Représenter un genre : comment, pour qui, pourquoi ?
1Comme l’a montré William Marx à propos des tragédies grecques1, toute sélection anthologique risque de fournir une image très mutilée et par là biaisée du groupe de textes qu’elle entend exposer. En effet cette démarche qui prend la partie pour le tout suppose à la fois qu’un extrait puisse représenter une œuvre et qu’un choix limité d’œuvres vaille à son tour pour un ensemble beaucoup plus vaste. Voilà donc une première occasion de plaider coupable, en revenant sur l’anthologie Muses et ptérodactyles, parue en 2013 et consacrée à « la poésie de la science de Chénier à Rimbaud2 ». Ajoutons à ce premier aveu un fort soupçon d’imposture. Puis‑je m’exprimer en auteur de l’ouvrage quand ce travail collectif, qui a mobilisé neuf autres intervenants, résulte d’un programme de recherches plus large, financé par l’Agence nationale de la recherche3, et alors que la majorité des pages de ce volume est logiquement constituée d’écritures tierces, dont la mise en valeur supposait de surcroît un certain devoir de retrait et de silence au commentateur ? Comment se poser ici en auteur – un terme que son étymologie devrait conduire à traduire, comme l’a déjà noté Larbaud, par « augmentateur » ? Et que reste‑t‑il enfin de l’autorité, de l’expertise du spécialiste de la littérature, lorsqu’il s’engage sur un terrain où celle‑ci se mêle si étroitement à d’autres savoirs que le produit de cette rencontre relève autant de l’histoire des sciences que de l’histoire littéraire ? Dans le texte qui suit, je tenterai de problématiser les relations entre ponction et représentation, d’abord autour de l’anthologie puis à propos d’autres enquêtes en cours et liées à cet ouvrage, en évoquant également la question des nouvelles possibilités que les humanités digitales offrent à l’histoire littéraire.
Le projet, sa mise en œuvre & sa réception
2Par un curieux paradoxe, Muses et ptérodactyles est une opération de réduction menée à des fins d’accroissement et un discours sans autorité proposant une thèse outrecuidante, puisque ce volume n’ambitionne pas moins que de remettre en cause notre vision de l’histoire culturelle du xixe siècle. Il entend montrer, non seulement qu’un genre aujourd’hui largement oublié, la « poésie scientifique », est demeuré extraordinairement actif de la Révolution aux années 1890, mais aussi que ces textes et la question plus générale des relations possibles entre science et poésie ont nourri un débat majeur, qui s’est largement diffusé dans la société et qui a mobilisé certains des plus grands noms du canon littéraire et savant (tels Germaine de Staël, Ampère, Lautréamont, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Arago, Lamartine, Richepin, Carnot, Verlaine, Balzac, Lalande ou encore Pasteur) – au point de susciter une masse de discours dont l’examen paraît donner raison à un constat formulé en 1885 par Paul Bourget : « la question des rapports de la science et de la poésie » s’est trouvée « étroitement liée à celle de l’art moderne4 ». En d’autres termes, il nous est apparu que l’examen attentif de textes aujourd’hui identifiables à des « vieilleries de grenier5 » permettait d’aborder sous un jour nouveau l’histoire de la modernité, d’interroger la posture qui conduit souvent à penser aujourd’hui que science et poésie formeraient deux activités inconciliables, et d’enquêter sur les motifs de l’oubli qui a pesé sur leur alliance. Les principaux défenseurs de cette conjonction ayant subi le châtiment usuel des vaincus de l’histoire, leur effacement hors des mémoires, l’anthologie devait d’abord représenter ce genre au sens littéral du terme, c’est‑à‑dire le rendre de nouveau présent. Dans cette perspective, traiter le genre non seulement comme un ensemble de textes signés par différents acteurs, mais aussi comme une pratique elle‑même productrice d’autres discours, valant approbation, théorisation, rejet, satire, parodie voire détournement de ce pôle d’écriture, pouvait revenir à employer la « question des rapports entre science et poésie » comme un couteau, afin de réaliser au sein d’un siècle connu une coupe, un parcours susceptible d’en transformer la perception. Et puisque la « poésie scientifique » s’imposait comme un phénomène déconcertant nos frontières disciplinaires et engageant, du moins à son époque, des choix de société majeurs, il nous a semblé impossible de réserver cette présentation aux spécialistes de l’histoire littéraire. L’ouvrage a tenté de s’adresser simultanément à trois autres destinataires : le grand public, les historiens des lettres et ceux de la société et des sciences.
