Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Novembre 2017 (volume 18, numéro 9)
Daniele Carluccio

(In)actualité de l’hypersensible

Évelyne Grossman, Éloge de l'hypersensible, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2017, 217 p., EAN 9782707343383.

1Parmi les images du moderne que nous a léguées Charles Baudelaire, il y a celle bien connue de l’hachischin, dont l’ivresse, juste avant sa phase hallucinatoire, se caractérise par « une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte1 ». Puis, rapportées encore dans Les Paradis artificiels, viennent les hallucinations proprement dites, où « la personnalité disparaît » :

Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s’exhalent de votre pipe. […] Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l’étrange faculté de vous fumer2.

2Hypersensibilité de l’hachischin ou du poète, donc, où celui-ci perd sa personnalité, envahi par l’individualité – « vaporeuse » – de l’objet. Acuité terrible des sens où il n’y a pas lieu de distinguer l’affect de l’intellect, ou la sensation de la connaissance. Hypersensibilité définitoire de l’expérience de la modernité, ouverte à « l’inconscient visuel » d’après Walter Benjamin, ce grand commentateur de Baudelaire, aux yeux de qui le psychanalyste lui-même est un poète des temps modernes (« Il y a cinquante ans, on ne prêtait guère attention à un lapsus échappé au cours d’une conversation », écrit-il dans les années trente3).

Hypersensibilité, modernité, contemporanéité

3Cette question de l’hypersensibilité, Évelyne Grossman, spécialiste de la littérature du xxe siècle et en particulier d’Antonin Artaud et de Samuel Beckett, la développe aujourd’hui dans un essai intitulé Éloge de l’hypersensible, où il faut entendre, par-delà la posture laudative, la conviction de ne pas avoir une thèse forte et frontale à formuler, mais plutôt une idée à faire entendre, dans le commentaire de différentes œuvres. Et c’est au contact de ces œuvres que la pensée et l’écriture d’É. Grossman acquièrent toute leur force – davantage que dans les pages introductives dont on peut regretter qu’elles ne situent pas plus précisément le sujet. L’hypersensibilité est d’abord observée sous l’angle de l’histoire et du genre : « Cet excès de la sensibilité, on l’attribua jadis aux femmes dites hystériques » (p. 7). Quant à l’hypersensibilité masculine, elle fut d’abord l’apanage des marginaux, des poètes, des artistes. Mais É. Grossman remarque, et c’est manifestement pour elle un trait caractéristique de la contemporanéité, que cette différence des sexes face à la sensibilité n’a plus lieu d’être : « de plus en plus nombreux sont ceux et celles qui peuvent s’avouer fragiles, émotifs, vulnérables, voire « écorchés » » (p. 7-8). Il y aurait donc une actualité de l’hypersensibilité, précisément parce que celle-ci concernerait désormais indifféremment les femmes et les hommes, et ceci de manière transversalement assumée. Le temps serait donc venu de considérer l’hypersensibilité « comme un outil d’analyse, un instrument de connaissance fine au service d’un mode de pensée subtil » (p. 8), ce qu’É. Grossman entend justement faire dans son essai – œuvre de « finesse » et de « subtilité ».

4Mais c’est ici, de la lecture de ces lignes initiales, que naissent les premières interrogations sur la proposition de l’auteure, car comment conjuguer la communauté prétendue de l’hypersensibilité avec la singularité du geste analytique ? L’hypersensible, ce n’est plus la femme, l’artiste, le critique ou l’analyste, mais tout un chacun. Désormais, noussommes tous savants, comme le disait Benjamin, et en même temps il faut constater que dans ce nous il y a un je, le critique ou l’intellectuel, peut-être plus savant que les autres. É. Grossman, elle, part de la perspective inverse : « Il s’agirait […] d’interroger les mutations contemporaines de ses usages [de l’hypersensibilité], et singulièrement dans des domaines où on l’attendrait le moins : la philosophie, la pensée critique, les études sociales » (ibid.). Le critique ou le savant serait-il en retard sur l’hypersensibilité de son temps ? Si l’on observe aujourd’hui un retour au sensible, comme le dit É. Grossman, celui-ci trouverait son inspiration ailleurs. Et pourtant le risque de tautologie demeure, car c’est bien chez des penseurs – et des plus canoniques, au moins dans le champ littéraire : Gilles Deleuze, Roland Barthes – que l’essayiste trouve matière à théoriser et à analyser l’hypersensibilité. Symptomatiquement, ceux-ci sont qualifiés dans un même paragraphe à la fois de « contemporains » et de « modernes » (p. 9-10). Du coup, la question (de l’œuf et de la poule…) demeure : Deleuze et Barthes ont-ils été des précurseurs (modernes) de l’hypersensibilité contemporaine, ou des agents (contemporains) de la mutation du discours intellectuel dans le sens de cette même hypersensibilité ? Cette ambiguïté laisse poindre un soupçon : que l’hypersensibilité soit un « outil d’analyse » beaucoup plus daté qu’É. Grossman ne semble le soutenir, qu’il soit, si l’on peut dire, aussi vieux que la modernité.

