Repenser les approches & les représentations de l’injustice sociale
1Co‑dirigé par Raphaëlle Guidée, maîtresse de conférences en littérature comparée à l’Université de Poitiers, et par Patrick Savidan, professeur de philosophie politique à l’Université Paris-Est Créteil, Dire les inégalités a pour ambition de renouveler les études portant sur l’injustice sociale en se saisissant de la notion d’inégalité. Visant à étendre le champ des approches et des représentations d’une injustice fréquemment envisagée au prisme de la misère et de l’exclusion, ce volume collectif pose les jalons d’un domaine d’étude fédérant des chercheuses et chercheurs de différents horizons, lié.e.s par une volonté commune de se confronter à des poncifs qu’il est temps de nuancer.
Une approche pluridisciplinaire novatrice & ambitieuse
2L’ouvrage est habité par le même type de préoccupation éthique et politique que celui qui a mené nombre de critiques des dernières décennies du siècle passé – à l’instar des historiens et autres chercheurs subalternistes1 – à étudier « les formes multiples de violence et de domination qui s’exercent sur les opprimés, les marginaux » et « dénoncer, en même temps que leur invisibilité sociale, le défaut ou le biais des discours qui les représentent » (p. 8). Mais plutôt que de convoquer la catégorie d’exclusion, parfois liée à une conception trop restrictive de la justice sociale en termes d’intégration2, cette étude collective se focalise sur les représentations de « l’écart », de la « cohabitation » et des « misères de position », comme le soulignent les deux directeurs du volume (p. 7‑8) – empruntant cette dernière expression à Bourdieu qui oppose, dans l’introduction de La Misère du monde, la « misère de position, relative au point de vue de celui qui l’éprouve » [nous soulignons], à « la grande misère de condition3 ».
3Rassemblant des contributions de spécialistes de philosophie, de sociologie, de sciences économiques, de littérature française, hispanique et comparée et d’études cinématographiques, l’ouvrage s’inscrit dans une optique transversale qui est bienvenue parce qu’elle n’est pas des plus fréquentes dans la critique française : l’objet même du volume, qui « propos[e] le déploiement d’un ensemble d’analyses […] visant les manières de représenter et se représenter les inégalités » (p. 9), la rend de fait indispensable. Car si « la notion d’inégalité semble d’autant plus difficile à appréhender qu’elle renvoie à des registres, des expériences et des objets extraordinairement divers » (ibid.), les reconfigurations des approches et représentations de l’injustice sociale qu’elle permet de penser s’effectuent à partir de divers « complexe(s) d’idées » (ibid.) qu’il s’agit, là encore, de situer.
4Pour ce faire, la première partie de l’ouvrage, « Savoirs et critique des représentations », se concentre sur diverses approches des représentations de l’inégalité, en faisant dialoguer discours « savants » et « populaires ». Si le format des communications réalisées dans le cadre du colloque à l’origine du volume4 est trop restreint pour permettre à l’ensemble des contributeurs de cette première partie de proposer des alternatives constructives aux discours et représentations qu’ils critiquent, les problématiques et les paradoxes auxquels ils se confrontent sont passionnants et devraient connaître des prolongements fructueux. Le regretté philosophe Ruwen Ogien propose ainsi une déconstruction de la moralisation des inégalités en montrant les limites des approches qu’il nomme libertarienne, sociale‑démocrate et sociale-libérale, tandis que l’économiste Claire Pignol questionne l’incapacité des théories économiques libérales à participer à la réduction des inégalités. Les sociologues Michel Forsé et Coline Cardi s’interrogent ensuite plus spécifiquement sur les représentations courantes que nous nous faisons de l’inégalité, à partir de données d’enquêtes internationales sur la perception des inégalités pour le premier, et de statistiques sur la délinquance féminine pour la seconde.