3Les Éditions du Seuil ont bien compris cet aspect du projet et soutenu les choix que nous avons jugé découler de cette ambition de diffusion à géométrie variable. L’ouvrage a été porté par le pôle scientifique de cette maison d’édition, mais édité hors collection, en incluant de nombreuses illustrations, visant à en agrémenter la lecture tout en jouant un rôle documentaire sur lequel je reviendrai. En annexe du volume, l’ensemble des savants cités fait l’objet d’une notule biographique, pour permettre de les identifier ou de mieux se rappeler leur rôle ; un index par matière traitée, cette fois davantage destiné aux chercheurs, permet de repérer les passages où sont abordés des disciplines, voire des notions scientifiques données, mais aussi des questions de littérature et des concepts d’histoire sociale ; un second index groupe toutes les personnes mentionnées. Pour renforcer les possibilités de contextualisation, un chapitre liminaire résume l’histoire antérieure de la poésie scientifique, de l’Antiquité au xviiie siècle, et un chapitre final interroge la survie de cette pratique après 1900. Entre ces deux bornes, douze chapitres, portant uniquement sur le xixe siècle, sont organisés par thèmes : relations entre le désir de parler des sciences et la volonté de refléter les réalités contemporaines ; rôles d’agrément, de facilitation de la mémoration ou encore de régulation des gloires associés à l’écriture en vers ; développement des discours faisant de la poésie et des sciences deux puissances ennemies ou deux modes d’expression incompatibles ; dévoiement publicitaire du genre ; abondance des parodies et satires qu’il a suscitées ; place des « savoirs excentriques » et pratiques poétiques propres à des savants établis ; expérimentations formelles, etc. Chaque chapitre s’accompagne d’une introduction succincte, à valeur synthétique, qui propose toutefois simultanément un ordre de lecture des textes différents de celui adopté par la suite, façon de montrer la diversité des angles d’approche possibles ; les extraits proposés sont eux‑mêmes précédés d’un bref paragraphe de présentation, et les notes se bornent à éclaircir des points potentiellement obscurs (de façon générale, nous nous sommes interdit toute interprétation complexe) ; enfin, chaque chapitre inclut un bref « gros plan » sur une figure, un événement ou encore un type de textes méritant un éclairage particulier. Par ailleurs, le manuscrit a bénéficié, comme les phases antérieures du travail, de précieux conseils de la part d’historiens des sciences6.
4La réception de l’ouvrage laisse penser qu’il a, au moins partiellement, rempli son objectif. En raison sans doute du caractère inattendu de son contenu, il a bénéficié de différents relais dans les médias généralistes, avec des comptes rendus dans Le Monde des livres, Le Matricule des anges, La Nouvelle Quinzaine littéraire, La Vie des idées, Le Magazine littéraire, Sciences et avenir ou Pour la science, plusieurs émissions radiophoniques sur France Culture, RFI ou la RTS suisse, et quelques apparitions dans des contextes plus imprévus, comme les conseils de lecture de Madame Figaro, le « Magazine de la santé » de France 5 ou la liste des « Coups de cœur des bibliothécaires » parisiens pour 2014. La Recherche a pour sa part fait le choix de demander, pour un de ses numéros d’été, une sorte de mini‑anthologie prolongeant le propos du livre. Nous avons également été sollicités pour présenter l’ouvrage lors de conférences non universitaires, par exemple lors du Printemps des poètes à Tours ou aux « Midis de la poésie » des Musées royaux de Bruxelles. L’intérêt des scientifiques, historiens et historiens des sciences s’est manifesté par des comptes rendus dans des périodiques comme la Revue d’histoire du xixe siècle ou la Revue des questions scientifiques. Enfin, dans le champ des études littéraires, l’ouvrage a été recensé sur des supports comme Romantisme, Histoires littéraires, les Annales de la Société suisse pour l’étude du xviiie siècle ou Acta Fabula. Or ce dernier compte rendu, signé par Marta Caraion, se termine d’une manière propre à faire rougir même le non‑auteur que je suis :
Au terme de ce parcours, l’exercice de l’anthologie s’avère être un modèle de réinvention de l’histoire littéraire : l’exhumation de documents oubliés ne vise pas la conservation d’un patrimoine fossile, mais la restauration d’un édifice littéraire dont on peut désormais étudier les fondations et la charpente, et du système de ramifications socio‑culturelles qui le constituent et qu’il déploie. Pour les historiens de la littérature, il s’agit d’un précieux modèle7.
