Faire parler les corps. Épistémocritique de l’incarnation chez Barbey d’Aurevilly
1Relire « la transparence intermittente des corps1 » des récits aurevilliens à la lumière des principes de la physiognomonie lavatérienne : voilà, selon la belle formule empruntée à Brian G. Rogers dans son livre consacré à Proust et Barbey d’Aurevilly, l’ambitieuse entreprise épistémocritique à laquelle se livre Reto Zöllner dans son ouvrage.
2L’auteur fonde son approche sur un constat initial : le monde tel que Barbey le conçoit est pris dans une « tension fondamentale entre clarté et mystère » (p. 13). Oscillant entre vision providentielle et perception chaotique de l’Histoire, la pensée de l’écrivain se partage en effet entre la conviction d’une évidente lisibilité des événements, et le constat de leur irréductible résistance aux prédictions humaines. Or, pour R. Zöllner, cette dialectique matricielle entre opacité et transparence, sur laquelle repose la conception aurevillienne du macrocosme, vaut également pour le traitement que Barbey réserve au corps, envisagé dans toute son œuvre comme un véritable microcosme.
3Le livre se présente d’une part comme une enquête sur les fondements épistémiques de cette dialectique : pour l’auteur, c’est entre autres dans les principes de la physiognomonie lavatérienne que le connétable des Lettres a pu trouver une caution scientifique susceptible de soutenir la coincidentia oppositorum propre à son système sémiotique de représentation du corps. Outre ce travail de filiation, l’ouvrage se livre d’autre part à une analyse systématique des motifs physiognomoniques présents dans les œuvres de Barbey, entreprise qui n’avait jusqu’à présent jamais été menée exhaustivement dans la critique aurevillienne.
4Pour rendre pleinement justice au clair-obscur des textes du romancier, R. Zöllner adopte lui-même une « position charnière » (p. 151). Cherchant à nuancer la lecture d’Alice de Georges-Métral qui « place l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly sous l’enseigne de ce qu’elle appelle une “crise de la représentabilité” » (p. 151) tout autant qu’à modérer celle de Vigor Caillet pour qui les récits du romancier reposent, affirme-t-il, sur une « “explicite psychologie” » (p. 151), l’auteur entend quant à lui resituer cette dialectique aurevillienne dans l’épistémè de la seconde moitié du xixe siècle, tiraillée entre la tradition chrétienne des mystères, la propension romantique à la pensée analogique et les exigences nouvelles de l’enquête positiviste.
5On peut ainsi appréhender l’ouvrage de R. Zöllner tout à la fois comme une entreprise épistémocritique et une enquête sémiotique au service du déchiffrement de la représentation des corps dans l’œuvre de Barbey. C’est dans l’association de ces deux directions analytiques, qui offrent une double perspective, à la fois synchronique et diachronique, de la physiognomonie aurevillienne, que résident la force et l’originalité de ce travail monographique.
Les dessous de la méthode
6Trois grands principes méthodologiques président au travail de R. Zöllner. Le livre propose d’abord une succession de « micro-analyses » (p. 17) consacrées aux motifs physiognomoniques les plus fréquents dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Cette méthode de close reading s’adapte particulièrement bien à son objet, puisque les ouvrages théoriques de Lavater ainsi que leurs applications fictionnelles ultérieures reposent eux-mêmes sur de véritables études de cas. Elle donne ainsi lieu, sous la plume de R. Zöllner, à quelques variations physiognomoniques originales, parmi lesquelles figure une enquête singulière, consacrée aux « “dessous” du dos » (p. 492) dans les récits aurevilliens. L’auteur montre en effet comment le romancier parvient à faire de cette partie du corps a priori complètement inexpressive un reflet insolite de l’âme, se soustrayant au contrôle conscient du sujet, et échappant à la tyrannie de la société du paraître, qui oblige à se composer hypocritement une « face ». Ainsi les gouttes de sueur qui perlent sur le dos de Mme de Damnaglia au cours du récit de la mystérieuse « partie de whist », mais également la convulsion dorsale qui secoue « la petite masque » à la vue de Ravila, ou encore la fascination magnétique que le dos de la Vellini inspire à Ryno, tout autant que les rougeurs qui colorent diaboliquement l’épine dorsale de la Pudica contribuent-elles à donner à cet « organe » une charge symbolique toute particulière. Si ces micro-lectures offrent dans leur ensemble une remotivation convaincante des descriptions physiognomoniques aurevilliennes, leur systématisation conduit parfois dans l’ouvrage à un surinvestissement des exemples et à une légère dilution des analyses qui peuvent nuire à l’efficacité de certains développements. Ces redondances ponctuelles sont néanmoins inévitables dans une monographie de cette envergure.
