Des noms de genre dans le domaine des « écrits de soi »
1Vient juste de paraître sous la direction de Françoise Simonet‑Tenant un Dictionnaire de l’autobiographie sous‑titré : Écritures de soi de langue française, auquel j’ai participé1. Il y a cinq ans de cela, en juin 2012, une journée d’étude avait réuni quelques‑uns des membres de ce projet collectif alors à ses débuts : nous nous étions partagé les principales entrées de ce Dictionnaire (j’avais en charge la notion de « Témoignage ») afin de décider des principales orientations méthodologique à suivre. Au cours des premiers échanges, j’ai tenu à soulever la question du titre (dont la version initiale était : Dictionnaire de l’autobiographie française et francophone). À mes yeux, un tel titre réactivait un malentendu que j’avais tenté de dissiper dans le cadre de cet essai de 2008, Écrire ses Mémoires au XXe siècle. Ce malentendu, c’est celui qu’illustrait, par exemple, l’entrée « Mémoires » d’un petit Lexique des termes littéraires paru en 2001 : « Voir autobiographie2 ». En effet, subsumées à la notion‑titre d’« autobiographie », les entrées liées aux Mémoires paraîtraient inévitablement secondaires et périphériques au regard des attendus thématiques et rhématiques (c’est‑à‑dire formels) implicitement imposés par un tel cadre. Il me semblait nécessaire de rebattre les cartes en choisissant pour le dictionnaire le titre le plus inclusif possible, l’équivalent du life‑writing anglo‑saxon ou d’« ego‑documents », couramment employé par les historiens ou les sociologues. En français malheureusement, aucun terme ne s’impose de manière incontestable. Aucun, si ce n’est « écrits de soi », suffisamment neutre, je pense, pour couvrir l’ensemble des textes factuels à la première personne, et ne présupposer par conséquent aucun modèle en particulier.
2Les raisons invoquées n’ont pas suffi à convaincre d’éviter le titre Dictionnaire de l’autobiographie. La popularité de ce terme et surtout son intérêt d’un point de vue éditorial (et par conséquent commercial), puisqu’il est beaucoup plus identifiable par le public, ont prévalu, en dépit de ce que ce dernier argument avait à mes yeux de circulaire. J’ai rarement mieux compris qu’à cette occasion à quel point les catégories génériques structurent d’emblée les partages qu’elles prétendent se limiter à décrire, privilégiant du même coup certains corpus au détriment d’autres, et instaurant des hiérarchies entre les modèles coexistants.
3J’ai débuté par cet épisode parce qu’il m’a conduit à me défaire de deux illusions. La première, qu’il soit aussi facile que je le pensais à l’époque de ma thèse de changer les coordonnées d’un domaine de recherche solidement établi comme celui des écrits autobiographiques, le seul capable de tenir tête aujourd’hui à l’hégémonie que le roman exerce dans les études vingtiémistes. La seconde, qu’une telle démarche soit même légitime, puisque, j’ai, à mon tour, pris la défense d’un genre en particulier, et l’on aurait beau jeu d’identifier dans mon propos une tendance à hypostasier les Mémoires, similaire à celle que l’on observe chez les spécialistes de l’autobiographie (qui font d’un modèle de composition une sorte d’archigenre englobant – et écrasant – toutes les formes connexes).
4Je ne renonce toutefois pas à cette perspective, et comme Albert Thibaudet, je pense toujours qu’un « critique est un homme pour qui les genres existent » (Physiologie de la critique). Plus précisément pour qui ils existent en théorie, mais sans que cela les rende pour autant moins actifs. On taxe souvent, aujourd’hui, ce type d’approche générique d’une certaine naïveté – un brin de nominalisme et une attention plus soutenue à l’irréductible singularité des textes devraient suffire à nous débarbouiller… Mais sur ce point, la naïveté me semble partagée, et je me méfie plus de ceux qui pensent que les noms de genre sont d’un usage suffisamment transparent pour qu’il n’y ait plus besoin d’en débattre indéfiniment. S’il n’est de théorie littéraire qu’à reprendre sans cesse une série de questions en droit insolubles, cela s’applique en priorité aux noms de genre pour la simple raison qu’ils sont un préalable à tout discours sur la littérature.
5J’aimerais donc revenir rapidement sur le rôle que les Mémoires ont joué au xxe siècle, puis tenter de me détacher de l’approche strictement générique adoptée dans cet essai afin d’élargir mon propos à la question du mémorable – ce livre avait d’ailleurs pour titre initial Vies mémorables (et non Écrire ses Mémoires au xxe siècle, qui sonne un peu trop manuel), mais là encore, l’impératif éditorial a malheureusement prévalu.