5Enfin, la philosophe Solange Clavel montre, en convoquant notamment les travaux de Martha Nussbaum5, que notre vocabulaire habituel promeut un paradigme épistémologique de l’accès à l’injustice fondé sur la perception et l’émotion, paradigme qui s’avère incomplet. Comme elle le souligne en conclusion,
[…] l’injustice ne se voit pas, ne s’éprouve pas ; elle se pense. Et il n’y a pas de raccourci possible pour reconnaître l’injustice : on ne peut faire l’économie de la réflexion sur les principes et le système d’interrelations des individus. Si cette thèse est vraie, alors la difficulté de la lutte pour la justice est bel et bien une difficulté de type intellectuel, et le type de courage qui nous est demandé n’est pas seulement celui qui consiste à avoir le courage de ses convictions – il est au contraire celui d’affronter ses doutes : le fait que très souvent, nous ne savons pas, notre jugement ne peut pas être fait de manière tranchée, et que nous avons besoin d’une discussion collective sérieuse pour simplement savoir ce qu’est la justice ou l’injustice. La question que pose le sentiment d’injustice est celle de la congruence entre des principes de justice qui doivent être nécessairement pensés et des sentiments qui sont extrêmement volatiles ou indécis. (p. 73)
6La seconde partie de l’ouvrage, « Représentations artistiques et critique des inégalités », explore les formes contemporaines que peut revêtir la « congruence » évoquée par S. Clavel, en s’attachant à certaines reconfigurations révélatrices de l’importance du thème de l’inégalité pour les artistes et écrivain.e.s contemporains. Elle s’ouvre par une analyse de Sylvie Servoise des enjeux politiques de la mémoire ouvrière dans le roman contemporain de langue française, qui s’appuie sur l’œuvre de François Bon, exemple d’une « littérature qui re‑politise l’histoire, par le biais d’une mémoire elle-même devenue politique » (p. 79). La même formulation pourrait s’appliquer, mutadis mutandis, à l’œuvre des deux écrivains espagnols contemporains, Isaac Rosa et Belen Gopegui, dont traite l’article d’Anne‑Laure Bonvalot : « s’inscri[van]t en faux par rapport à la vogue d’une littérature consolatrice et consensuelle », les deux romanciers « s’emploient, au moyen d’innovations esthétiques diverses, à provoquer chez le lecteur le sentiment de l’inacceptable face à l’actuelle banalisation des inégalités et de leur violence intrinsèque » (p. 111). Par leur fiction, ils construisent un « sentiment d’étrangeté […] politique par excellence » (p. 120), puisque celui-ci s’oppose à une certaine résignation ambiante – également interrogée dans l’article de Stéphane Bikialo à partir de l’œuvre de Lydie Salvayre, réplique subtile à une « servitude volontaire » typique des représentations littéraires contemporaines des inégalités. Nul hasard que L. Salvayre soit aussi mentionnée dans l’article de Jean‑Paul Engélibert : celui-ci propose, à partir des travaux de Jacques Rancière, de penser une « esthétique de l’égalité » qui se caractérise par son « refus […] [d]es conventions des genres et [de] leurs hiérarchies calquées sur celles de leur société et qui se donne les moyens de réaliser immédiatement, dans le texte, l’égalité impossible et fondamentale de tous avec tous » (p. 99).
7Enfin, deux autres études de cas ont pour point commun d’intégrer des problématiques liées à la migration, essentielle pour envisager les modalités contemporaines des représentations artistiques de l’inégalité : tandis que l’article d’Inès Cazalas s’intéresse à l’œuvre de la romancière Zahia Rahmani, fille de harki, Marie Martin se joint à ses collègues comparatistes, francisants et hispaniste pour proposer une analyse de l’œuvre du cinéaste Sylvain George – qui, à ce jour, a consacré huit films documentaires aux sans‑papiers de Calais, « nouveaux prolétaires d’une ère capitaliste mondialisée » (p. 141). Son étude montre que les films de S. George, « profondément marqué[s] par la coexistence de dispositifs documentaires émancipateurs et de segments militants, voire pamphlétaires » (p. 138), font apparaître, au‑delà du pathos, le « potentiel révolutionnaire » de ces figures de l’entre‑deux que sont les migrants (p. 141).
8L’ambitieuse approche pluridisciplinaire que propose cet ouvrage donne ainsi lieu à des contributions d’une grande diversité. Celle‑ci ne nuit nullement à l’aisance de la lecture : les différent.e.s auteur.e.s partagent une même clarté d’expression, « le dialogue des disciplines a[yant] ce mérite simple mais néanmoins essentiel de contraindre chacun à produire une analyse compréhensible en dehors du champ disciplinaire dans laquelle chaque analyse des inégalités reste habituellement cantonnée » (p. 145). Une dynamique nous semble par ailleurs autant récurrente qu’essentielle : leur visée commune de déconstruire certains topoi liés à leurs champs de recherche respectifs.
Nuancer les stéréotypes attachés à l’inégalité & ses représentations
9L’un des grands mérites de cet ouvrage est de contribuer à déconstruire des images couramment attachées à certain.e.s de celles et ceux qui ont pour mission de définir l’injustice et ses manifestations : en particulier, les économistes et les juges. « Dans leur grande majorité, les économistes sont des hérauts de l’égalité », souligne Cl. Pignol (p. 27), à contre‑courant de quelques idées reçues :
Souvent soupçonnés d’être, sinon les zélateurs d’une inégalité nécessaire à l’accumulation et à la croissance, du moins ses observateurs résignés, les économistes pourtant ont consacré une grande partie de leurs travaux à mesurer et à évaluer les inégalités, à établir leur origine, à proposer des moyens de les réduire voire de les supprimer. (Ibid.)