7En outre, R. Zöllner s’est donné pour objectif de mettre en valeur la « polyvalence générique2 » aurevillienne en mobilisant des exemples physiognomoniques empruntés aussi bien à la correspondance et à la critique qu’aux récits de l’écrivain. Ces confrontations intertextuelles se révèlent particulièrement fécondes pour étudier les nombreux portraits qu’on trouve dans l’œuvre de Barbey. C’est tout particulièrement le cas des développements que l’auteur consacre aux ekphrasis que l’écrivain a composées après avoir vu la collection Mancel au musée de Caen. Qu’il reproche à Rubens d’avoir manqué la représentation du supplice de Saint Sébastien en peignant « le corps presque lustré du saint » (p. 242), qu’il loue « la bouche, perdue dans la barbe » (p. 245) du Portrait d’Évêque de Riche, parce qu’elle parvient à entretenir le mystère de l’homme d’Église, partagé entre méditation et action, accablement et énergie, ou qu’il se perde dans l’admiration de La Vierge à l’enfant de Rogier van der Weyden, qui allie les mystères d’un fond sombre et inquiétant au rayonnement spirituel des figures, Barbey d’Aurevilly révèle ainsi en creux les exigences paradoxales de son réalisme : toute représentation charnelle, qu’elle soit picturale ou romanesque, doit faire figurer, d’une manière ou d’une autre, « une auréole spirituelle [qui] nimbe la réalité corporelle » (p. 257). Ces ekphrasis, issues des Memoranda et relues au prisme des principes physiognomoniques, viennent ainsi éclairer la position critique que Barbey expose dans Les Œuvres et les Hommes à propos de la physiologie, « cette grande étude des forces et des impondérables, [qui, selon lui], n’est pas nécessairement matérialiste3 ». Le parti-pris d’intertextualité de l’ouvrage vient donc renforcer la cohérence interne des œuvres aurevilliennes. Cette attention portée à l’ensemble de la production écrite de Barbey ne doit toutefois pas faire oublier la préférence que R. Zöllner a choisi d’accorder aux Diaboliques, dont les thèmes et les symboles revêtent pour lui une valeur emblématique pour l’analyse de l’art physiognomonique aurevillien.
8On aurait tort néanmoins de réduire cet ouvrage au seul enchaînement de ses commentaires textuels. L’auteur consacre en effet une part non négligeable de son travail à des exposés théoriques conséquents, qui dressent un bilan conceptuel des approches sémiotiques mises en place dans le champ littéraire pour traiter de la représentation fictionnelle des corps. Ces excursus critiques, conçus pour être réinvestis dans l’étude d’autres auteurs, et traités dans des chapitres qui peuvent se lire indépendamment du reste de l’ouvrage, sont parfois difficiles à remobiliser dans l’analyse de la physiognomonie aurevillienne4. Ils n’en proposent pas moins quelques concepts très éclairants pour la lecture des corps dans l’œuvre de Barbey. Signalons par exemple l’emprunt que R. Zöllner fait de la notion de « temporalisation du signe » formulée par Andrea Del Lungo : chargeant les détails corporels d’indications « tantôt prospectives, tantôt rétrospectives » (p. 226), le critique s’attache en effet à exposer le rôle diégétique, et non plus seulement descriptif, de la physiognomonie. Cela donne naissance chez Barbey à une véritable « poétique du corps présage » (p. 230), qui fait écho aux conceptions chrétiennes du « corps marqué » ou encore du signum Dei (p. 373), susceptibles d’opérer une distinction entre croyants et infidèles. L’exposé de la multiplicité des approches sémiotiques, ainsi que les très nombreuses références à l’ensemble de la critique aurevillienne font donc de l’ouvrage de R. Zöllner un réservoir théorique et conceptuel précieux pour qui s’intéresse à la représentation du cops chez Barbey, ou, plus généralement, à l’esthétique du portrait et du corps au xixe siècle.