5Comment une anthologie, forcément mutilante, peut‑elle aspirer à une telle fonction ? Peut‑on proposer de renouer avec une tradition perdue en la réduisant à quelques brins ? Prétendre laisser ces extraits dire, tout en posant qu’ils disent plus qu’eux‑mêmes, ne revient‑il pas à leur faire dire plus qu’ils ne disent, au sein d’un montage comparable à un monstre philologique ?
Le continu & le discret
6L’obésité du volume, qui se déploie sur quelque 660 pages et propose plus de 210 textes, rendra sans doute ce propos saugrenu, mais il est le produit maigrelet d’une sévère sélection. Les seuls ouvrages de poésie scientifique en vers publiés sous forme autonome, volume ou plaquette, entre 1792 et 1904 (à l’exclusion donc des poèmes en prose, des textes en vers isolés dans la presse ou en recueil et de l’ensemble des discours où le genre a reçu un écho) dépassent les cinq cents titres. Ce sont donc des dizaines de milliers de pages que l’anthologie prétend ramener à un nombre limité d’extraits.
7Dans cette masse, comment décider de la représentativité d’un texte et de son intérêt ? Comme tout ensemble générique, la poésie scientifique et les discours qu’elle a suscités contiennent quelques productions exceptionnelles et un nombre important de réalisations médiocres ou semblant telles par l’effet de répétition engendré par leur lecture en continu (une pratique dont les spécialistes sont coutumiers mais qui est très anomique au regard des modalités usuelles de lecture). Fallait‑il privilégier les œuvres moyennes, selon un principe de représentativité statistique ? On n’a jamais réduit un genre comme le roman ou la tragédie à de telles réalisations : à bien des égards, un genre est déterminé par ses chefs‑d’œuvre. Mais les historiens de la culture ont montré tout l’intérêt du mineur, des tendances de fond, voire des échecs. Comment articuler respect de l’ensemble, conçu en tant que document, et désir de faire connaître quelques réalisations magistrales ou stimulantes en raison même de leur originalité, qui nous semblaient seules valoir comme monuments, c’est‑à‑dire textes dignes en soi de mémoire ? Nous avons opté pour une attitude mixte. Tout en essayant de ne formuler aucun jugement de valeur, nous avons choisi des textes nous semblant mériter de réintégrer le canon (c’est le cas de l’œuvre de Delille ou Sully Prudhomme), des textes au contraire canoniques mais dont les liens avec la « poésie scientifique » n’étaient plus sensibles (par exemple certains poèmes de Rimbaud, Hugo ou Lautréamont), mais aussi des textes ne promettant guère de plaisir esthétique (c’est le cas des « vers techniques », pratiques mnémotechniques dont l’importance quantitative exigeait de proposer au moins une sélection) ou répétant les mêmes arguments (redites nécessaires pour permettre au lecteur d’éprouver la force de cliché de certains thèmes ou de postures comme la foi béate dans le progrès), et enfin quelques extraits d’une telle médiocrité esthétique ou épistémologique qu’excellant, si l’on peut dire, dans le mauvais, ils permettent au lecteur d’explorer quelques‑uns des bas‑fonds du genre, tout en éclairant la virulence des attaques qu’il a pu susciter.