6Tout partait d’un diagnostic, à savoir qu’en dépit du succès jamais démenti des Mémoires auprès du public, sous leurs variantes les plus légitimistes (dans la tradition des Mémoires d’État) ou les plus médiatiques (il s’agit d’un passage obligé depuis les années 1970) mais également sous des variantes plus inventives (comme chez Claude Roy, Régis Debray ou Daniel Cordier), la catégorie de Mémoires était exclue des études sur les écrits à la première personne. Ou plus précisément qu’elle y était cantonnée à l’analyse quasi‑exclusive des siècles classiques. La métaphore évolutionniste que Ferdinand Brunetière avait appliquée aux genres en 1890 est en réalité à l’œuvre chez la plupart des critiques, enseignants ou chercheurs qui supposent, sans même s’interroger sur ce qu’implique un tel présupposé, que les écrits de soi obéissaient à l’origine à une logique exogène et qu’avec Rousseau, puis le romantisme et l’émergence de l’individualisme contemporain, cette logique s’est inversée pour devenir de plus en plus endogène. Autrement dit que les Mémoires, définis par leurs préoccupations d’ordre historique, constituent l’archéologie de ce vaste domaine textuel, dont l’autobiographie ou sa variante postmoderne, l’autofiction, seraient l’aboutissement logique. Sous l’effet de cette anachronisation du genre mémorial, les textes ultérieurs aux Mémoires d’outre‑tombe échappent à l’attention critique – hormis quelques cas particuliers, envisagés soit comme une survivance, tels les Mémoires de guerre, soit comme une sorte d’hapax, déconstruisant mais comme en vain une tradition n’ayant plus lieu d’être, tels les Antimémoires de Malraux. Le pacte autobiographique, devenu notre unique grille d’appréhension depuis le milieu des années 1970, véhicule avec lui toute une série de présupposés, autrement dit favorise certains corpus et rend inattentif à ce qui y échappe3. Je reviendrai sur ce phénomène car formulé en ces termes, il paraît relativement évident, autrement dit simple à corriger, ce qui n’est pourtant pas le cas.
7Mon premier objectif consistait donc à faire apparaître la masse des œuvres disponibles, en particulier les repères chronologiques permettant de mesurer le déclin du genre durant la première moitié du siècle puis son renouveau à partir de la Seconde Guerre mondiale. À la fin du xixe siècle, les Mémoires ont subi une double mise à l’écart, d’une part par rapport à leur position d’auxiliaire privilégié de l’histoire, lointain héritage des romantiques que l’émergence de l’histoire méthodique a réduit à néant, d’autre part par rapport au domaine des écrits de soi, largement dominé au début du xxe siècle par l’introspection et les écrits ordinaires (journaux, témoignages, correspondances…). S’ajoute un troisième facteur, plus déterminant encore, à savoir la Grande Guerre, aussi étrange que cela puisse paraître, puisqu’elle s’est achevée par la victoire des Alliés. En effet, on s’accorde d’ordinaire à voir dans les Mémoires le récit en apothéose d’une existence exhaussée. En réalité, ils sont avant tout le produit d’une conflictualité qui travaille de manière sourde le corps social et qui impose, en l’absence de règlement politique satisfaisant, que certains membres de la communauté s’emploient par leur récit de vie à reconstituer le tissu des quelques décennies antérieures vécues en commun. La victoire en 1918 a donc porté un coup fatal aux récits de Vies mémorables en suscitant de la part de militaires, de politiques ou de diplomates un flot de produits consensuels, aussitôt oubliés, alors que la défaite de 1940, l’Occupation puis la Libération ont créé les conditions du renouveau du genre permettant de rejouer les conflits passés sur le terrain de la mémoire partagée.