« Le corps est la moulure de l’âme »
9Mais l’apport majeur de cet ouvrage réside surtout dans l’exposé des affinités idéologiques qui lient Barbey à Lavater5. Montrant les limites d’un rapprochement trop anecdotique et trop lâche entre les deux auteurs, R. Zöllner propose en effet une recontextualisation et une remotivation complètes de la physiognomonie lavatérienne avant de s’intéresser aux applications et aux dépassements auxquels Barbey d’Aurevilly se livre dans ses œuvres.
10L’auteur s’efforce d’abord de resituer épistémiquement l’apparition de cette nouvelle discipline scientifique. S’appuyant sur l’ouvrage de référence de Graeme Tayler6, R. Zöllner rappelle que la physiognomonie, héritée de l’Antiquité, perpétuée au Moyen-Âge et à la Renaissance, connaît à la fin du xviiie siècle un engouement nouveau, lorsque paraît L’Essai sur la physionomie destiné à faire connoistre l’homme et à le faire aimer, composé par Lavater entre 1775 et 17787. Cette discipline ancienne mais scientifiquement rénovée par le savant helvétique, et qui énonce la possibilité d’un déchiffrement des caractères grâce à la lecture d’invariants corporels, est néanmoins rapidement placée en marge des savoirs encyclopédiques officiels par les philosophes de la période qui y voient une dangereuse résurgence des superstitions divinatoires traditionnelles. S’appuyant sur les ponctuelles déclarations d’allégeance à Lavater qu’il trouve aussi bien chez Senancour, Chateaubriand ou encore Mme de Staël, R. Zöllner montre dès lors que c’est comme savoir alternatif, sensible aux analogies et non plus seulement aux purs raisonnements logiques, que les théories lavatériennes interpellent Barbey. De fait, cette coloration préromantique de la physiognomonie n’est pas pour déplaire au connétable des Lettres qui tient le culte encyclopédique de la raison en piètre estime. C’est donc avant tout en tant que discipline « symptomatique du passage des Lumières au romantisme » (p. 161) que le romancier s’y intéresse et la met en application. Il n’est dès lors pas étonnant de voir Barbey s’opposer aux prolongements phrénologiques que Gall proposera par la suite pour compléter la physiognomonie : ce successeur de Lavater, qui réduit la pensée au fonctionnement biologique du cerveau et entend révéler le caractère des individus après palpation de leurs protubérances crâniennes, est en effet condamné par le romancier, au même titre que Broussais, Cabanis et Bichat, pour son matérialisme forcené. Notons que R. Zöllner mobilise un document original pour donner à la condamnation aurevillienne de Gall une véritable assise biographique : dans une lettre adressée en 1833 à son ami Trebutien Barbey raconte en effet avoir quitté précipitamment une séance de la société de phrénologie de Paris présidée par Broussais lui-même8. Offusqué du ravalement biologique que le médecin fait subir aux grands hommes dont il examine les crânes, l’écrivain refuse à Broussais comme à Gall la capacité à déchiffrer l’homme en vérité. Ce n’est pas à l’explication de la pensée immatérielle par le corporel que l’écrivain veut aboutir, mais bien à l’élargissement du charnel au spirituel. La physiognomonie aurevillienne se forge donc à rebours des déclarations programmatiques de Zola, qui souhaite « remplacer l’homme métaphysique » par « l’homme physiologique9 ».
