Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Novembre 2017 (volume 18, numéro 9)
Grégory Wallerick

Illustrations & rapports textuels : entre concrétisation imaginaire & mise en abîme

Pierre Giuliani, Olivier Leplatre (textes réunis par), Les Détours de l'illustration sous l'Ancien Régime, Genève : Éditions Droz, collection « Cahiers du Gadges » n° 12, avec le concours de l’Université Jean Moulin-Lyon 3, 2014, 480 p., EAN13 : 9782364420502.

1L’ouvrage Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime constitue un recueil issu d’un travail collectif riche, fort de seize contributeurs, apportant autant d’avis sur la question que d’études de cas complétées d’images de qualité (183 illustrations, soit une moyenne de 13 planches par article). Les ouvrages collectifs pèchent souvent par une certaine inégalité des contributions en raison de la variété des méthodes employées ainsi que des sujets d’étude. Si on observe effectivement ici des différences entre les interventions, elles visent néanmoins toutes à enrichir la réflexion proposée par les coordinateurs de l’ouvrage. En effet, Olivier Leplatre et Pierre Giuliani ne cherchent pas à travailler uniquement sur l’illustration et son usage, mais bien sur la manière dont cette dernière s’émancipe progressivement du texte qu’elle devait, dans ses premières attributions, mettre en images. Dès son introduction, O. Leplatre insiste sur le passage du livre d’images au livre illustré, s’appuyant sur les arguments avancés dans les différentes contributions. Sans chercher uniquement à les présenter, l’auteur met en évidence les apports propres à chacune des études avec une très grande efficacité. Tant sur le fond que sur la forme, il nous propose de le suivre tout au long d’un voyage s’étalant sur les quelques siècles de l’époque moderne, pour déterminer non seulement la place mais aussi le rôle de l’illustration (p. 29).

Du livre de figures au livre illustré

2Ce projet ambitieux rejoint la catégorie des ouvrages encore rares, bien qu’ils commencent à être un peu plus nombreux, relatifs aux visual studies. La recherche concernant l’intégration et l’interprétation des images tend à prendre de l’importance, dans la suite de travaux menés par les Anglo-saxons au cours de la dernière décennie du xxe siècle. Précurseur en France, l’université de Lille a, en premier, lancé des recherches sur cette thématique, notamment sous la direction de Gil Bartholeyns. L’iconologie a fait l’objet d’un intérêt particulier pour certaines périodes historiques, mais pour l’époque moderne, les travaux sont plus rares, hormis le livre de référence de Maurice Daumas, Images et société dans l’Europe moderne (Paris, Armand Colin, 2000). Ainsi, l’ouvrage recensé ici pourrait constituer une référence majeure dans l’étude iconologique sur notre période, d’autant plus qu’il s’appuie sur des exemples concrets et variés au cours de ces quatre siècles.

3Les sujets traités dressent un panorama particulièrement large de l’illustration et de ses usages au cours de cette période. Depuis les frontispices dans certaines œuvres spécifiques jusqu’à des objets moins évidents, ce sont des études pertinentes et novatrices qui nous sont offertes ici : qu’il s’agisse d’un objet anodin, et pourtant récurrent, comme le rideau, ou d’un thème aguicheur comme l’érotisme, d’autant plus intrigant qu’il est associé au théologien Fénelon, tous les thèmes attirent l’attention du lecteur. Les catégories d’ouvrages concernés sont aussi variées, depuis les livres de justice jusqu’aux pièces de théâtre en passant par les livres d’emblèmes, riches et complexes à comprendre, le livre de fête, une nouveauté au début de la période, ou encore d’alchimie, un mouvement en vogue au début du xviie siècle. L’ensemble de ces sujets permet d’aborder des spécificités de la période, bien que l’aspect religieux, pourtant important — on pense au rôle de l’image dans les débats autour de la Réforme —, apparaisse en retrait dans les interventions. La contribution de M.‑M. Fragonard occupe à ce titre une place spécifique dans le volume, en insistant sur les missionnaires dans les pays étrangers, bien que l’accent ne soit pas mis sur la volonté de convertir mais sur la représentation de leurs derniers instants, sur l’ensemble des continents connus : en Asie (avec le cas d’Antonius Criminalis), en Amérique (Joannes de Fonte), en Afrique (Ignatius Azevedo) et en Europe (Guillaume Sautemouche).

4Dans le domaine des omissions, on peut regretter que le thème de l’altérité n’apparaisse pour ainsi dire pas, hormis dans l’analyse des livres de fêtes — si tant est qu’on considère qu’on peut définir comme « l’Autre » un individu non originaire du pays, au sens du territoire approprié par les populations locales. Ainsi, R. Deconinck et A. Guiderdoni traitent des les édifices érigés pour accueillir les personnalités du royaume, comme le roi de France Henri II ou François de Sales (à travers Fénelon). La présence de ces étrangers est plus reconnaissable lorsque le territoire concerné est géographiquement éloigné. Néanmoins, ces derniers, s’ils restent visibles sur les illustrations des tortures infligées aux missionnaires étudiés par M.‑M. Fragonard, suivant un processus hagiographique, voient leur évocation particulièrement négligeable. Dès lors, les indigènes sont réduits au second plan, ils apparaissent, reconnaissables à leurs attributs (quasi-nudité, massue sacrificielle entre autres), mais ne sont pas étudiés pour eux-mêmes, le sujet insistant sur l’aspect de la mort, parfois suivant des rites ou utilisant des armes indigènes, comme le cimeterre.