10Opérant un déplacement fructueux, Cl. Pignol explique l’échec des théories économiques contemporaines à réduire les inégalités par leur prise en compte insuffisante de l’organisation même des activités économiques – ou, en d’autres termes, de leur situation même. C’est également en insistant sur la situation spécifique des discours juridiques sur les femmes criminelles, qu’elle confronte à d’autres discours sur la féminité, que C. Cardi déconstruit l’idée reçue selon laquelle les femmes seraient moins violentes que les hommes. Si les femmes sont certes en minorité dans les statistiques de la délinquance, reflétant le traitement plutôt favorable dont elles bénéficient au long du processus pénal, il s’agit de corréler cette inégalité particulière de traitement aux stéréotypes genrés qui entretiennent des inégalités au détriment des femmes dans le reste de la société : l’apparent avantage des femmes criminelles peut dès lors être considéré comme la conséquence d’une inégalité genrée systémique, synonyme de désavantages pour les femmes.
11Un déplacement de perspective très semblable concerne les articles du volume qui, en envisageant les reformulations de représentations artistiques attendues de l’inégalité, contribuent à faire vaciller des stéréotypes d’ordre littéraire. Outre S. Servoise qui montre comment l’œuvre de Fr. Bon reconfigure certaines conceptions consensualistes de la mémoire en (re)plaçant au cœur de ses romans les dimensions conflictuelles de l’histoire ouvrière, les articles de J.‑P. Engélibert, St. Bikialo et A.‑L. Bonvalot permettent de nuancer l’association facile entre la représentation de l’inégalité et un engagement littéraire associé tantôt à son pôle contestataire, tantôt à une « écriture représentative » ou à un « mode (néo-)naturaliste », pour reprendre les formules employées par J.‑P. Engélibert. L’« esthétique de l’égalité » que fait émerger ce dernier, et les figurations de la résignation, analysées par St. Bikialo, qui caractérisent les romans de L. Salvayre, constituent in fine des reconfigurations subtiles de l’engagement littéraire, même si la majorité des contributeurs de la deuxième partie du volume se gardent de convoquer une expression qui continue elle-même à nourrir, du moins en France et en Europe, de nombreux stéréotypes.
12À ce titre, un rejet plus ou moins explicite de l’idée de « bien-pensance », typique depuis un certain temps d’une bonne partie de la critique européenne portant sur l’engagement littéraire et artistique, n’est peut‑être pas des plus novateurs dans le volume – où l’élan utopique (p. 94‑95), les « bons sentiments » (p. 104) ou encore l’« humanis[m]e » (p. 111) fédèrent les réserves. Si celles‑ci se justifient dans l’ouvrage, c’est parce qu’elles se fondent sur l’espace littéraire européen qui y est majoritairement traité : R. Guidée et P. Savidan le reconnaissent dans leur conclusion générale, en soulignant qu’« au terme du parcours, […] le traitement de certaines inégalités (en particulier les inégalités raciales et les écarts nord-sud) est à peine esquissé » (p. 143). D’où l’intérêt de l’article d’I. Cazalas, qui s’attache à l’œuvre de Z. Rahmani en se focalisant sur les textes Moze (2003) et France, récit d’une enfance (2006), deux « fictions libératrice[s] de soi » qui ne se limitent pas à retracer l’expérience d’une descendante de harki dans un petit village picard, puisque « l’invention d’une forme singulière permet de repenser les modalités du commun » (p. 132). Après avoir proposé une analyse intersectionnelle cherchant à « penser ensemble les inégalités raciale, sociale et sexuelle » (p. 127) représentées dans les deux récits, I. Cazalas fait émerger la volonté de réconciliation qui anime l’écrivaine dans son « invention d’une liberté qui conjugue rupture et hommage » (p. 121). La force de proposition de nombre d’écritures extra‑européennes et/ou migrantes de l’engagement6, de même que les réflexions constructives sur la convivence qui traversent une part significative des « écritures‑entre‑les‑mondes7 » actuelles, sont essentielles pour penser les représentations contemporaines de l’inégalité. L’œuvre performative de Z. Rahmani permet ainsi d’offrir un aperçu sur ces dynamiques de renouveau, faisant écho au passage de Survivance des lucioles de Georges Didi‑Huberman cité plus tôt dans l’ouvrage :
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13Le Monde est‑il aussi totalement asservi que l’ont rêvé – que le projettent, le programment et veulent nous l’imposer – nos actuels « conseillers perfides » ? Le postuler, c’est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. C’est ne voir que la nuit noire ou l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace – fût‑il intersticiel, intermittent, nomade, improbablement situé – des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout8.