11De fait, comme R. Zöllner prend soin de le rappeler, les principes de lecture physiognomonique trouvent en grande partie leur justification dans les convictions chrétiennes de leur théoricien. Lavater, pasteur protestant, se donne en effet pour mission de déchiffrer grâce à cette science « l’alphabet divin » que Dieu a inscrit sur le visage et le corps de l’homme. Comme Barbey, il « conçoit la physionomie en tant qu’“immersion de l’âme” » (p. 16). Ils ont donc tous deux la conviction que les détails physiques font signe vers une réalité métaphysique. Ainsi la dialectique créatrice entre mystère et observation qui caractérise aussi bien l’œuvre du savant que celle du romancier s’enracine-t-elle profondément dans la théologie chrétienne. Sur ce point, il nous semble que l’ouvrage aurait pu éventuellement s’attarder davantage sur les principes de cette « sémiotique religieuse » (p. 219) en se référant peut-être plus explicitement à une tradition biblique bien établie, qui fait du mystère « le degré zéro de [la] création » (p. 33). On trouve en effet dans le discours que Saint Paul adresse aux Corinthiens une formulation claire de cette postulation à la fois lavatérienne et aurevillienne. Affirmant que « nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais [qu’]alors ce sera face à face », et qu’« à présent, [on] conna[ît] d’une manière partielle ; mais [qu’]alors [on] connaîtr[a] comme [on] [est] connu » (1 Cor 13, 12), l’apôtre exprime en effet sa foi en un monde invisible, partiellement dévoilé, et destiné à une Révélation ultérieure. Le mystère de l’Incarnation est donc fondamental : créé « à l’image » et « à la ressemblance » de Dieu (Gn 1, 26), l’homme ne parviendra à une pleine connaissance de lui-même que lorsqu’il aura pu ne serait-ce qu’approcher le mystère véritable de son Créateur. Seul le démon, qui s’institue gardien de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 9), peut dire présomptueusement au Christ « Je sais qui tu es » (Mc 1, 24 ; Lc 4, 34) et prétendre ainsi réduire les êtres à une univocité fallacieuse. Refuser de voir en l’Autre le signe corporel mystérieux d’une réalité supérieure, vouloir « tout connaître10 » matériellement, selon le rêve zolien, c’est, donc, dans la théologie chrétienne, s’engager contre la vérité spirituelle de la création. Si R. Zöllner ne s’appuie pas directement sur cet intertexte biblique, il n’omet toutefois pas de rappeler les sources théologiques et idéologiques auxquelles puise Barbey. Il mobilise ainsi à plusieurs reprises la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, dans lequel le penseur contre-révolutionnaire affirme justement que le christianisme « s’organise autour de la thèse centrale que l’homme vit “au milieu d’un système des choses invisibles manifestées visiblement” » (p. 34). L’homme et l’univers sont donc des énigmes que le Créateur appelle à déchiffrer au travers d’indices matériels et corporels à la fois saisissables et mystérieux.
12C’est la raison pour laquelle Lavater et Barbey fondent tous deux leur système sémiotique sur une alliance essentielle entre observation et imagination. En effet si, selon le pasteur helvétique, « observer […] est l’âme de la physiognomonie », le savant doit néanmoins unir à son observation « une imagination vive, forte, étendue » (p. 107), afin de suppléer aux manquements de l’enquête scientifique, mise en échec par l’irréductible mystère divin. Le savoir lavatérien conjugue ainsi enquête factuelle et intuition imaginative lorsqu’il formule un diagnostic. C’est sur ce même équilibre que repose la poétique aurevillienne. Barbey renvoie en effet dos-à-dos ce qu’il estime être, d’une part, les débordements fantastiques d’une imagination maladive, celle d’Hoffmann ou de Michelet par exemple, et, d’autre part, l’érudition pédante et stérile des naturalistes, celle dont Taine, Courbet ou encore Proudhon font selon lui étalage dans leurs ouvrages. Louant à l’inverse le regard acéré de Balzac ou de Stendhal qui fait d’eux des observateurs hors pair, saluant l’imagination que Baudelaire qualifie de « reine des facultés », le romancier fait de ses récits des anomalies narrativement identifiables, dont