5Actualité ou inactualité de l’hypersensible ? Pour asseoir plus fermement son propos introductif, É. Grossman se tourne vers Jacques Rancière et son idée d’un « partage du sensible ». Selon le philosophe, la littérature se caractérise depuis le xixe siècle par une totale démocratisation à la fois de son objet – la vie, le quotidien – et de son public – n’importe qui, à l’image d’Emma Bovary, l’héroïne de l’emblématique roman de Flaubert. É. Grossman souscrit à la vision ranciérienne de la chose littéraire, car qui mieux que le théoricien du « maître ignorant » peut donner aujourd’hui une citoyenneté intellectuelle à l’idée d’une communauté du sensible ? Mais elle entreprend aussi de le réconcilier avec Deleuze, auquel il reproche une conception extatique, à la fois nihiliste et aristocratique, de l’art. Cette tentative de réconciliation est discutable, mais elle a le mérite de situer plus clairement la position d’É. Grossman, du côté d’un « sensible partagé », comme Rancière, mais jusque dans ses formes les plus négatives, comme Deleuze (ou Artaud, également évoqué) :

L’art ouvre à de nouvelles manières de voir, de ressentir, qui modifient le visible et le perceptible communs. Soit. Que se passe-t-il pourtant si la construction symbolico-politique de ce sensible partagé défaille ? (p. 22)

6Et É. Grossman de corriger, en quelque sorte, la lecture ranciérienne de Madame Bovary – qui se terminait, rappelons-le, par une évocation de la folie suicidaire de Virginia Woolf4 – en imaginant une Emma deleuzienne, schizoïde et heureuse, qui habiterait « ce “pur sensible” de la vie pré-personnelle » (p. 24). É. Grossman revient ici à une idée formulée dans un précédent essai intitulé La Défiguration (2004), celle des « désidentités », de fragiles identités affectives et intellectuelles dissolvant le sujet fort5. Il y aurait donc du négatif dans notre partage de l’hypersensible, mais ce négatif n’aurait rien d’aristocratique (ou d’élitaire).

Deleuze pour guide

7Que Deleuze soit la principale source d’inspiration d’É. Grossman dans cet Éloge de l’hypersensible, c’est tout à fait évidentà la lumière des deux premiers chapitres, portant presque intégralement sur le philosophe, ainsi que des chapitres suivants qui sont, pour le dire brutalement (hypo-sensiblement), des interprétations deleuziennes de Marguerite Duras, Roland Barthes et Louise Bourgeois. Le premier chapitre propose, autour de la question de l’affect, un parcours remarquable par sa clarté et sa cohérence. Après une entame deleuzienne, É. Grossman évoque l’interprétation freudienne du Moïse de Michel-Ange, née de la fascination du psychanalyste pour ce qui dans la sculpture « discorde » (p. 30), la tension apparente entre la fureur de Moïse, voyant son peuple adorer le veau d’or, et la maîtrise de cette même fureur. Puis elle en vient à considérer frontalement l’hypothèse d’un retour du sensible dans notre contemporanéité, dans la philosophie du care, mais plus particulièrement chez le sociologue Frédéric Lordon, auteur de La Société des affects (2013), qui « définit les émotions non plus comme états d’âme des acteurs sociaux, intimité des sujets, mais comme effets des structures dans lesquelles les individus sont plongés » (p. 34‑35). Tout en se disant séduite par l’idée que l’affect ne relèverait pas essentiellement de l’individuel et du subjectif, É. Grossman remarque qu’il y a loin de l’affect collectif que décrit Lordon à l’affect pré-individuel des « désidentités » qu’elle retrouve chez ses auteurs : « Tout autre est l’impersonnel deleuzien, la “dépersonne” chez Duras ou le Neutre chez Barthes » (p. 35).