8« Mémoire partagée » me semble une formule plus juste que « mémoire collective » car le genre se situe à l’exact intermédiaire des usages individuels du souvenir et des pratiques mémorielles, collectives (comme les monuments ou les lois par exemples) dont les historiens ont fait un champ d’étude depuis les années 1980. De même était‑il essentiel de parler de « récit mémorial » et non « mémoriel » afin d’insister sur l’effet de signature sous‑jacent à ce type d’écrits, où la reconstitution du passé est explicitement soumise à un point de vue situé, et ne peut être confondue avec les stratégies des multiples « entrepreneurs de mémoire » que convoquent les historiens. À vrai dire, derrière la coopération de façade, mémorialistes et historiens entretiennent une certaine rivalité depuis l’époque classique. Mais cette rivalité a pris un tour particulier depuis que les seconds ont étendu leur empire sur ce qu’on appelle le « temps présent ». Car les auteurs de Vies mémorables ne leur en imposent plus autant qu’autrefois : les voici réduits au simple rôle de témoin au même titre que les autres – si ce n’est même témoin secondaire. Les mémorialistes sont des témoins excessifs, trop intéressés au sens qui sera donné, à l’avenir, aux événements auxquels ils ont pris part. Aussi les spécialistes du temps présent les ignorent‑ils la plupart du temps. D’une certaine manière, si les écrits mémoriaux se diluent si mal dans le grand bain des mémoires collectives, c’est parce qu’en tant que récits effectifs, ils fournissent une représentation des événements récents sur laquelle les lecteurs contemporains et leurs successeurs sont invités à s’accorder. Plus que les autobiographies ou les témoignages, ils sont effectifs en ce qu’ils produisent – ou tentent de produire – un effet de communauté autour d’une existence reliée au destin d’un plus grand nombre, parfois même d’une communauté tout entière par les fonctions exercées ou par les actions accomplies.
9Mais quel garde‑fou se donner pour éviter, comme je le signalais auparavant, d’essentialiser un tel modèle ? La solution consiste, me semble‑t‑il, à l’inscrire à l’intérieur de ce qu’on peut appeler le continuum des écrits de soi. C’est qu’en ce domaine, les noms de genre n’existent pas de manière indépendante et s’inscrivent dans un continuum autorisant toute sortes d’appariements. Les Mémoires se situent à l’un des pôles de ce continuum, celui des écrits égohistoriques, qui peuvent prendre plusieurs formes, comme celle du journal, d’ordinaire envisagé comme lieu d’expression de l’intime, mais qui, à l’instar de la chronique, peut consigner l’histoire dans son déroulement immédiat. Une telle approche a pour principal intérêt d’établir qu’aucun nom de genre n’est substituable à un autre et que chacun d’eux se comprend dans un jeu d’interactions permanentes (dans le cas des Mémoires en particulier avec l’autobiographie et le témoignage). On peut ainsi repérer une combinatoire des écrits à la première personne où se distinguent trois grandes postures, celle des « Vies mémorables » (Mémoires, Souvenirs et Chroniques), les « Vies réfléchies » (autobiographie, autoportrait et autofiction) et les « Vies bouleversées » (témoignage)4. Vies mémorables, réfléchies et bouleversées sont,de façon schématique, trois grandes manières d’établir la crédibilité de son discours : le mémorialiste, qui tire son autorité de son statut social ou de ses actions passées, se donne pour critère la fidélité (à un groupe, une action ou des valeurs) en s’adressant à une collectivité plus ou moins large. L’autobiographe, dont le retour sur soi est garanti par un pacte de sincérité, s’adresse à un lecteur pensé comme semblable (autrement dit sujet d’expériences potentiellement identiques dans lesquels il est censé se reconnaître en partie). Le témoin, quant à lui, est pris dans le hiatus entre ces deux composantes : il lui faut rendre compte d’un fait d’intérêt collectif mais sans s’appuyer sur les garanties du mémorialiste puisqu’il ne bénéficie pas d’un capital préalable, ni supposer une communauté d’expérience semblable à celle dont bénéficie l’autobiographe, puisqu’il ne s’adresse pas à un semblable mais à l’humanité, afin de révéler une vérité destinée jusqu’alors cachée ou ignorée. L’histoire des Vies mémorables au xxe siècle ne se comprend absolument pas en dehors des effets latéraux produits, par exemple, par les témoignages et les récits de vie ordinaires après 14‑18 ou, autre exemple, par les récits critiques d’ex‑communistes qui ont recouru aux sciences sociales, à partir des années 1950, pour rendre compte de leur parcours (le modèle en est le recours à la sociologie dans Autocritique d’Edgar Morin). Les noms de genre exercent donc bien une fonction régulatrice, mais dont la rigidité se voit corrigée par les interactions qui surviennent, selon les époques, entre les composantes de ce continuum en continuelle réorganisation.