5Tout au long de cette période, l’image s’oppose dès lors à l’illustration, dont les fonctions spécifiques sont précisées, notamment « montrer l’inacceptable » (p. 30), et le livre de figures remplace le livre illustré. La répartition chronologique des interventions est équitable, avec près de quatre articles pour chaque siècle, bien que le xviiie siècle soit le plus représenté, avec deux articles de plus. L’organisation des contributions suit cet ordre chronologique, hormis pour le texte relatif à Ovide de T. Tran.

6La période de l’Ancien Régime a vu se multiplier les illustrations dans les ouvrages, en particulier avec la diffusion de l’imprimerie, qu’il s’agisse de frontispice ou de cahiers illustrés. Le premier objet mène à l’analyse de deux exemples, Horace et le Cabinet des fées. Les interventions qui y ont trait rappellent la place spécifique de cette fenêtre ouverte sur le livre. Émile Littré, dans son Dictionnaire, établit le lien entre cette page et son contenu, étendant la définition du mot à la gravure placée « en regard du titre d’un livre et dont le sujet est analogue au but et à l’esprit d’un ouvrage » (article « Frontispice », 1863-1877). Bien que M.‑C. Planche et P. Giuliani étudient tous deux le frontispice d’Horace, ce sont des analyses complémentaires basées sur un prisme de lecture différent. Alors que la première insiste sur la place du rideau, qui permet aux spectateurs de ne pas tout voir alors que le lecteur, face à l’image, voit ce qu’il cache, le second texte insiste sur le rapport entre la violence visible sur l’illustration et la bienséance du texte. Dès lors, la première page du livre permet de voir ce qu’un spectateur de théâtre ne peut voir, mais aussi de montrer une violence qui n’apparaît traditionnellement pas sur les planches. Ce sont les livres de fête, nous l’avons dit, qui sont mis à l’honneur par R. Deconinck et A. Guiderdoni. Avec force de précision, les auteurs mettent en avant la performance des artistes qui rendent compte d’un foisonnement de détails lors de fête comme celle organisée pour l’entrée royale de Henri II à Paris (1549).

Un décodage novateur

7Au tout début de cette période, la « figuration allégorique » (p. 62) par exemple s’appuie sur un méta-discours établissant la part du temps : cherchant à discerner le méta-discours de René d’Anjou, G. Polizzi et I. Fabre identifient dans les détails des images une figuration allégorique associant le cœur à la religion chrétienne en cette seconde moitié du xve siècle. L’illustrateur dépasse dès lors les topoi de son temps pour employer le détail comme un « trop-plein de sens refoulé » (p. 73) dont les interprétations sont multiples. Des parallèles peuvent être établis avec la mort (p. 137 sq.) dont traite M.‑M. Fragonard, ou même avec l’usage du rideau dans les représentations d’Horace (P. Guiliani, p. 199 sq.), voire avec l’érotisme, auquel s’intéressent tant M. Bermann (p. 349) que O. Leplatre (p. 395).

8Certaines études présentent une approche novatrice, comme celle proposée par V. Hayaert dans le cadre de l’alchimie (p. 77 sq.). Le corpus apparaît tout d’abord original : les images dans le livre de justice Corpus Juris Civilis des frères Senneton, comprenant les lois de Justinien. Dès lors, la multiplicité des fonctions de l’illustration apparaît clairement dans la démonstration de l’auteure, depuis la fonction pédagogique jusqu’à la fonction didactique, voire dialectique. Dès lors, il devient possible de comprendre l’illustration sans posséder le livre : la différenciation entre l’objet livresque et la planche illustrée est clairement mise en évidence. Ainsi s’établit le lien avec les feuilles volantes, ou Flugschriften (étudiées par J.‑F. Gilmont, La Réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé (vers 1517-1570), 1990, p. 52 sq.), propres aux libelles, dont le succès caractérise les années 1520 (d’après G. Chaix, « Livres, réformes et confessions : le cas du Saint Empire au xvie siècle », in F. Barbier, Les trois révolutions du livre, 2001, p. 37).

9Les frontispices, ces fenêtres ouvertes sur le contenu des livres, occupent une place majeure dans les études proposées. Alors que le xvie siècle avait permis d’associer l’image au texte, les siècles suivants développent cette relation duale entre les deux entités et approfondissent cette association tout en la déplaçant. A. Zygel-Basso insiste justement sur cette évolution pour la fin de la période concernée. L’ouvrage se clôture par deux analyses originales, relatives à l’érotisme à l’époque moderne, et à l’illustration de l’érotisme. Les images érotiques réalisées au cours de cette période restent relativement pudiques : le lecteur doit imaginer ce qui se déroulerait après l’événement représenté sur la planche gravée. La nudité est soulignée et certains gestes amènent à penser à ce qui est sur le point de se dérouler, notamment dans les recueils de La Fontaine ; pour autant, l’illustration ne choque pas, dans une période où le sexe reste une affaire privée. M. Bermann résume cette considération par une phrase pertinente et claire : l’artiste ajoute « des ingrédients sexuels à sa source textuelle » (p. 402), accentuant ainsi l’érotisation d’un texte.


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10L’ensemble des travaux ainsi réunis font de l’ensemble un ouvrage de référence sur la question de l’illustration à l’époque moderne. Les angles d’étude choisis offrent une complémentarité plus qu’une répétition, appréhendant de manière précise et pertinente leurs objets.