les minutieuses prémisses reposent sur la maîtrise des principes de l’investigation scientifique, mais dont les conclusions lacunaires conduisent inévitablement à la suppléance de l’imagination. De fait, R. Zöllner relève chez Barbey plusieurs schémas narratifs symptomatiques de cette alliance tératologique entre observation et imagination. C’est la raison pour laquelle la plupart des scènes voyeuristes qui ont cours dans la fiction aurevillienne sont bâties en trompe-l’œil : elles font par exemple appel à l’ouïe beaucoup plus qu’à la vue (comme lorsque Mesnilgrand assiste depuis un placard à la violente querelle entre la Pudica et son amant11), refusent au lecteur une partie du spectacle (le rideau cramoisi voile en même temps qu’il révèle la mystérieuse aventure du vicomte de Brassard), et offrent à l’auditeur des indices contradictoires (le visage de la Croix-Jugan, éphémèrement dévoilé, révèle à la fois des caractères christiques et diaboliques). Soumis à l’appréciation « d’un petit cercle d’observateurs instruits » ou, au contraire, au jugement d’une société mondaine « condamné[e] à rester à la surface des choses sans pouvoir s’expliquer quoi que ce soit » (p. 121), les indices physiognomoniques doivent ainsi constamment être complétés par l’imagination pour espérer atteindre leur signification véritable. Car, tandis que le Lavater portatif, variante populaire de l’essai du pasteur suisse, proposait des grilles herméneutiques censées déboucher sur des solutions pragmatiques fiables, les fictions aurevilliennes se caractérisent quant à elles par leur irrésolution finale. La récurrence, chez Barbey, de ce refus de conclure, conduit ainsi R. Zöllner à faire de l’œuvre du romancier un exemple privilégié de ce qu’« Adorno, dans sa Théorie esthétique désigne sous le nom de “Rätselhaft” [mystère], caractère consubstantiel à l’œuvre d’art elle-même appelant en retour l’acte herméneutique du lecteur-interprète » (p. 140). Le lecteur, comme l’auteur, doivent lire, compléter et interpréter activement les signes pour espérer atteindre le mystère d’un caractère ou d’un comportement.
Une herméneutique sans nom(s)
13De fait, toute l’œuvre de Barbey d’Aurevilly peut être considérée comme vaste entreprise de déchiffrement. R. Zöllner rappelle que « Brian Rogers voit dans “le rêve fou de l’inconnaissable” la raison d’être de l’œuvre aurevillienne » (p. 14). Parce que le péché originel a, selon la théologie chrétienne, rompu l’immédiateté de la communication entre Dieu et ses créatures, l’exil de l’homme sur la terre rend inaccessible la réalité de la Création dans toute son extension visible et invisible. C’est donc l’harmonie du macrocosme que Barbey cherche nostalgiquement à ressaisir dans son œuvre en pratiquant ce que R. Zöllner a appelé une « poétique du fragmentaire » (p. 43). Mais cette scission extérieure a également des répercussions intérieures au cœur de l’homme : l’unité entre volonté et action, entre pensée et langage, brisée par la Chute, conduit Barbey à écrire des « romans du tarissement de la communication » (p. 76) dans lesquels les personnages « vi[vent] de la tension entre le refoulement émotionnel et l’expressivité somatique » (p. 269). C’est donc parce qu’elle rétablit un pont physique entre le divin et l’humain par le biais d’une « communication pré-langagière » (p. 152), que la physiognomonie peut constituer pour Barbey un système sémiotique efficace mais néanmoins lacunaire.
14Outre cette attention fondamentale portée au savoir lavatérien, on découvre toutefois dans l’ouvrage de R. Zöllner que le romancier mobilise d’autres systèmes herméneutiques parallèles, empruntés à la science, à la littérature et à l’art de son époque parce qu’ils entretiennent des affinités idéologiques particulières avec la physiognomonie, et qu’ils sont jugés susceptibles de faciliter le déchiffrement des cœurs par l’intermédiaire de la lecture des corps. Si l’auteur ne leur réserve pas un traitement spécifique dans son livre, ces systèmes nous semblent mériter d’être exposés pour eux-mêmes comme de possibles compléments herméneutiques à la physiognomonie telle que le romancier la pratique dans sa fiction.