10Leur maniement n’en reste pas moins malaisé. En la matière, les spécialistes tombent rarement d’accord et un échange argumenté ne suffit jamais à aplanir les difficultés, ainsi que j’en ai fait l’expérience lors de la discussion sur le titre du Dictionnaire dont je parlais au début. Pierre Bayard a parfaitement montré que les débats théoriques tournent le plus souvent au dialogue de sourds pour des raisons qu’un peu de bonne volonté de la part des intéressés ne suffirait aucunement à dissiper5. Plusieurs facteurs expliquent un tel état de fait (parmi lesquels des facteurs qu’éclaire l’approche psychanalytique de Pierre Bayard) mais le plus important tient au fait que les genres ne sont pas, ainsi qu’on le dit souvent, des compétences dont nous disposerions afin de classer, d’identifier ou d’analyser les textes, mais les éléments d’une strate si profonde de notre réflexion que nous ne les remettons que très difficilement en jeu. Il est plus juste de parler de « dispositions génériques » au sens où nous entretenons avec les genres un rapport précritique, quasi‑affectif, au sens où nous nous reconnaissons dans certains d’entre eux (c’est‑à‑dire que nous reconnaissons nos goûts pour des formes, des pratiques ou des valeurs) plus que nous ne les connaissons de manière rationnelle. Vous me direz que cela rend toute étude sur les genres quelque peu vaine… Pas nécessairement ; un dialogue de sourds n’en est pas moins un dialogue et il y a fort à parier qu’un tiers pourra par la suite en tirer quelque enseignement afin de remettre un peu d’ordre dans les usages anarchiques que nous faisons des noms de genre.
11Avec le recul toutefois, il me semble plus intéressant aujourd’hui de mettre l’accent sur la notion de mémorable que j’avais employée dans cet essai sans bien en voir l’importance. Trop attaché à l’époque par la transmission, via les Mémoires, d’une culture de l’exemplarité, je me suis limité aux modalités les plus importantes de ce mémorable, tels que me les fournissaient les quatre auteurs auxquels je m’étais attaché : de Gaulle, figure par excellence du dirigeant, Victor Serge, le militant, tout entier voué au service d’un processus collectif (là où le dirigeant se confond avec cette communauté qu’il prétend incarner), Simone de Beauvoir, figure de l’intellectuel, en qui mode de vie, options idéologiques et engagement idéologique ne font idéalement qu’un, enfin Malraux, modèle du grand écrivain tel que Chateaubriand en avait fixé l’idéal dans ses Mémoires d’outre‑tombe, capable, parce qu’il réunit l’écriture et l’action, de reconstituer « l’épopée de [son] temps6 ».
12Ce qui me manquait à l’époque, c’était de réinscrire le genre à l’intérieur de ce régime temporel essentiel qu’est le mémorable. Or ce mémorable résulte du travail de croisement et d’articulation entre deux échelles de temps, à savoir un destin individuel et une période historique. De fait, il existe une tension entre l’ambition affichée par le mémorialiste – que ses contemporains ou ses successeurs se reconnaissent dans la restitution que celui‑ci fait du passé récent – et les moyens mis en œuvre pour cela : prendre pour fil conducteur son parcours de vie. À ce titre, tous les Mémoires sont un pari (un pari perdu lorsque l’effort de composition n’est pas à la hauteur du risque pris), le pari que du croisement entre ces deux échelles de temps résultera un intelligibilité réciproque. Autrement dit que les événements partagés par les membres d’une génération confèrent une cohérence, voire une nécessité, à l’ordre d’une vie, et qu’en retour, celle‑ci offre une mise en perspective qui donne sens à ce qui a été vécu en commun, selon un effet de configuration en regard.
13C’est en effet à l’échelle d’un parcours de vie qu’il est possible de faire apparaître la physionomie d’une époque : les conditions d’une entrée dans la vie publique, les choix effectués à quelques moments déterminants, les prises de position assumées par la suite, les bifurcations que chacun peut opérer à un moment ou à un autre, les contradictions qui apparaissent chez une même personne, tous ces moments où se mêlent dans une existence des circonstances, des décisions et des valeurs, représentent autant de carrefours, d’embranchements qui, entrecroisés au cours des événements historiques, permettent d’en éclairer le sens pour les lecteurs de Vies mémorables. De l’articulation entre d’un côté les modulations d’une vie et de l’autre le contexte d’une époque résulte un effet de synthèse plus ou moins éclairant, selon des degrés d’exemplification variés et dont résultera in fine le caractère plus ou moins mémorable du récit. Transmettre le mémorable d’une vie exige de créer une forme d’accord parmi les lecteurs sur la représentativité de son existence, d’élargir celle‑ci aux dimensions d’un passé en partie subi mais aussi continuellement dépassé à la faveur des choix opérés (ou même de l’absence de choix), et ainsi d'en partager les ressources d’intelligibilité.