8Nous avons par ailleurs tenté de représenter, au moins une fois, les différents supports et espaces qui ont accueilli ces discours, du luxueux volume illustré à la feuille volante, de la grande presse aux petites revues, du brouillon de travail des écrivains à celui des savants, des correspondances à l’assiette commémorative, du manuel scolaire à la plaquette d’avant‑garde, du salon mondain à la réclame commerciale, du concours académique à l’arène politique, etc. À cette diversité fait écho celle des formes employées (sonnet, poème long, etc.), des disciplines scientifiques traitées, des autres genres qui ont évoqué cette poésie de la science (roman, essai, théâtre, etc.) ou enfin des idéologies – l’objectif d’un tel montage étant de restituer l’effet de bric‑à‑brac typique du xixe siècle, mais aussi l’ancrage profond et continu de la poésie scientifique dans le « discours social » contemporain. Dans ce cadre, les illustrations ont différentes fonctions : elles peuvent apporter des éléments cruciaux pour comprendre les références précises auxquelles un texte renvoie (c’est notamment le cas de gravures techniques reproduites aux côtés d’un poème où Jarry décrit, avec autant de précision que d’obscurité volontaire, les éléments d’un phonographe), donner à mesurer la richesse de certains dispositifs visuels (notamment les planches pliées accompagnant certains poèmes) ou encore suggérer elles‑mêmes des rapprochements (un sonnet de Verlaine accusant la science de pousser au suicide « toute la lyre » est ainsi complété par un projet d’affiche de Willette, destiné à une exposition internationale et figurant une Marianne utilisant la lyre comme un soc de charrue). Les textes empruntés à des auteurs demeurés célèbres, comme l’exemple cité de Verlaine, ont enfin pour fonction supplémentaire de donner régulièrement aux lecteurs des repères connus.
9La réduction des sources à des unités discrètes est indéniable : nous nous sommes par exemple résignés à amputer les longs poèmes du début du siècle de leurs notes explicatives en prose, pourtant cruciales dans l’économie de ces œuvres. Mais ce morcellement a l’avantage de multiplier les connexions possibles entre toutes les pièces, ce qui transforme à certains égards l’anthologie en « œuvre ouverte », au sens d’Umberto Eco. Le retrait d’autorité qui en résulte pour le compilateur, dont le travail s’apparente dès lors à celui d’un commissaire d’exposition ne se manifestant guère que par ses choix d’accrochages, tend à compenser, pour la même raison, la portée du geste de sélection, d’autant que le caractère « discret » du montage ne se limite pas au statut discontinu du discours, mais relève aussi d’une certaine discrétion interprétative, qui a pu désarçonner une partie du public. À titre d’anecdote, j’ai eu l’occasion d’évoquer lors d’une conférence sur le livre un texte du médecin Broca, qui répondit à la publication d’un volume de vers, signé par un autre médecin, en publiant dans une revue spécialisée un compte rendu moqueur, sous forme d’une lettre en prose passant brusquement aux vers – preuve, selon le locuteur, du danger de contagion associé à une telle crise de poésie chez un confrère. Mais ce texte de Broca est en réalité rédigé en vers, composés comme de la prose, bien avant que la rupture soit rendue évidente par la typographie, ce qui en fait une petite prouesse de dissimulation et de maîtrise métrique. Or, comme j’indiquais ce point tout en précisant que l’anthologie ne le précisait pas, mais laissait au lecteur le soin d’examiner sans ce guide le pseudo compte rendu de Broca, l’une des personnes assistant à la conférence me fit part de son étonnement : ce silence dans la publication lui paraissait priver indûment le lecteur d’une information cruciale. En réalité, la plupart des extraits sont traités de la même manière : tel un cartel de musée, le commentaire offre les éléments essentiels pour comprendre la place d’un propos au sein du discours d’ensemble, mais il n’en développe jamais toutes les potentialités esthétiques ou scientifiques, ce qui doit permettre à chaque texte de persister à présenter des caractères singuliers, tout en se trouvant chargé d’illustrer des positions communes.
