéraire » qui s’étend à la postface et permet à l’auteur des Rats de se défendre des conséquences de la caricature de son lieu de travail : la revue des Temps modernes. Marie-Ève Riel s’intéresse, dans « Nous avons laissé ces documents tels qu’ils étaient. » à l’édition d’œuvres posthumes. À partir de l’exemple de la société des lecteurs de Jean Paulhan, elle s’interroge sur les raisons de publier la correspondance d’un mort. Hervé Serry, dans « Quelques éléments sur les préfaces et autres textes de présentation en amont et en avant du travail éditorial », étudie la manière dont les éditions du Seuil s’affranchissent progressivement des préfaces de Mauriac, Camus, Barthes et Duras, en fonction de l’accroissement de la notoriété de leur maison. Il offre également un aperçu de l’histoire éditoriale de Nedjma de Kateb Yacine, manuscrit cloué au pilori par Paul Flamand, puis exalté par Francis Jeanson et enfin préfacé, lors de sa parution, par Michel Chodkiewicz.
L’escorte de plaisir
5La préface, en particulier la préface littéraire, est principalement escorte de plaisir. Magdalena Kozluk, dans « L’Art du masque dans la préface médicale aux XVIe et XVIIe siècles », analyse la préface du discours médical comme lieu de divertissement lettré. Théophile Gelée, médecin à Dieppe, préface les œuvres d’André du Laurens en captant la bienveillance de ses lecteurs par l’alliance de l’homo sum de Térence à l’errare humanum est biblique. Pierre Jacquelot signe son régime de santé du nom de Médée, afin de rappeler au lecteur la manière dont elle rajeunit Éson. Marta Caraion fait succéder, à la référence mythologique, la réflexion sur l’utilité dans « De l’utilité et de la survie en littérature (Préfaces (1835‑1855) ». À une époque où la préface est considérée comme une marque de civilité entre l’auteur et son lecteur, la question de l’utilité succède, dans le discours préfaciel, à celles du bien, du beau ou encore du vrai. Le chercheur compare deux préfaces qui s’opposent diamétralement sur les plans de l’académisme, du romantisme, de l’industrialisation et de la science, Mademoiselle de Maupin (1835), Théophile Gautier d’une part, Les Chants modernes (1855), de Maxime Du Camp de l’autre. Toujours au XIXe siècle, Pascal Durand analyse comment Mallarmé préface, à contrecœur et sous forme de « Note », Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, conformément aux exigences de son éditeur.
6Les lettres canadiennes francophones offrent à la fois des préfaces de sûreté et d’autres de plaisir. Ainsi Daphné de Marneffe, dans « Choix formels et stratégies de présentation de soi dans la lettre sur la littérature des voyages de Pierre Daye », analyse‑t‑elle la préface d’Aspects du monde (1935) comme une préface auctoriale tardive en forme d’épître dédicatoire à Léon Kochnitzky permettant à son auteur une réflexion dilettante sur son parcours d’écrivain-voyageur. Josée Vincent, dans « Lorsque l’éditeur investit la préface. L’exemple de Louis‑Alexandre Bélisle », théorise la forme de la préface didactique qui indique le contenu du livre ainsi que le lecteur auquel il s’adresse sans se priver de témoigner d’une foi dans le progrès et d’une défense de la littérature de son pays.
7L’escorte de plaisir, placée sous le signe d’Éros, fait un détour du côté de Thanatos à cause de l’article de Gregory Cormann : « « Passer la ligne ». La rencontre de Fanon et de Sartre ». Il s’agit d’une analyse de la préface de Sartre aux Damnés de la terre. Après la rencontre de Sartre avec Fanon à l’article de la mort dans la ville de Rome, le chercheur considère la préface comme un moyen de se jouer de la mort et de l’illusoire barrière — ou ligne imaginaire — de la couleur de peau.
8La préface de plaisir ne se limite pas au seul art littéraire. Dans « Le générique du faux documentaire », Jeremy Hamers envisage le générique comme préface au film et s’intéresse notamment à la façon dont Michael Moore efface la frontière entre documentaire et fonction. Du côté de la peinture, Clément Dessy, dans « Seuils littéraires aux arts plastiques. Les préfaces d’écrivains aux catalogues d’exposition. », revient sur la fréquentation, du XVIIIe au XIXe siècle, des salons par les écrivains, à travers l’exemple de Zola et Manet notamment. Jean‑Max Colard, dans « De la préface d’exposition à l’exposition préface », réfléchit sur le passage du medium de l’image à celui du texte, notamment à travers les expositions de Walid Raad.
9L’étude de l’escorte de plaisir s’achève sur l’analyse de la préface au texte érotique. David Martens, dans « Éros préfacier : Pauline Réage, Jean de Berg et Belen ou le « joli jeu de la plume et du masque » s’intéresse à la manière dont Jean Paulhan, dans « Le Bonheur de l’esclavage », préface le livre de sa maîtresse — Histoire d’O (1954) —, Dominique Aury, sous le pseudonyme de Pauline Réage. Cette préface est mise en rapport avec celle signée PR, qui cache Alain Robbe-Grillet, au livre de sa femme — L’Image (1956) — Catherine Robbe-Grillet, sous le pseudonyme de Jean de Berg. L’analyse s’achève sur une troisième préface — double — qui joue du mystère de l’identité des auteurs ainsi que de leur lien à l’histoire érotique sulfureuse, d’André Pieyre de Mandiargues puis de Philippe Soupault, à Réservoir de sens (1966). Fanny Lorent, dans « La préface, lieu de transaction de l’écrivain‑éditeur. Double jeu et parole intermédiaire », met en perspective trois préfaces liées à Robbe‑Grillet, celle précédemment étudiée, puis celle de Barthes à l’essai de Bruce Morissette, sans oublier celle de Franklin J. Matthews à La Maison de rendez‑vous. Dans le deuxième cas, il s’agit d’ôter à Barthes le monopole du discours critique sur lui‑même, puis de l’infléchir dans le sens qui l’intéresse en portant le masque de l’autre.
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10En conclusion, les quatre parties historique, esthétique, sociologique et formelle se laissent réduire à deux axes liés aux connotations militaire et érotique du terme « escorte ». La plupart des préfaces sont d’abord des « escortes de sûreté », mais cette dimension n’exclut en rien celle du plaisir. « L’escorte militaire » comme « l’escorte de plaisir » que peut constituer la préface indique, si besoin est, qu’il s’agit d’un discours de pouvoir qui est l’une des clés de l’univers littéraire.