15Le premier système alternatif exploré par Barbey peut être paradoxalement qualifié de « naturaliste ». On trouve en effet dans tous les écrits du romancier plusieurs mentions de Cuvier et de sa légendaire méthode de reconstitution paléontologique. Empruntée pour une large part à Balzac qui en fait l’un de ses modèles dans l’Avant-Propos de la Comédie humaine, la référence au savant du Museum d’Histoire naturelle subit néanmoins sous la plume de Barbey un traitement singulier lorsqu’on la rapporte au champ de l’analyse physiognomonique. S’essayant à une transposition romanesque de la technique scientifique du « Un seul os, et tout l’animal est connu12 ! », Barbey cherche en effet à faire tenir dans quelques attributs corporels l’histoire et le caractère de ses héros. En ce sens, les descriptions liminaires de la tache de naissance en forme de croix qui tatoue le front de Calixte ou la rougeur qui colore le visage d’Aimée de Spens en appellent ainsi à un premier déchiffrement physiognomonique capable de renseigner par avance le lecteur sur le rôle que ces deux figures seront amenées à jouer dans la diégèse. La mise en œuvre de ce que Jakobson a appelé la « fonction synecdochique13 » du personnage est néanmoins toujours déceptive chez le romancier : la déduction physiognomonique ne conduit en effet qu’à une épiphanie incomplète de l’être, dont l’essence ne peut pleinement s’épanouir que par l’intervention de la foi et l’imagination. En ce sens, la démarche herméneutique aurevillienne semble prendre le contrepied de celle des savants de son époque : Barbey déforme ce que Carlo Ginzburg appelle « le paradigme indiciaire », « qui soumet [au xixe siècle] le corps, le langage et l’histoire […] à une enquête sans a priori, qui exclu[t] par principe l’intervention divine14 », en refusant au lecteur un ordonnancement et une relecture logique de tous les indices corporels qu’il relève. S’il ne mobilise pas cette référence historiographique, R. Zöllner s’appuie en revanche sur le prologue d’Un prêtre marié pour illustrer la façon dont le romancier subvertit la méthode herméneutique de Cuvier. À l’instar de Rollon Langrune, qui, après une longue enquête préliminaire, parvient à faire surgir d’un simple médaillon tout le drame de Calixte, Barbey « recueille[e] [en effet] les fragments épars de [ses] histoire[s] comme on recueille par terre le parfum d’un flacon brisé ». Or, selon R. Zöllner , « de même qu’il n’est pas possible de recueillir par terre le parfum échappé d’un flacon, il est utopique de vouloir reconstituer une cohérence des parties dépareillées. […] Restent [seulement] les fragments, mais grâce à eux, le récit est nimbé de mystère comme le parfum du flacon s’évapore dans l’air et envoûte le lecteur » (p. 141). Comme pour la physiognomonie, Barbey entretient donc une certaine ambivalence avec ce système naturaliste de déchiffrement de l’homme qui procède traditionnellement par résurrection fulgurante des identités.
16Ce système herméneutique n’est néanmoins pas le seul, dans les textes aurevilliens, à souffrir de singuliers ajustements. R. Zöllner montre en effet que, s’il s’est vite éloigné de Sainte-Beuve et de sa méthode critique, Barbey d’Aurevilly s’est ponctuellement intéressé aux rapports métonymiques que peuvent entretenir les écrivains à leurs productions. Saluant en l’auteur des Portraits littéraires « “l’anatomiste” et le “physiologiste” qui, le premier, a su “percer le livre jusqu’à l’homme” » (p. 262), le connétable n’hésite ainsi pas à faire débuter plusieurs de ses articles des Œuvres et les Hommes par une lecture physiognomonique des portraits d’écrivains qu’il a pu consulter au cours de ses recherches. Cette tendance beuvienne de l’écriture aurevillienne est particulièrement visible dans l’ouvrage que Barbey consacre à Goethe et Diderot. Foncièrement hostile au maître de Weimar, le connétable réduit en effet son portrait, inséré en tête de l’édition Hachette de ses Œuvres complètes, à n’être que la représentation d’un « vieux magnifique beau » dont les yeux sont le « miroir seulement de toutes [les choses] qui se voient15». Usant du portrait à des fins polémiques, comme l’explique R. Zöllner, Barbey cherche dans les caractères physiques visibles du tableau qui représente Goethe une preuve concrète du jugement idéologique sans appel qu’il a prononcé à son encontre. La méthode beuvienne est néanmoins finalement condamnée par Barbey, au même titre que les théories tainiennes, parce qu’elle court le risque de réduire le génie à n’être qu’un produit de « la race, du milieu et du moment », alors même qu’il faudrait voir en lui « un aérolithe que Dieu fait tomber sur tout16 ». C’est au nom de la gratuité et de l’imprédictibilité des dons du génie que Barbey refuse de systématiser ces approches positivistes du grand homme.