10Une anthologie, malgré le travail de ponction, découpe et omission qu’elle impose à tous les niveaux, peut donc s’avérer un bon outil pour offrir aux lecteurs d’appréhender le fonctionnement d’un genre, dans la mesure où les possibilités de montage qui découlent de cette ponction autorisent la restitution des dynamiques de connections complexes qui structurent ce type d’objets, du moins lorsque ce dernier est, comme ici, largement oublié et situé sur un espace qui traverse autant les frontières disciplinaires. Mais ce « modèle » n’est pas entièrement satisfaisant et gagne à être confronté à d’autres approches. C’est pourquoi l’ouvrage ne constitue qu’une des faces du projet dont il est issu.
Humanités digitales & retour au genre comme document
11Si une anthologie est un livre qui permet à ses lecteurs de parler de livres qu’ils n’ont pas lus, on sait que cette démarche de non‑lecture apparaît aussi dans les propositions de distant reading ou lecture à distance que Franco Moretti a développées depuis une quinzaine d’années : face à des corpus extrêmement vastes, comme les genres, les nouvelles technologies permettent d’employer des outils statistiques et des lectures appareillées pour mettre au jour des tendances que la lecture normale ne pourrait pas repérer8. Or l’intérêt de ces pistes méthodologiques, qui s’inscrivent dans les évolutions que la numérisation apporte à la pratique de l’histoire littéraire (à commencer par la possibilité de procéder dans les bibliothèques en ligne à des sondages de mots‑clés, outils largement utilisés pour établir l’ensemble du corpus exploité pour l’anthologie), nous a frappés dès le début du projet. Un traitement statistique, via l’élaboration d’une base de données, n’autorise‑t‑il pas à tenir un discours proprement général sur un genre, perçu cette fois uniquement en tant que classe de textes (et non en tant qu’ensemble discursif incluant les réactions suscitées par ces textes) ? L’examen des dynamiques d’évolution du poème scientifique ne pouvait‑il, dès lors, former un cas d’espèce pour penser l’évolution d’autres genres ?
12Les ouvrages de poésie scientifique en vers publiés sous forme autonome ont fait l’objet du recensement le plus complet possible, puis ils ont été lus en détail, pour compléter les informations bibliographiques disponibles par le relevé de traits plus spécifiques, tels que les disciplines scientifiques abordées, le type de vers employé, les savants cités, etc., et les auteurs ont fait l’objet d’une enquête comparable, pour déterminer, si possible, leur profession, leur âge ou la nature de leurs autres publications. Un tel travail n’aurait pu être mené en un temps limité sans la participation d’une équipe de contributeurs et le corpus ainsi constitué ne saurait prétendre être rigoureusement exhaustif. En revanche, en raison de sa taille, il forme un échantillon représentatif sinon du genre, du moins de tous les textes répondant aux critères que l’équipe s’est proposés pour définir ce genre (nous avons par exemple exclu le champ des « sciences » humaines), et même si le recours à une base de données efface les différences fines entre les textes, notamment leur valeur esthétique, ce traitement permet de percevoir l’évolution du genre à nouveaux frais.
13Parmi les résultats déjà publiés9, l’un des plus spectaculaires est le graphe réordonnant les titres par date d’édition (fig. 1). Cette visualisation, où la question de la représentation se déplace sur le terrain de l’image, montre en effet que les parutions, loin de décliner après l’Empire avec la « ruine complète » de l’école de Delille, thèse soutenue notamment par Sainte‑Beuve et largement reprise ensuite, ont au contraire presque constamment dépassé ce niveau de 1820 à 1890, avec plusieurs pics notables, dont le premier coïncide avec le développement du romantisme poétique, tandis que la décrue n’intervient qu’à partir des années 1870.