8On a donc la réponse à la question posée plus haut : l’hypersensibilité date, elle date du poststructuralisme (au plus tard), elle s’enracine dans la modernité de Baudelaire, de Nietzsche, de Freud. Il y a une inactualité de l’hypersensible, comme il y a une inactualité de ceux qui, comme É. Grossman, défendent l’art, la littérature, ou encore une discipline aussi littéraire que la psychanalyse. Le cou tordu à la chronologie est là encore symptomatique, puisque l’essayiste, après avoir constaté en fin de compte le non-retour de l’hyper-sensible dans la pensée contemporaine, revient à l’auteur de Différence et Répétition et de Logique du sens.« On pourrait sans doute réécrire l’itinéraire philosophique de Deleuze du point de vue de cette patiente interrogation qui fut la sienne : qu’est-ce qui nous affecte ? » (p. 36) : « patiente interrogation », et hypersensible, adressée à Spinoza, à Nietzsche, à Freud, à Kant. É. Grossman retrace avec maîtrise et finesse « l’itinéraire philosophique » de Deleuze. D’abord l’affect spinozien comme « puissance d’agir », anti-psychologique : « Une passion gaie, comme une rencontre heureuse avec une chose ou un être, incite à renouveler ce sentiment heureux », « la tristesse n’est pas un sentiment, c’est une force qui nous tire vers des précipices » (p. 37‑38). Puis, évidemment, Nietzsche et sa volonté de puissance, autre formulation de la « puissance d’agir ». Enfin, l’appropriation de Kant et de Freud :

De même que, selon la formule fameuse qui ouvre Critique et clinique, « l’écrivain est celui qui entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers [et] la fait délirer », de même le philosophe doit emporter la pensée hors du « sens commun » où elle risque de s’enliser. C’est pourquoi ce qu[e Deleuze] privilégie dans sa lecture de Kant et de Freud c’est la puissance de l’intervalle, l’accord discordant des facultés, la disparité dans le fantasme. (p. 46)

9É. Grossman en vient ainsi à théoriser, d’après Deleuze, l’affect comme force pré-individuelle, plutôt que comme sentiment individuel. Dans le deuxième chapitre, l’essayiste procède comme dans le premier, à partir d’une proposition résumant la pensée du philosophe, qu’elle fait ensuite rayonner dans son œuvre, ici : « la vie comporte du non-existant » (p. 61). Réponse à la question suivante : « y a-t-il, chez Deleuze, un déni ou une dénégation du corps […] ? » (p. 71). Il y a bien une corporéité deleuzienne, mais celle-ci est paradoxale, « sans organes », « incorporelle » : « il y a un monde d’hypersensibilités pré-individuelles rythmant un corps indéfini, en-deçà ou au-delà du mien, et dans lequel je suis comme inscrit – un corps idéalisé, traversé d’affects et de percepts, un corps vibrant et tactile » (p. 73). C’est ce que Deleuze appellera, dans Logique du sens, l’extra-être. De ce « corps indéfini », É. Grossman envisage avec une acuité remarquable la négativité, à propos du thème récurrent de la « fêlure », autre nom de l’instinct de mort : « La fêlure, c’est par là que la vie fuit, dans tous les sens du terme : s’échappe, déborde. Promesse d’excès de vie ou menace d’hémorragie sans fin ? » (p. 90). « La discorde, la faille qui s’ouvre et force à penser, c’est précisément ce que la littérature enseigne à la philosophie » (p. 47), écrit-elle précédemment. Il faudrait encore ajouter que ce goût deleuzien pour la pensée anti-systématique, pour la littérature comme anti-philosophie, et enfin pour le corps sans corps, situe effectivement l’hypersensible dans une nécessaire marginalité, fût-elle « partagée ».

10Après avoir dévisagé le guide, É. Grossman en suit les pas dans l’analyse d’une écrivaine, Duras, puis d’une artiste plasticienne, Bourgeois. Le chapitre (conclusif) sur la sculptrice s’intéresse avant tout à une œuvre, Three Horizontals, de 1998, représentant trois corps mutilés, étendus horizontalement aux trois étages d’un chariot métallique, et à un discours, celui de l’artiste, de nature auto-analytique. Et l’essayiste, à la manière deleuzienne, situe son commentaire à la fois contre et tout contre la psychanalyse. Certes, Bourgeois est, d’après ses propres confidences, déterminée par un puissant complexe d’Œdipe : un père séducteur, et blessé à la guerre, « incarn[ant] à ses yeux tout à la fois l’emblème de la toute-puissance masculine et sa profonde vulnérabilité » (p. 200) ; et pourtant « l’hystérie chez elle n’est guère freudienne ; ni masculine ni féminine, elle dit l’hypertension des corps, la force qui les traverse » (p. 208). « Dissocier les corps, déboîter leurs articulations, permet d’ouvrir l’espace d’autres reliaisons créatrices » (p. 209). De même chez Duras, pour qui l’affect n’est pas « ce dont je me vide (modèle mélancolique) » mais « ce que j’éprouve en me déportant hors de moi, en tentant de rejoindre ce lieu où cela souffre et ressent » (p. 105). Ainsi des personnages de ses romans, sans intériorité, sans identité – des « forces » affectives. Duras écrit contre la mélancolie, selon É. Grossman, elle traverse « ce qui dans la dépersonnalisation mélancolique ouvre à l’étonnante exploration d’autres individuations possibles » (p. 107).