17L’écrivain va malgré tout trouver dans le champ de la critique picturale une dernière alternative herméneutique susceptible de correspondre aux exigences de son esthétique romanesque. R. Zöllner met en effet en avant l’éloge paradoxal auquel se livre Barbey envers la critique d’art de Diderot, dont il désapprouve par ailleurs l’essentiel de l’œuvre. Proposant un équilibre subtil entre observation et imagination, la « manière » du philosophe consiste en effet à transformer la description détaillée d’un tableau en une narration digressive et subjective. Pour ce faire, Diderot, passionné comme le romancier par les théories de Lavater, accorde une importance toute particulière à la représentation des motifs anatomiques, qui constituent, selon lui, de précieux supports à la déduction tout autant qu’à l’invention. Lorsque Barbey cherche à s’approprier cette méthode, il n’est pas question pour lui de tomber dans les travers d’une écriture artiste qui emprunterait à la peinture son vocabulaire et ses modes de représentation afin de proposer un équivalent littéraire de la mise en portrait. Il s’agit bien plutôt de s’approprier la méthode narrative du critique d’art, qui consiste à faire de la description anatomiste un moyen de faire surgir le mystère des êtres par la force de l’imagination. Cette « critique inventive » mise en valeur par Barbey dans le livre qu’il consacre à Diderot pourrait ainsi résumer l’usage que le romancier fait de la physiognomonie dans ses romans : chaque détail physique est minutieusement examiné par l’observation puis magnifié par l’imagination jusqu’à pouvoir suggérer les secrets d’une intériorité.
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18Dans une lettre qu’il écrit à Trebutien le 23 septembre 1850, Barbey d’Aurevilly confesse : « Portrait dépaysé, je cherche mon cadre. La société est faite de sorte que peut-être ne le trouverai-je jamais17 ». Cette métaphore picturale, qui, selon R. Zöllner, fait du romancier la « victime d’un Zeitgeist qui lui est totalement étranger » (p. 297), trouve un écho singulier dans l’application fictionnelle que Barbey fait de la physiognomonie. Pour l’écrivain catholique, chaque détail corporel semble en effet tendre vers un mystérieux horizon spirituel. La description physique, comme le cadre du portrait, est donc en constant décalage avec l’énigme métaphysique de chaque être. L’inadéquation ontologique entre corps et esprit révélée par la physiognomonie aurevillienne vient ainsi s’ajouter au décalage temporel dont souffre le romancier. Ce hiatus à la fois historique et métaphysique, loin d’enfermer avec pessimisme l’homme dans le mystère indépassable de son existence, doit néanmoins selon l’écrivain constituer l’horizon de la quête herméneutique du romancier et du croyant. À la « cardiognosie18 » parfaite du Dieu des chrétiens qui « sonde les cœurs et les reins » (Ps 7, 10) répondrait ainsi chez Barbey d’Aurevilly la physiognomonie lacunaire du romancier s’efforçant, par le déchiffrement des corps, « d’éclairer un gouffre dans le cœur de l’homme19 ». C’est à l’élucidation des fondements épistémiques et métaphysiques de cette quête aurevillienne du sens qu’est consacré l’ouvrage de Reto Zöllner.