Figure 1 : Rythme des parutions de 1792 à 1902 (lissage sur 5 ans).
© Projet Euterpe, infographie de Muriel Louâpre, Université Paris‑Descartes, 2016.
14Ce type de résultats assigne de nouvelles dates à certaines tendances de masse et force à s’interroger sur leurs causes. L’approche n’interdit pas pour autant la prise en compte des ouvrages « monuments ». En effet, et de manière contre‑intuitive, les deux périodes de moindre production s’avèrent celles où se concentrent les rares auteurs dont l’histoire littéraire a gardé mémoire (fig. 2). Le constat peut expliquer pourquoi l’extraordinaire vitalité de la production intermédiaire a semblé échapper aux historiens ultérieurs, mais il pose à son tour d’autres questions : existait‑il au milieu du siècle une barrière empêchant les poètes traitant de sciences d’être consacrés ? la production fut‑elle alors massivement médiocre ? faut‑il penser que la modernité n’a autorisé les sujets scientifiques à ses poètes que lorsque le genre, en déclin quantitatif après 1870, n’a plus semblé susceptible de présenter une menace ? est‑ce plutôt lié aux stratégies éditoriales des auteurs de cette période, qui n’ont plus traité de sciences en vers avant d’être déjà établis ?
Figure 2 : Reprise de la figure précédente avec indication des œuvres aux auteurs encore connus et (en rouge) des principaux hommages officiels qui leur ont été rendus (funérailles grandioses de Delille et prix Nobel de Sully Prudhomme).
15L’examen des disciplines traitées met au jour d’autres scansions notables : par exemple, les sciences de la vie dominent pendant la première décennie étudiée, alors que dans les années 1840, les arts de l’ingénieur se taillent la part du lion, un constat qui reflète le développement de techniques comme le train, la vapeur ou le télégraphe et qui ainsi confirme l’aptitude du genre à suivre étroitement l’actualité savante. On peut de même analyser l’évolution de l’âge qu’ont les poètes au moment de la publication de ces œuvres, pour examiner, par exemple, les corrélations possibles entre le vieillissement d’un genre et celui de ses producteurs, etc. C’est là une enquête qui fera partie d’un ouvrage plus universitaire, que Muriel Louâpre et moi espérons publier d’ici peu.
Humanités digitales & retour à l’œuvre comme monument
16J’aimerais terminer cette ouverture à l’impact des humanités digitales en abordant un dernier programme collectif, également encore en cours et cette fois financé par le Fonds national suisse pour la recherche. Mené à l’université de Bâle, en collaboration avec l’université de Neuchâtel, ce projet est exclusivement consacré à Jacques Delille (1738‑1813), dont j’ai plusieurs fois mentionné le nom. Intitulé Reconstruire Delille, il vise à proposer la première édition scientifique de ses poésies, à en étudier les enjeux esthétiques et enfin, à examiner l’évolution de sa réception, de ses premiers textes à la fin xixe siècle10. Ce dernier volet prolonge en partie l’enquête précédente, car à bien des égards, le nom même de Delille est devenu pour la poésie scientifique, au fil du xixe siècle, un nom de genre alternatif et dépréciatif. Après avoir été rangé de son vivant parmi les plus grands poètes français, voire européens, Delille, qui traita notamment des sciences dans L’Homme des champs (1800) et dans Les Trois Règnes de la nature (1808), fit l’objet d’une remarquable disqualification posthume et tous les auteurs postérieurs qui s’aventurèrent à parler de science en vers, qu’il s’agisse de Bouilhet, Sully Prudhomme, Hugo ou encore Leconte de Lisle (accusé à l’occasion de n’être qu’un Leconte‑Delille), se virent opposer le risque de redonner vie à ce dangereux spectre. Bref, Delille est un exemple particulièrement saisissant d’auteur illustre ayant par la suite fait « mauvais genre » : un peu à la manière de la poésie scientifique en son entier, son impact sur la production poétique mérite dès lors d’être exploré sur une période qui a l’avantage de combiner un mouvement de vogue et une phase de défaveur extrêmes.