11Cette analyse, brillante, vaut également par ce qui peut la déborder : le désir de réhabiliter Duras et son œuvre. « Marguerite Duras constitue un cas paradoxal dans la littérature contemporaine, celui d’un écrivain tout à la fois reconnu et dénié », écrit initialement É. Grossman, avant de rappeler les nombreuses critiques dont elle a fait l’objet, notamment « un sentimentalisme exacerbé qu’on ne pardonne qu’aux adolescentes » (p. 95). L’essayiste montre qu’au contraire la « dépersonnalisation » à l’œuvre dans ses romans découle d’un sentiment aigu de crise de la représentation littéraire et de l’identité individuelle (de la représentation démocratique). Mais n’y aurait-il pas, à l’origine de ce désir de réhabilitation de la romancière, une identification beaucoup plus frontale (et mélancolique) ? Sommes-nous si sûrs que beaucoup d’adolescentes lisent encore Duras ? Et n’est-ce pas une vieille chose artistique et littéraire que la crise de la représentation ? Il ne s’agit pas ici de faire dire à É. Grossman ce qu’elle ne dit pas, mais plutôt d’envisager une autre forme d’hypersensibilité, dont le penseur emblématique ne serait pas Deleuze, mais Barthes, ce même Barthes auquel le plus long chapitre de l’essai est consacré. Ce chapitre – l’avant-dernier, mais l’ordre a une importance relative – est aussi l’une des deux parties du livre, avec celle sur l’« affect » de Deleuze, à ne pas avoir été antérieurement publiées. Ce qui peut-être nous autorise à l’isoler, et à y voir un terrain privilégié où faire émerger une autre figure de l’hypersensible.

Barthes pervers ou hystérique ?

12C’est un Barthes deleuzien que nous montre É. Grossman, ce qui la rapproche d’autres commentateurs. Le titre du chapitre, « Le sens de la nuance », évoque celui d’un article d’Yves Citton, « La nuance contre l’arrogance »6, qui propose frontalement ce rapprochement. L’essai de Marielle Macé sur la lecture comme individuation (deleuzo-simondonienne) fait également une large place à Barthes7. On s’accorde pour observer une proximité entre les deux penseurs, et É. Grossman pointe avec perspicacité ce qui les rapproche : une redéfinition nietzschéenne du sujet, et une même manière de se situer par rapport à la psychanalyse. L’essayiste raconte avoir été marquée par le cours de Barthes sur le Neutre au Collège de France, en 1977-78, où celui-ci disait « [vouloir] vivre selon la nuance »8. Elle cite également son autoportrait fragmentaire :

Toujours penser à Nietzsche : nous sommes scientifiques par manque de subtilité. – J’imagine au contraire, par utopie, une science dramatique et subtile, tendue vers le renversement carnavalesque de la proposition aristotélicienne et qui oserait penser, au moins dans un éclair : il n’y a de science que de la différence9.

13Considération qu’elle rapproche à juste titre du Deleuze de Différence et Répétition, où ce qui diffère est subtilisé, multiplié, en réaction au binarisme structuraliste. Or c’est précisément autour du post-structuralisme de Barthes, au sens précis, que s’articule le commentaire d’É. Grossman.

