Écrire le Baroque, écrire baroque
1La réhabilitation du Baroque dans les Arts et les Lettres serait-elle à ce point définitive et institutionnalisée qu'elle interdise de formuler de nouvelles hypothèses sur son système esthétique et métaphysique ou de proposer de nouvelles analyses de ses formes privilégiées et de ses œuvres ? À lire l'ouvrage de Benito Pelegrin, il semble que la notion de Baroque, sa définition, ses bornes historiques, et jusqu'au vieux débat sur l'exception française ne puissent plus constituer d'objet de recherches ou de critiques, tant elles apparaissent comme des données évidentes, dont l'existence n'est plus remise en cause. Il ne resterait plus alors qu'à récrire le Baroque, et pourquoi pas, à écrire baroque. D'où le titre de l'ouvrage, Figurations de l'infini, et non "figures", comme se plait à le souligner Benito Pelegrin dans son introduction : il s'agit de délivrer une écriture essentiellement métaphorique, et non de décrypter formes ou tropes. S'infiltrer au coeur d'une poétique et d'un ethos baroque, explorer de l'intérieur la naissance d'une vision du monde, telle est la démarche empathique choisie par l'auteur, souvent menée avec grâce, mais non décrire ou construire une théorie explicative, ce qui mettrait par définition l'objet à distance. Le discours critique devient récit, et style, métaphore, volutes de phrases qui miment, sans le dire, une esthétique de la profusion qui tend vers l'infini.
2L'ouvrage, poétique plus que critique, se veut une illustration vivante et un voyage dans l'imaginaire et les images d'un Baroque défini moins comme un courant artistique (encore moins une notion littéraire, avec la définition stylistique, historique, et de poétique qu'elle supposerait) que comme une période historique donnée, dont il détaille les avancées scientifiques, la rage de découvertes et les questions eschatologiques nouvelles, conviant à l'appui toutes les manifestations de cette période, de Mlle de Scudéry (baroque ?) à Graciàn, de Descartes aux missionnaires jésuites. Le sous-titre spécifie d'ailleurs bien qu'il s'agit non "du" Baroque, mais de "l'âge baroque" : seules les bornes chronologiques, posées une fois pour toutes de la fin du XVIème siècle à la deuxième moitié du XVIIIème, délimitent l'objet d'étude.
3Dans ce cadre, ce livre prolifique se propose de prendre le Baroque en amont de la création artistique, dans ces moments historiques où se forgent un imaginaire au gré du bouleversement des horizons scientifiques, géographiques et philosophiques qui façonnent ensuite mentalités, consciences, et — c'est l'hypothèse implicite — formes esthétiques. Rares sont les analyses des oeuvres baroques elles-mêmes, si ce n'est de tableaux (mais on espère que Vermeer est davantage convoqué à titre de document historique que d'artiste baroque). Les rares citations (outre les curieuses auto-citations des propres vers de l'auteur en exergue de ses différents chapitres) sont davantage des illustrations ou des métaphores à l'appui des conceptions démontrées que des textes sources qu'il s'agirait d'éclairer et d'analyser.
4Le parcours de cet atelier du poète embrasse tout d'abord l'extension illimitée des espaces d'exploration et de découvertes à travers "Les Routes du Monde", puis affronte "Les Chemins du Ciel" avant de conclure par une synthèse elle-même d'esprit baroque sur la position de ce mouvement "entre Ciel et Terre". Des analyses historiques très suggestives documentent l'usage nouveau de la cartographie, de la dissection, du calcul infinitésimal ou même les nouvelles formes de ballets comme des manifestations ou des facteurs d'émergence de cet état d'esprit entre Ciel et Terre dont on ne sait s'il est spécifiquement baroque ou bien l'esprit de son époque — avec toutes les variantes et les évolutions que supposent deux siècles d'histoire humaine. C'est d'ailleurs dans cette imprécision fondamentale sur l'objet même de l'étude en son extension qui amène Pelegrin à englober pratiquement toutes sortes d'oeuvres et d'événements, y compris, au détour d'une phrase, l'esprit de maîtrise du classicisme. Cette entreprise titanesque qui tente de saisir l'infinité de formes, découvertes, et questionnements nouveaux compris dans un espace temporel défini, semble reconduire à l'échelle du projet global de l'ouvrage l'approche mimétique exemplifiée au niveau du style, puisque la thèse de Pelegrin fait du Baroque, (l'homme baroque ? L'âge baroque ?) une tentative d'approcher l'infini.
5Significativement, il n'y a pas de bibliographie dans cet ouvrage, qui est en quelque sorte un texte source, baroque, plus qu'un texte critique.