17Or les moyens d’investigation offerts par les humanités digitales permettent, ici encore, de tester des méthodes inédites pour étudier de tels phénomènes et mettre à l’épreuve le geste de la ponction, sous un angle encore différent. L’un des chantiers ouverts dans ce projet consiste en effet à dresser un « inventaire Delille », qui recense et mette en relation l’ensemble des faits de réception associés au poète, qu’il s’agisse de citations, de pastiches et d’allusions textuelles, ou de créations picturales, de lectures orales, d’inscriptions de ses vers sur des monuments et dans des jardins, voire d’objets comme un gâteau dit « à la Delille ». Un outil élaboré par le Digital Humanities Lab de Bâle, SALSAH, System for Annotation and Linkage of Sources in Arts and Humanities11, permet d’insérer ces items, ainsi que les acteurs concernés, dans un environnement visuel dont les éléments sont unis par des relations telles que « créé par », « cité dans », etc. À partir de ce travail, une base de données se construit en arrière‑plan, qui intègre les informations biographiques, bibliographiques, géographiques, etc. relatives à chaque item, mais aussi ces liens dits sémantiques. Il devrait être possible de créer à terme, non seulement une sorte de carte d’ensemble de tous ces éléments (carte que sa complexité rendrait illisible, voir fig. 3), mais également des visualisations fixes ou animées, comparant, par exemple, l’évolution des échos rencontrés par l’œuvre dans des champs comme la poésie, les manuels, la vulgarisation ou l’espace public, ainsi que les processus de formation de certains lieux communs (vers passant proverbes ou anecdotes) et les dynamiques « virales » de reprise de ces topoï.
Figure 3. Détail de l’environnement de travail de l’« inventaire Delille », autour de l’item « Flaubert ». © Projet FNS Reconstruire Delille / outil SALSAH du Digital Humanities Lab de Bâle.
18Un second chantier, plus modeste mais permettant une analyse plus fine de l’impact d’un texte, porte sur une des sections de L’Homme des champs, constituée de 600 vers dont les reprises au sein des textes accessibles sur internet sont répertoriées et étudiées par une équipe impliquant des étudiants, au sein d’une édition en ligne que nous qualifions d’« édition inversée », puisqu’elle constitue un système de liens et d’annotation du texte principal qui n’éclaire pas ses sources, mais seulement les échos qu’il a suscités (fig. 4). De nouveau, les résultats, reversés dans la base générale, pourront faire l’objet de visualisations synthétiques.
Figure 4. Page permettant, après sélection d’un vers, d’accéder à la liste des œuvres qui lui font écho et de se diriger vers chacune des fiches étudiant ces points d’impacts (H. Marchal et Timothée Léchot (dir.), L'Homme des champs : éditer une réception littéraire, projet FNS Reconstuire Delille, 2015‑2018 / Universität Basel.)
19Ces deux enquêtes sont développées sur des plateformes encore réservées à l’équipe, mais qui ont vocation à être rendues publiques, pour être exploitables par d’autres chercheurs et aussi, du moins l’espérons‑nous, pour solliciter la participation des internautes à ces inventaires – ce qui réintroduit à travers le crowd‑sourcing la question des publics visés.
20À nouveau, la démarche équivaut évidemment à une ponction : elle consiste à tenter de matérialiser ce qu’il advient lorsque cent trente ans environ d’histoire culturelle sont réduits aux éléments liés à un seul auteur, voire à un texte singulier. C’est là détruire beaucoup. D’un point de vue théorique, toutefois, l’œuvre de Delille étant traitée comme le moteur à l’origine des textes, images et autres créations sélectionnées, le réseau mis au jour doit permettre de reconstituer et d’étudier dynamiquement ce que l’on pourrait nommer « l’œuvre d’une œuvre », ensemble non moins complexe et pluri‑auctorial qu’un genre et dont l’étude pourrait s’avérer aussi stimulante pour l’histoire littéraire « appareillée » à venir12.