14Tel est du reste explicitement le fil conducteur de l’Éloge de l’hypersensible : déceler dans les œuvres étudiées une « oscillation entre une sensibilité tantôt hypertrophiée et triomphante, tantôt au contraire rétractée en une position quasi kératinisée. Ainsi par exemple, l’écriture sensible des nuances chez Barthes et l’amour des structures » (p. 9). Afin de mettre en lumière ce mouvement, É. Grossman porte méritoirement son attention sur le Système de la mode, le livre le moins lu et le moins commenté de Barthes, pourtant le principal de sa période structuraliste. Elle y observe « ces deux modes singuliers de jouissance entre lesquels il ménagera toute sa vie un constant va-et-vient : la coupure (perverse), la sensation infime (hystérique) » (p. 126). Avec la mode, se différenciant en détails vestimentaires, la structure se défait, à mesure que Barthes multiplie les distinctions infimes. É. Grossman y voit déjà – avant S/Z – « une remise en cause de la division sexuelle » : « curieusement, comme il le remarque dans la partie dédiée à “la féminité”, entre vêtements masculins et féminins, les signes différentiels sont rares » (p. 130). Mais c’est bien dans le célèbre commentaire barthésien de Sarrasine de Balzac que la chose est la plus évidente. S’intéressant au personnage de Zambinella, le castrat, « Barthes entreprend de suivre minutieusement ce qu’il advient aux corps lorsque s’affaissent les oppositions fondamentales entre homme et femme, vie et mort » (p. 134). É. Grossman note que pour l’auteur de S/Z, le sculpteur Sarrasine n’est pas amoureux de ce qu’il croit être une femme, aperçue à l’opéra, il est amoureux du castrat qui se dissimule sous le costume de scène féminin : il fétichise le phallus manquant.

15Sarrasine serait donc un pervers fétichiste, et Barthes de même. « C’est bien un désir pervers que Barthes reconnaît chez Sarrasine, dans cet érotisme du déchiquetage qu’il voit à l’œuvre dans le geste du sculpteur s’évertuant à dessiner les détails du corps de Zambinella » (p. 138). De même que Sarrasine décompose le corps de l’être aimé en en sculptant une copie, Barthes, dans S/Z, fragmente la nouvelle par son commentaire pas à pas, lexie par lexie, tout en la reproduisant intégralement – moins le phallus, moins le sens univoque : « Barthes […] incise dans la trame du récit une multiplicité de micro-coupures symboliques déliant l’entrelacs des sens multiples de la tresse, entrebâillant le texte, en dévoilant les interstices cachés » (p. 139). Reste que dans cette lumineuse interprétation du livre de Barthes, l’hystérie a disparu. Elle réapparaîtra à propos de la critique du théâtre brechtien, mais pour être niée, puisque celui-ci serait « non “hystérique” » (p. 171), autrement dit distancié. É. Grossman note avec justesse que Barthes retient de son expérience de Brecht la fragmentation (perverse) comme distanciation. Mais il faudrait encore ajouter que le fil de la participation (hystérique) n’est pas pour autant coupé. Barthes a défendu un théâtre de la participation populaire, avant de se convertir au brechtisme, et il est certainement sensible à l’hystérie de Sarrasine comme à sa perversion. Apercevant (la) Zambinella à l’opéra pour la première fois, le sculpteur est pris d’une folie métaleptique : « Sarrasine voulait s’élancer sur le théâtre et s’emparer de cette femme »10. Or c’est justement cette scène que Barthes réécrira à la fin de son dernier essai, La Chambre claire, le livre du deuil maternel, de la pitié pour la disparue, de l’étonnement face à l’inactualité photographique :

Je rassemblais dans une dernière pensée les images qui m’avaient « point » […] À travers chacune d’elles, infailliblement, je passais outre l’irréalité de la chose représentée, j’entrais follement dans le spectacle, dans l’image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir11.

16Comment ne pas y voir une autre vision de l’hypersensibilité, hystérique, mélancolique, et beaucoup moins deleuzienne – beaucoup moins « nuancée » et dépersonnalisée ? L’hypersensibilité n’est pas seulement une sensibilité à l’infime. Elle peut être également frontale. Parce que frontale, participative, elle est aussi plus susceptible de renouer avec le commun. Georges Didi-Huberman a proposé récemment dans ce sens une critique du discours de Barthes sur l’image12. Dans les photogrammes d’Eisenstein, celui-ci aura voulu distinguer une évidence codée, « obvie », la rhétorique pathétique du réalisateur, et une évidence hors code, donc beaucoup moins communément perceptible, celle du détail « obtus »13. Mais Barthes aura aussi cultivé, et affirmé de plus en plus nettement, son goût immodéré pour la littérature romanesque (classique), pour les scènes d’agonies universellement émouvantes des romans de Tolstoï et de Proust14. En un mot, il se sera montré hypersensible à ce à quoi tout un chacun est sensible. Finalement, c’est sans doute l’attachement d’É. Grossman à la modernité littéraire (et artistique), celle du xxe siècle, de la représentation en crise, qui lui fait ignorer cette autre forme d’hypersensibilité. On ne saurait pourtant lui en tenir rigueur, car les œuvres qu’elle commente trouvent assurément, au prisme de son regard à la fois « affectif » et « subtil », un éclat nouveau.